Vailhé, LETTRES, vol.1, p.690

1 oct 1834 Rome, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-690
  • 0+212|CCXII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.690
Informations détaillées
  • 1 ADOLESCENTS
    1 AMITIE
    1 AMOUR DIVIN
    1 ARMEE
    1 CHARITE ENVERS LE PROCHAIN
    1 CLERGE
    1 COLERE
    1 CONVERSATIONS
    1 CORRUPTION
    1 DESOBEISSANCE
    1 DIEU
    1 ECRITURE SAINTE
    1 ESPERANCE
    1 FOI
    1 FRANCHISE
    1 GOUVERNEMENT
    1 HAINE
    1 IGNORANCE
    1 IMAGINATION
    1 INDIFFERENCE
    1 JOIE
    1 LOISIRS
    1 MAL MORAL
    1 MALADES
    1 MEDECIN
    1 PEUPLES DU MONDE
    1 POUVOIR
    1 PROVIDENCE
    1 PURIFICATION
    1 REFORME DU COEUR
    1 REPUBLICAINS
    1 REVOLUTION
    1 RIRE
    1 SACERDOCE
    1 SANTE
    1 SENSIBILITE
    1 SOUFFRANCE
    1 SUPERIEURS ECCLESIASTIQUES
    1 TRANSPORTS
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    1 TRISTESSE PSYCHOLOGIQUE
    1 UNIVERSITES CATHOLIQUES
    1 VERITE
    1 VERTU DE FORCE
    1 VOYAGES
    2 CESAR-AUGUSTE
    2 CHAFFOY, CLAUDE-FRANCOIS DE
    2 JEREMIE
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 MAISTRE, JOSEPH DE
    2 TACITE
    3 ANCONE
    3 AUTRICHE
    3 BOLOGNE
    3 FAENZA
    3 FLORENCE
    3 FRANCE
    3 GAULES
    3 ITALIE
    3 LORETTE
    3 MARCHES
    3 RAVENNE
    3 RIMINI
    3 ROME
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 1er octobre 1834.
  • 1 oct 1834
  • Rome,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Ferme des Mathurins, n° 22.
    Paris. France.
La lettre

Votre lettre, mon bon ami, était ici depuis plusieurs jours, mais je ne l’ai reçue qu’hier, à mon retour d’une excursion que j’ai faite jusqu’à Bologne, en passant par Lorette, Ancône, Rimini, Ravenne, et Faënza, et en revenant par Florence. Je ne sais pourquoi j’ai l’espoir de revoir ces deux dernières villes avec vous. Arrangez donc un voyage en Italie. Je suis, sous certains rapports, ravi de ce que j’ai vu, mais, pour bien des choses, j’ai bien souffert. Les Marches sont gangrenées; on y sent la révolution à plein nez; le poids du joug autrichien augmente l’exaspération qui se porte, il faut le dire, aux murmures les plus absurdes, en même temps qu’elle a un certain fonds de raison. La vue de la cocarde tricolore sur les shakos des soldats français à Ancône produit le plus triste effet. Les vexations minutieuses du gouvernement, son impuissance à donner une direction aux esprits -ce qui suffirait peut-être pour arrêter de grands malheurs,- sa volonté ferme de rester dans une complète inertie, et puis, une disposition universelle à trouver détestable toute démarche de l’autorité, quelle qu’elle soit, tout cela laisse prévoir le plus triste avenir pour ce beau pays.

Je vous remercie mille fois de la tristesse que vous inspire la mienne, et de tout ce que vous me dites pour relever mon courage. Je suis triste, cala est vrai, mais découragé, non. Je vois du mal, et beaucoup de mal; j’en vois tant que je ne puis m’empêcher d’attendre de grandes catastrophes, mais je vois, à travers une immense corruption, des germes de vie forts et vigoureux qui surmonteront, je l’espère, tous les obstacles et se développeront plus tard. Comment voulez-vous être gai et joyeux, quand l’on voit, par exemple, la situation actuelle du clergé, c’est-à-dire la position la plus fausse et la plus scabreuse qu’on puisse imaginer? Vous, mon ami, vous avez moins de sujets que moi de vous affliger; vous n’êtes pas membre de ce clergé qui pourrait faire tant de bien. Vous ne serez pas prêtre un jour. Je ne suis point désenchanté, ou si je le suis sur certains points, ç’a été pour mon avantage. J’ai beaucoup souffert, à la vérité, mais j’ai trouvé Dieu où j’ai vu l’homme faiblir.

Ce que vous me dites ensuite est parfait et parfaitement exprimé. Si j’avais été près de vous quand vous l’avez écrit, je vous aurais embrassé. Vous voyez quelquefois les choses avec une justesse admirable. Savez-vous que c’est chose fort difficile que de séparer exactement la réalité de l’imagination? C’est ce que je m’efforce de faire chaque jour; je ne dis pas que j’y réussisse. Oui, mon cher, on donne souvent aux gens les qualités dont on les loue, et je n’ai pu m’empêcher de rire, en voyant votre observation qui se trouve consignée et confirmée par une très jolie histoire dans les Contes de Maman Gâteau.

Le voyage que je viens de faire, sans me rendre une santé de fer, m’a cependant fait un certain bien physique. Ma tête est libre et je serai content si je conserve la facilité de travail dans laquelle je suis en ce moment. Si je n’ai pas beaucoup écrit, j’ai assez fortement réfléchi pendant ces longues journées de voiturin, où l’on n’a rien de mieux à faire. J’ai relu en partie Tacite. Connaissez-vous cet homme d’un bout à l’autre?

Je ne sais pourquoi je relis à chaque instant votre lettre. Les soldats de Rome n’ont pas toujours été à Rome, dites-vous. Voilà une pensée d’une vérité éblouissante, comme aurait dit M. de Maistre; elle explique une foule de choses. Non. Les légions combattent dans les Gaules. Mais qu’est devenu César? La papauté n’est pas forte par la foi romaine, ajoutez-vous, mais par la foi des autres peuples. Mon ami, pourriez-vous me dire. de quel peuple vous voulez parler? J’ai voyagé de Florence ici avec deux républicains français. Pensez-vous qu’ils se trompassent, lorsqu’ils me disaient: « La seule arme avec laquelle on attaque aujourd’hui la religion, c’est l’indifférence? -Et l’ignorance », ajoutai-je. L’indifférence et l’ignorance supposent l’absence totale de la foi, et vous savez quelle étendue ont ces deux plaies de l’humanité.

L’abbé de la Mennais m’écrit, en me parlant de l’état de la France: « On ne pense pas plus à Rome que si elle n’existait point. Ni ressentiment, ni colère, ni mépris même, car le mépris serait encore quelque chose, mais la plus absolue, la plus froide indifférence. »(2) Otez de cette phrase ce que le sentiment particulier de l’homme a pu y mettre d’exagéré, elle est affreusement vraie. Ne me croyez pas tellement découragé que je n’aie plus aucune espérance. Seulement, je dis avec le prophète: Nonne resina non est in Galaad? aut medicus non est ibi? Quare ergo non est obducta cicatrix filiae populi mei?(3) Un sentiment qui se développe en moi est aussi l’amour des hommes. Je ne puis voir un incrédule ou un homme corrompu, sans m’attacher à lui, comme un médecin à son ami malade. Je ne suis pas encore médecin, je le sais; et cependant, j’ai fait plusieurs essais. Quelquefois, j’ai réussi. Ne croyez pas, non plus, mon cher ami, que j’ignore la force de l’espérance. Mais plus la mienne est forte, plus elle est obligée de reculer le terme de ses voeux.

L’humanité pèche aujourd’hui par deux points capitaux, elle n’aime plus, elle ne sait plus. Il faut l’instruire, mais auparavant il faut lui rendre un coeur de chair, comme dit l’Ecriture, à la place de celui qui se pétrifie chaque jour dans son sein. Or, sur ce point, mes idées se troublent, mes projets, mes plans s’arrêtent. Le coeur c’est le foyer, le centre de la chaleur et de la vie. Dieu seul peut donner l’une et l’autre à ceux qui ne l’ont plus. C’est pourquoi je suis convaincu qu’il faut de grands maux pour décider les intelligences à revenir se reposer dans la vérité. Les mouvements politiques, en ce moment, absorbent les pensées de tous. Il faut que Dieu frappe si fort de ce côté que l’on se réfugie dans un lieu de repos. Mon Dieu! Voilà [que] je trace à la Providence la route qu’elle doit tenir; mais je ne sais vraiment ce que je dis en parlant ainsi;

Je vous prie de me dire votre pensée sur les jeunes gens du jour, ce que vous en attendez, ce qu’ils pensent, à votre avis, si vous les croyez sincères. Ce sont des questions importantes pour moi. Que pensez-vous du clergé parisien? Mon avenir dépend de mon évêque. Je voudrais bien pouvoir être prêtre à la Trinité. Je retournerais en France, j’étudierais quelques années encore, ensuite j’irais travailler selon la volonté de mes supérieurs. J’ai depuis longtemps dans la tête l’idée d’une université catholique, qui aurait des chances de succès par la manière dont je m’y prendrais.

Je finis par le commencement de votre lettre. Celle à laquelle vous répondez paraît vous avoir fait de la peine, à cause de ce que je vous y dis. J’ai pu vous parler trop vivement, mais vous ne devez pas m’en vouloir pour cela. Vous devez m’en aimer davantage, au contraire. Ce n’est pas un crime, si mon amitié pour vous me fait exprimer avec trop de vivacité sur tout ce qui vous regarde. Je vous remercie de votre exactitude à me répondre, et je serais heureux que vous persévériez.

Adieu, mon ami. Quand vous reverrai-je? Pourquoi ne venez-vous pas me voir? Quand viendrez-vous me dire de n’être pas triste? Venez voir ici de belles ruines, avant qu’elles ne s’écroulent entièrement. Elles sont belles encore dans leur décrépitude. Venez. Nous causerons de tant de choses que je suis sûr que nous nous ferons beaucoup de bien l’un à l’autre. Décidément, ne faites-vous rien? N’aimez-vous pas assez Dieu pour lui consacrer un peu du temps que vous dépensez? J’ai beau faire, je suis triste, mais je ne me plains pas. Je tâche de purifier mes idées le plus possible et je m’abandonne entre les mains de Dieu. Priez, vous aussi, pour moi et aimez-moi bien. La pensée que j’ai un ami comme vous me console et me fortifie plus que vous ne sauriez le croire.

Adieu, adieu! Soyez heureux et bon.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents* t. Ier, p. 618.2. Lettre du 10 août.3. *Jér*. VIII, 22.