Vailhé, LETTRES, vol.1, p.777

18 jan 1835 Rome, ESGRIGNY Luglien de Jouenne
Informations générales
  • V1-777
  • 0+237|CCXXXVII
  • Vailhé, LETTRES, vol.1, p.777
Informations détaillées
  • 1 ADOLESCENTS
    1 ALLEMANDS
    1 AMITIE
    1 AMOUR FRATERNEL
    1 ANGLAIS
    1 APATHIE SPIRITUELLE
    1 APOSTOLAT
    1 ASCESE
    1 AUTEL
    1 CATHOLICISME
    1 CHRISTIANISME
    1 CLERGE
    1 CORRUPTION
    1 CRAINTE
    1 DROIT CANON
    1 ENFER
    1 ENSEIGNEMENT DE LA LITTERATURE
    1 EPREUVES SPIRITUELLES
    1 FAIBLESSES
    1 FRANCHISE
    1 GLOIRE DE DIEU
    1 HISTOIRE DE L'EGLISE
    1 ITALIENS
    1 JUSTICE
    1 LANGUE
    1 MAL MORAL
    1 MISSIONNAIRES
    1 ORDINATIONS
    1 PARLEMENT
    1 PARTI
    1 PENSEE
    1 POLITIQUE
    1 PRESSE
    1 PROVIDENCE
    1 REPOS
    1 RETRAITE SPIRITUELLE
    1 REVOLUTION
    1 REVOLUTION ADVERSAIRE
    1 SACERDOCE
    1 SALUT DES AMES
    1 SANG DE JESUS-CHRIST
    1 SANTE
    1 SEMINAIRES
    1 SOCIETE
    1 THEOLOGIENS
    1 TRAVAIL DE L'ETUDE
    1 UNION DES COEURS
    1 VERITE
    1 VERTUS SACERDOTALES
    1 VICES
    2 MICARA, LODOVICO
    3 FRANCE
    3 ITALIE
    3 PARIS
    3 ROME
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 18 janvier 1835.
  • 18 jan 1835
  • Rome,
  • Monsieur
    Monsieur Luglien de Jouenne d'Esgrigny,
    rue Ferme des Mathurins, n° 22.
    Paris
La lettre

Oui, mon cher ami, je suis prêtre. Il y a aujourd’hui vingt[-quatre] jours que j’ai été ordonné, et cependant je me demande à chaque moment: « Est-il bien vrai que je sois prêtre? » J’ai passé un mois en retraite, mois pénible sous bien des rapports. Mais ne vous ai-je pas écrit tout cela? Tout ce qu’il me reste donc à vous dire, c’est que je ne puis croire que jamais le sacerdoce puisse me faire moins aimer mes amis. On ne peut comprendre quelles racines profondes l’amitié jette dans le coeur de celui qui l’arrose tous les matins du sang de Jésus-Christ.

Je ne suis pas entré dans le sacerdoce sans craindre moi-même ces traverses, ces ennuis dont vous me parlez et qui vous font une si grande peur. Mais je n’ai pu comprendre que la vie de l’homme s’écoulât sans ennuis ni traverses, et j’ai compté sur la Providence pour m’aider à les supporter.

Je ne me suis pas fait illusion sur la triste réalité; je me suis contenté d’y chercher un remède. Oui, je compte sur beaucoup de vexations, de douleurs, sur ce martyre de l’âme, qui, comme me le disait le bon cardinal Micara, est bien autrement cruel que le martyre du corps. Je compte sur tout cela; mais je compte aussi sur la vertu du sacerdoce. Voilà toute ma pensée. Elle est bien simple, bien vulgaire. J’y trouve cependant un charme indéfinissable. Se voir proposer une pesante croix, l’accepter par amour et compter, à défaut de sa faiblesse, sur la main de Dieu.

Ne croyez pas qu’au milieu de tant de sujets d’amertume, j’aie fait comme certains jeunes Anglais, très remarquables d’ailleurs, qui, effrayés du mal qui les environnait, se sont précipités dans leur clergé comme dans une arche de salut, d’où ils espéraient voir tranquillement le déluge révolutionnaire submerger leur patrie. Non, je me suis fait prêtre, il me le semble du moins, pour les autres autant que pour moi. C’est le désir de glorifier Dieu, en lui amenant le plus d’enfants égarés qu’il me serait possible; c’est le désir de verser un peu de baume sur les plaies de cette pauvre humanité, qui m’a poussé vers l’autel où j’ai pensé trouver son remède. Mais je ne suis monté à l’autel qu’à la condition d’en descendre pour me mêler à la société et avoir sur elle le peu d’influence dont je suis capable. Mais cette mission que je crois être la mienne, à tort ou à raison, cette mission ne s’accomplit pas sans qu’il en coûte de de grands désappointements, de grandes tristesses, à la vue de l’ingratitude des hommes.

Plus d’une fois, j’en suis sûr, l’envie me prendra de me retirer, de me reposer et de laisser un travail dans lequel j’aurai si peu avancé. J’espère que, dans ces instants de découragement si terribles et pourtant inévitables, la main de Dieu sera là et ne permettra pas que je déserte le champ de bataille.

Je vous ai dit ma pensée avec une franchise trop grande peut-être, si je pouvais être trop franc avec vous. Vous connaissez maintenant le fond de mon âme. Ce que vous n’y approuvez pas, j’exige que vous me le disiez.

Je travaille passablement. Heureusement que ma santé se fortifie et me permet d’en prendre un peu à mon aise avec elle! Je lis assez passablement l’anglais, quoique je ne le parle pas; je bredouille un peu d’allemand, j’étudie l’histoire ecclésiastique, je fais un cours de droit canon. En voilà bien assez, n’est-ce pas? Puis, je lis les journaux, occupation qui a bien son mérite. Je tâche de me tenir au courant de la littérature moderne.

Ma tête fait bien des projets, bien des plans. Plusieurs personnes me pressent de me livrer au genre des missions; d’autres voudraient que j’entrasse dans un Séminaire, d’autres que je fisse des conférences ecclésiastiques. Je pense retourner en France au mois de juin. Si, comme c’est mon projet, je reviens encore ici passer quelque temps, vous pouvez être sûr qu’avant de quitter une seconde fois la France, j’irai vous embrasser à Paris. Je suis toutefois fort incertain de mon avenir, que je mets entre les mains de la Providence. Des changements qui ont pu s’opérer en moi, il me serait difficile de vous rendre compte. Je suis encore bien enfant sur une foule de points, sur d’autres j’avance. J’avoue que je ne comprends pas très bien ce que vous me dites sur les jugements des âmes qui ne jugent pas.

La réaction antireligieuse, dont vous me parlez, ne m’étonnerait pas, mais ne m’effraierait pas non plus. Quelque cause qu’elle ait, on ne saurait nier que le flot qui semblait pousser la jeune génération vers le catholicisme a été brisé contre un écueil; il doit nécessairement se replier sur lui-même. Patience! Il faut combattre. A quoi bon forger des armes, si la paix allait s’établir? Le plus grand malheur pour l’Eglise est une tranquillité qui laisse croire à ses défenseurs qu’il n’y a plus rien à faire. Pour moi, une des plus fortes preuves de la vérité du christianisme, c’est l’accomplissement perpétuel de ces paroles du Christ: Les portes de l’enfer ne prévaudront pas(2). S’il n’y avait une lutte continuelle, l’enfer serait vaincu une fois pour toutes; mais ses défaites multipliées prouvent bien mieux l’infaillibilité des promesses.

Vous voulez savoir ce qu’ici on pense de Paris? Mais chacun pense à sa manière. Moi, je pense que les dernières discussions sur l’amnistie ont élevé la tribune parlementaire à une bien grande hauteur. Ensuite, chacun pense à sa façon, au moins ceux qui pensent, et le nombre, je vous assure, [en] est petit dans ces heureuses contrées. On a un mécontentement vague; mais de générosité, pas l’ombre. Les Italiens ont des vertus, toutes les vertus de la faiblesse; ils en ont aussi tous les vices, avec une surabondance merveilleuse. La haute société est en partie pourrie; les jeunes gens vivent dans une mollesse qui tue l’âme et le coeur. Pauvre Italie! Si quelqu’un veut lui faire entendre quelques accents dignes des hommes, on l’anathématise. Cependant, comme on se persuade qu’une révolution est impossible à Rome, on dort tranquille. Je vous écrirai plus tard sur ce qu’on m’aura répondu à la question que vous me faites. Je vous préviens seulement d’avance qu’il n’y a rien de décidé sur cette question et que les théologiens ne peuvent donner que des conjectures.

Je vous assure que j’ai pris mon parti avec la politique, ma conviction la plus intime étant que le christianisme doit se séparer des partis, quels qu’ils soient, pour les dominer tous et agir sur tous en répandant dans la société les germes si souvent étouffés de justice, d’ordre et de charité. Le christianisme est destiné à être la base de la société; mais pour cela il me semble que c’est en inspirant l’esprit d’unité de vie. Or, il ne peut le faire qu’en n’appartenant à aucune fraction du corps en particulier; il doit les embrasser toutes, les lier, les forcer de se pardonner. Sa tâche sera longue, mais elle sera belle et sauvera la France, si la France doit être sauvée.

Adieu, mon cher ami. Je vous embrasse avec une vive tendresse.

Emmanuel.
Notes et post-scriptum
1. Voir des extraits dans *Notes et Documents* t. Ier p. 377, 494 sq., 612 sq.2. *Matth*. XVI, 18.