Vailhé, LETTRES, vol.1, p.706

10 oct 1834 Monte Porzio, RODIER_CLEMENT
Informations générales
  • V1-706
  • 0+215|CCXV
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.706
Informations détaillées
  • 1 ANGLAIS
    1 CHAMPS
    1 CONVERSATIONS
    1 ENSEIGNEMENT DE LA LITTERATURE
    1 FATIGUE
    1 GUERRE
    1 IMAGINATION
    1 LANGUE
    1 LOISIRS
    1 MALADIES
    1 MATIERES DE L'ENSEIGNEMENT ECCLESIASTIQUE
    1 MEMOIRE
    1 ORDRES SACRES
    1 PERES DE L'EGLISE
    1 REPOS
    1 RETRAITES PASTORALES
    1 SENS
    1 SOLITUDE
    1 SOUVENIRS
    1 THEOLOGIENS
    1 THOMAS D'AQUIN
    1 TOMBEAU
    2 ALZON, AUGUSTINE D'
    2 ALZON, MADAME HENRI D'
    2 AURIOL, D'
    2 CICERON
    2 CINCINNATUS
    2 CLAUDE, EMPEREUR
    2 ENEE
    2 FOURNIER, MARIE-NICOLAS
    2 LACTANCE
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 MAC CARTHY, CHARLES
    2 NERON
    2 NODIER, CHARLES
    2 PIERRE, SAINT
    2 REGULUS
    2 RODIER, MADAME JEAN-ANTOINE
    2 VIRGILE
    3 ALBANO
    3 APENNINS
    3 FRANCE
    3 FRASCATI
    3 GROTTAFERRATA
    3 ITALIE
    3 LAVAGNAC
    3 MONT SACRE
    3 MONT SORACTE
    3 MONTE PORZIO
    3 MONTPELLIER
    3 MONTS SABINS
    3 REGILLE, LAC
    3 ROME
    3 SABINE, MONTAGNE
    3 TIBUR
    3 TIVOLI
    3 TUSCULUM
  • A SON COUSIN CLEMENT RODIER.
  • RODIER_CLEMENT
  • le 10 octobre 1834.
  • 10 oct 1834
  • Monte Porzio,
La lettre

Je ne sais, mon cher Clément, pourquoi je ne puis jouir d’une de ces vues admirables, comme on en admire tant en Italie, sans te supposer auprès de moi pour partager mon enthousiasme et mon admiration. Tu penses donc que, depuis trois jours que je suis à Monte-Porzio, ton souvenir s’est bien souvent présenté à ma mémoire.

Monte-Porzio est une des collines qui terminent les vastes plaines de la campagne de Rome, du côté du Sud-Est. Appuyée contre la montagne sur laquelle exista Tusculum, elle a, à gauche, la moderne Frascati, à droite, Tivoli ou Tibur, comme il te plaira. Dans un horizon terminé par Tibur d’un côté et par Tusculum de l’autre, dans le fond par la mer, les Apennins, le mont Soracte, sentinelle avancée des montagnes de la Sabine, il faut placer l’immense plaine de Rome et, au milieu de cette plaine, la Ville Eternelle couchée dans ces campagnes arides et muettes. Ce tableau est admirable, surtout si tu peuples chaque inégalité de terrain de quelque souvenir grandiose. D’abord, c’est dans cette plaine que se sont passées toutes les aventures d’Enée, racontées dans les six derniers livres du poème de Virgile. Puis, ce sont des traditions plus historiques. C’est le lac Régille, toujours immobile depuis les guerres des anciens Romains; ce sont le mont Sacré, le tombeau de Néron, le champ que laboura Cincinnatus, la campagne de Régulus, les arcs de Claude, et puis mille et mille débris de villas, d’arcs de triomphe, de bains, de columbaria qui servent, avec les rares et magnifiques pins, à faire juger de l’immensité de ce théâtre abandonné de tant de victoires, de tant de plaisirs et de tant de douleurs.

Or, tout cela, mon cher ami, en t’écrivant je l’ai sous mes yeux. Ma fenêtre est ouverte et, de ma chaise, je vois Rome, s’envelopper peu à peu d’une vapeur de lumière à mesure que le soleil s’élève sur l’horizon. N’est-ce pas un coup d’oeil à faire envie? J’ai voulu te le faire partager et si je n’ai pas réussi c’est, comme dit Charles Nodier, que l’on peint mal les objets que l’on a sous les yeux. Les organes trop vivement frappés laissent peu de développement à l’imagination, la mémoire n’a pas eu le temps de jeter son vernis sur ces peintures encore humides: elles sont mates et ternes.

De Monte-Porzio, mon quartier général, je vais faire des excursions à Frascati, à l’ancienne demeure de Cicéron, à Grotta Ferrata, à Albano; je fais une ample provision de vues que je grave le mieux qu’il est possible dans ma tête. Si les courses, où il faut sans cesse monter et descendre, ne t’eussent pas trop fatigué, je regretterais bien vivement de ne pouvoir les faire avec toi. J’ai, il est vrai, pour me dédommager de ton absence, un jeune homme charmant, dont je crois t’avoir parlé. C’est un Anglais, Charles Mac-Carthy. Il a vingt-trois ans et il sait sept à huit langues vivantes, [est] très bon poète, très fort en philosophie, très versé dans l’histoire de l’art. Il a une mémoire prodigieuse, lit très vite et beaucoup, de telle façon qu’il a pour son âge une instruction inconcevable. Nous faisons de grandes courses ensemble, et juge tout ce que nous disons. L’eau ne t’en vient-elle pas à la bouche, mon petit bijou?

Peut-être seras-tu à Lavagnac, quand cette lettre arrivera à Montpellier. Si tu n’y es pas, je t’engage à y aller. M. d’Auriol m’a dit que tu étais parfois malade. Tu as besoin de distraction et de repos; tu trouveras l’un et l’autre à Lavagnac. Je te serais même, pour mon compte, obligé d’y aller. Je crains que ma mère et Augustine ne s’y trouvent un peu trop seules. Tu sais que tu as le talent de leur faire passer de bons moments. Augustine surtout a besoin de causer et de se divertir. Je crains [que] la solitude absolue, dans laquelle elle se trouve, ne lui fasse mal.

Je me propose cette année, si je n’en suis empêché par aucun obstacle, de prendre les ordres. Je me mettrai en route pour la France vers la fin du mois, de mai ou au commencement de juin. Je serai, j’espère, à Montpellier pour la Saint-Pierre au plus tard.

Pendant le temps qui s’écoulera d’ici là, je me propose surtout d’étudier la théologie proprement dite. Je trouve que cette étude est importante, mais que, dans le temps où nous vivons, la science de la religion s’étend à tant de branches qu’il faut nécessairement étendre le cercle des études. Mais je t’ai souvent parlé de ces questions; il est inutile d’y revenir. Tu me ferais plaisir de m’apprendre comment on prend à Montpellier la condamnation des Paroles d’un Croyant. L’évêque, pendant la retraite pastorale, en a-t-il dit quelque chose? Comment entend-on le blâme jeté sur le système philosophique? Ici, la plupart des théologiens ne l’entendent que de quelques conséquences exagérées, le fond du système appartenant autant à saint Thomas, à Lactance et à beaucoup d’autres Pères qu’à M. de la M[ennais].

Mais de quoi vais-je te parler? Tu ne te fais pas une idée du plaisir que j’ai eu à laisser reposer ces questions, pendant le mois que j’ai passé à parcourir le Nord-Est de l’Italie. Je trouve même que rien ne fait plus de bien à la tête que de lui donner, pour quelque temps, vacance sur des questions qui l’agitent habituellement. Je m’en suis trouvé à merveille, pour mon compte. On juge, après ces sortes de trêve, les choses avec beaucoup plus de sang-froid, ce qui pour moi est un immense avantage.

Je m’occupe toujours d’anglais. Je ne le sais pourtant pas encore assez bien pour pouvoir le lire couramment, ni pour le comprendre lorsqu’on le parle. Je le regrette d’autant plus qu’à présent même j’aurais d’excellentes occasions pour m’y fortifier, et je n’en sais pas encore assez pour en pouvoir profiter. J’espère toutefois que, lorsque je te reverrai, nous pourrons faire quelque chose ensemble(1).

Je n’ai qu’une peur, c’est que tu ne puisses pas me lire; ce qui serait un grand malheur pour le pauvre sonnet. Si tu ne peux le déchiffrer, tu le referas. Les poètes se devinent.

Adieu, cher ami. Donne-moi des nouvelles de ma tante. Je t’embrasse sur les deux joues.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Suit un sonnet anglais de Mac-Carthy, avec le titre *Stella matutina, ora pro nobis*.