Vailhé, LETTRES, vol.1, p.738

18 nov 1834 Rome, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-738
  • 0+225|CCXXV
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.738
Informations détaillées
  • 1 ADOLESCENTS
    1 AMITIE
    1 CAREME
    1 CHARITE ENVERS LE PROCHAIN
    1 CLERGE
    1 DESESPOIR
    1 DIACONAT
    1 EFFORT
    1 EPIPHANIE
    1 EVEQUE
    1 EXAMENS ET DIPLOMES
    1 INTELLIGENCE
    1 JUSTICE
    1 LIBERTE
    1 LUTTE CONTRE SOI-MEME
    1 MALADES
    1 NOEL
    1 PASSIONS
    1 PEUPLES DU MONDE
    1 PURIFICATION
    1 QUATRE-TEMPS
    1 RENONCEMENT
    1 RETRAITE SPIRITUELLE
    1 RUSE
    1 SACERDOCE
    1 SALUT DES AMES
    1 SENS
    1 SOUFFRANCE
    1 SOUS-DIACONAT
    1 VIE DE PRIERE
    1 VOLONTE
    1 VOYAGES
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 GOURAUD, HENRI
    3 BOLOGNE
    3 FLORENCE
    3 FRANCE
    3 ITALIE
    3 MILAN
    3 NAPLES
    3 ROME
    3 VENISE
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 18 novembre 1834.
  • 18 nov 1834
  • Rome,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien d'Esgrigny,
    rue Ferme des Mathurins, n° 22.
    Paris.
La lettre

Enfin, je viens de prendre ma grande résolution. Quand vous recevrez cette lettre, je serai, mon cher ami, sur le point d’entrer en retraite, pour me préparer à recevoir le caractère sacerdotal, d’après le conseil des personnes auxquelles je m’en rapporte. Je me dispose à recevoir le sous-diaconat le 8 décembre, le diaconat le samedi des Quatre-Temps, et la prêtrise le lendemain. Je dirai ma première messe le jour de Noël.

Pourquoi ne vous aurais-je pas auprès de moi? Comme j’aurais besoin de vous pendant ces jours qui vont décider de toute ma vie! Priez pour moi, mon bon ami. J’ai un besoin immense de prières. Depuis plusieurs années le désir d’être prêtre me cache, j’en ai bien peur, tout ce que cet état a de pénible, de douloureux. Je m’attends à beaucoup de souffrances et je ne sais si j’ai bien jugé mes forces. Ce n’est pas que je ne me croie pas appelé, mais c’est que je ne me suis pas assez préparé. Enfin, je vais m’enfermer pour un mois dans une maison de retraite, après avoir bien examiné pendant un an ce qui, dans Rome, pouvait m’inspirer de la répugnance pour un sacerdoce que certains de ses membres avilissent malheureusement.

Je vais tâcher, pendant quelque temps, de trouver les moyens d’être un prêtre comme il en faut aujourd’hui. Je vais demander à Dieu cet amour ardent de sa gloire, cette charité pour les hommes, cette compassion sans réserve pour leurs misères, cette résolution de tout faire pour les guérir, cette abnégation absolue de moi-même qui fait le fond du caractère sacerdotal. La position du prêtre, telle du moins qu’il pourrait se la faire, me paraît aujourd’hui admirable, et, pour ne parler que de la France, je ne crois pas que dans l’histoire de notre chère patrie on puisse trouver une époque plus belle que celle où nous vivons pour le clergé, [si] l’on ne remonte aux temps où les évêques s’emparèrent de nos ancêtres pour les dégrossir et les former à la civilisation.

Le prêtre qui, s’élevant au-dessus des passions et des intrigues du jour, comprenant la nécessité du développement de la liberté, ne s’opposerait pas à l’action des peuples, mais la purifierait en jetant sans cesse dans les masses les grands principes d’ordre, de justice, de charité, me paraît semblable à ces intelligences bienfaisantes, chargées de présider au développement du monde extérieur, planant sur la création et versant sans cesse sur elle de nouveaux germes, de nouveaux principes d’existence. Considérée ainsi, la place du prêtre me paraît au-dessus de tout ce que l’on peut concevoir ici-bas. Mais à côté, que de peines, que de tourments secrets, que d’amertumes, à la vue du bien qui pourrait se faire et qui ne se fait pas! Et puis, je ne puis me défendre d’un certain désespoir en pensant à tous ces jeunes gens pleins de feu, de talent, d’avenir, qui ont voulu réformer le monde et qui ont succombé, qui ont voulu diriger cette grande masse vers Dieu et sont venus se briser contre un rocher inerte.

Mon grand malheur est de vouloir trop et trop peu. Je ne sais pas me fixer à la juste action dont je suis capable. J’ai encore bien des choses à faire sous ce rapport. Mon bon ami, vous penserez, j’espère, à moi pendant tous ces jours; votre amitié se réveillera, supposé qu’elle sommeille, pour m’aider de vos voeux et de vos conseils.

Oh! que j’aurais besoin de voir votre visage, de voir vos yeux, pour lire au fond ce que vous pensez de moi. Faites donc un effort, venez en Italie passer un hiver; nous reviendrons ensemble au printemps. Que pensez-vous de ce projet? Nous verrons une partie de l’Italie. Je n’ai vu encore ni Milan, ni Venise. Je veux revoir Florence et Bologne. Venez par Naples; vous y passerez le carnaval, vous m’arriverez avec le Carême. Enfin, arrangez-vous pour que je ne passe pas l’année sans vous voir.

Donnez-moi des nouvelles de Gouraud, de du Lac. Que fait-il? j’ai peur qu’il ne soit malade. Je ne lui écris pas, parce que je ne sais pas son adresse. Je dirai, si Dieu le permet, la messe pour lui le jour de l’Epiphanie, sa fête(2), pour vous le lendemain et pour Gouraud le surlendemain. Décidez donc Gouraud à m’écrire deux mots: je les lui demande avec instance. Je l’aime tant, je vous aime tant tous et je m’aperçois si bien de mon amitié pour vous, surtout lorsque quelque grande circonstance vient agiter mon coeur!

Adieu. J’ai un examen à préparer, et quoiqu’il ne soit pas difficile, il m’occupe assez. Encore une fois, aimez-moi et priez pour moi.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Reproduite en partie dans *Notes et Documents* t. Ier, p. 596 sq. Nous avons, en plus de notre texte, un brouillon non achevé de cette lettre qui est publié aussi en partie dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 594 sq. Avec des passages qui se rapprochent assez de ceux qui figurent dans le texte définitif, nous en lisons d'autres tout à fait nouveaux comme les suivants: "...Croyez, mon bon Luglien, que si je me détermine à entrer définitivement dans le sacerdoce, ce n'est qu'après avoir bien pesé tout ce qui pouvait m'en éloigner. Or, plus je réfléchis, plus je crois que je fais bien de me consacrer à Dieu. J'ai toujours présentes à l'esprit les paroles que vous m'avez adressées ou écrites, et cependant, quoiqu'elles me paraissent avoir beaucoup de vrai, je ne crois pas devoir modifier le moins du monde ma résolution. Quand il serait vrai que l'on peut faire plus de bien dans le monde que dans le sacerdoce, je dirais: "C'est fort bien, mais ce n'est pas ma faute, si l'on m'a donné l'ordre d'aller travailler avec le clergé. Ce n'est pas à moi à choisir mon poste, mais à Dieu qui les distribue. Or, je crois connaître le mien. Je ferai moins de bien qu'un autre pourrait faire dans une autre place; j'aurai fait tout celui dont je suis capable: *alius sic, alius autem sic*.
"En second lieu, je suis persuadé, il est vrai que certains simples catholiques peuvent faire et font, en effet, plus de bien que certains prêtres. Mais qu'en conclure? Qu'il faut, quand on est appelé au sacerdoce, ne pas abandonner son rang, mais travailler à relever les prêtres à la, place qu'ils doivent naturellement occuper, sous peine de bouleverser la hiérarchie établie par Jésus-Christ.
"Tout ce que je vous dis là m'est clair, évident comme la lumière du soleil. C'est ce qui fait que, quand même je serais dans l'illusion, il serait difficile de m'en faire sortir.Mais je suis bien persuadé, mon bon ami, que vous ne l'entreprendrez pas. Priez plutôt, pour que je ne branle jamais de la place qui me sera fixée..."1. Reproduite en partie dans *Notes et Documents* t. Ier, p. 596 sq. Nous avons, en plus de notre texte, un brouillon non achevé de cette lettre qui est publié aussi en partie dans *Notes et Documents*, t. Ier, p. 594 sq. Avec des passages qui se rapprochent assez de ceux qui figurent dans le texte définitif, nous en lisons d'autres tout à fait nouveaux comme les suivants: "...Croyez, mon bon Luglien, que si je me détermine à entrer définitivement dans le sacerdoce, ce n'est qu'après avoir bien pesé tout ce qui pouvait m'en éloigner. Or, plus je réfléchis, plus je crois que je fais bien de me consacrer à Dieu. J'ai toujours présentes à l'esprit les paroles que vous m'avez adressées ou écrites, et cependant, quoiqu'elles me paraissent avoir beaucoup de vrai, je ne crois pas devoir modifier le moins du monde ma résolution. Quand il serait vrai que l'on peut faire plus de bien dans le monde que dans le sacerdoce, je dirais: "C'est fort bien, mais ce n'est pas ma faute, si l'on m'a donné l'ordre d'aller travailler avec le clergé. Ce n'est pas à moi à choisir mon poste, mais à Dieu qui les distribue. Or, je crois connaître le mien. Je ferai moins de bien qu'un autre pourrait faire dans une autre place; j'aurai fait tout celui dont je suis capable: *alius sic, alius autem sic*.
"En second lieu, je suis persuadé, il est vrai que certains simples catholiques peuvent faire et font, en effet, plus de bien que certains prêtres. Mais qu'en conclure? Qu'il faut, quand on est appelé au sacerdoce, ne pas abandonner son rang, mais travailler à relever les prêtres à la, place qu'ils doivent naturellement occuper, sous peine de bouleverser la hiérarchie établie par Jésus-Christ.
"Tout ce que je vous dis là m'est clair, évident comme la lumière du soleil. C'est ce qui fait que, quand même je serais dans l'illusion, il serait difficile de m'en faire sortir.Mais je suis bien persuadé, mon bon ami, que vous ne l'entreprendrez pas. Priez plutôt, pour que je ne branle jamais de la place qui me sera fixée..."
2. Du Lac s'appelait Melchior; le lendemain du jour ou il écrivait ces mots, l'abbé d'Alzon devait recevoir une lettre de son ami, ce qui le détermina à lui répondre sur-le-champ.