Vailhé, LETTRES, vol.2, p.183

16 aug 1844 Nîmes, MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse

La pensée d’être religieux l’a longtemps préoccupé, bien qu’il n’ait jamais eu d’attrait pour un Ordre existant. -Les défauts qui l’empêchent d’être fondateur. -Les oeuvres qui, pour le moment, s’y opposent. -A fonder, il préférerait le Midi à Paris. -Raisons pour lesquelles il ne se sent pas attiré vers les Jésuites. -La base morale qu’il voudrait donner à sa Congrégation. – La pensée dogmatique de son Institut. -Jésuites et Franciscains. -Bautain veut fonder un Institut tel qu’elle le désire. -Quant à lui, Dieu lui demande d’attendre encore. -A l’avenir il sera un peu plus lui-même.

Informations générales
  • V2-183
  • 0+348|CCCXLVIII
  • Vailhé, LETTRES, vol.2, p.183
Informations détaillées
  • 1 ACTION DE DIEU DANS L'AME
    1 AMOUR-PROPRE
    1 APOSTOLAT DE LA CHARITE
    1 COLLEGE DE NIMES
    1 DEFAUTS
    1 ENNEMIS DE L'EGLISE
    1 ESPRIT DE L'ASSOMPTION
    1 FRANCHISE
    1 INCARNATION MYSTIQUE
    1 INSTITUTS RELIGIEUX
    1 MATERIALISME
    1 MISERICORDE
    1 PANTHEISME
    1 PERSEVERANCE
    1 REFUGE LE
    1 REGULARITE
    1 SOUCIS D'ARGENT
    1 UNIVERSITES D'ETAT
    1 VENERATION DES IMAGES SAINTES
    1 VERBE INCARNE
    1 VOCATION RELIGIEUSE DU PERE D'ALZON
    1 VOLONTE DE DIEU
    1 VOYAGES
    2 BAUTAIN, LOUIS
    2 BENOIT, SAINT
    2 DOMINIQUE, SAINT
    2 DUVERGER
    2 FRANCOIS D'ASSISE, SAINT
    2 IGNACE DE LOYOLA, SAINT
    3 MIDI
    3 NORD
    3 PARIS
  • A LA R. MERE MARIE-EUGENIE DE JESUS (1).
  • MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse
  • le 16 août 1844.
  • 16 aug 1844
  • Nîmes,
La lettre

Je veux être un peu égoïste aujourd’hui, ma chère enfant, et je commencerai par répondre à votre dernière lettre, celle où vous me parlez de mes projets futurs. Je ne puis vous dissimuler que la pensée d’être religieux m’a longtemps préoccupé, quoique je ne me sois jamais senti d’attrait pour aucun Ordre subsistant, et si, dans ce moment, je savais bien positivement que Dieu me veut quelque part, comme j’ai su qu’il m’a voulu prêtre, je n’hésiterais pas un seul moment. Mais je puis vous l’assurer, je ne vois aucune marque bien prononcée en moi, au moins dans l’état actuel de mon âme. Il faut donc attendre que Dieu agisse en le priant de faire de moi ce qu’il lui plaira et en m’efforçant de correspondre à ses vues, si jamais il en a où je sois pour quelque chose.

Voici ma manière de me juger. Il me semble que si j’ai quelques conditions pour faire ce que vous voudriez, il me manque bien des qualités: je ne suis pas assez persévérant; je me laisse quelquefois trop entraîner par la pensée d’un bien quelconque sans calculer, comme je le devrais, le genre de bien que je dois faire; je n’ai pas assez de régularité. Ceci est singulièrement déterminé par mon tempérament; mais il n’en est pas moins vrai que j’oppose bien des obstacles naturels à l’action surnaturelle. Depuis quelque temps, il me semble bien que je prends et plus de régularité et plus de persévérance; mais cela n’est pas encore, ce me semble, arrivé au point nécessaire pour l’imprimer aux autres.

Il faut ensuite tenir compte de certains faits matériels. Parmi les oeuvres dont je m’occupe, il en est trois que je ne puis abandonner avant de les avoir consolidées: le Refuge, les Carmélites et le collège ou pensionnat que j’ai établi. Le Refuge se soutiendra assez bien avant peu. Les Carmélites me paraissent, de leur côté, avoir besoin d’être épaulées pendant au moins deux ou trois ans. Le pensionnat me pèse bien plus. Reculer en ce moment serait terrible, à cause de la position du clergé vis-à-vis de l’Université, et je prévois que je vais me compromettre pour des sommes considérables. Quelquefois j’ai envie d’aller m’y loger, afin précisément d’observer les gens et les caractères que Dieu m’enverrait ou enverrait, car si je trouvais quelqu’un qui pût faire aller la chose, je lui céderais bien volontiers le pas.

Faire un voyage à Paris ne m’inquiéterait pas. Mais remarquez que Paris est, pour moi, bien moins essentiel que pour vous, et c’est pour cela que je commencerais avec moins de peine dans le Midi, sauf à nous transporter plus tard ailleurs. Le Midi cependant a été assez bon pour les Ordres. Saint François, saint Dominique, saint Benoît, saint Ignace et tant d’autres ont travaillé dans le Midi, et, quoique en ce moment le mouvement soit dans le Nord, peut-être la position de nos contrées aurait-elle un côté favorable. Mais ceci n’est qu’une question incidente, je reviens à la principale.

Quoique je n’aime pas beaucoup plus les Jésuites que vous, je ne les juge pas tout à fait comme vous. Ce qui fait que je ne me sens pas attiré vers eux, c’est: 1° leur caractère exclusif; « rien n’est beau, bon, parfait que la Compagnie, non est ex praedestinatis qui non est amicus Societatis« ; je dis que c’est affreux; 2° leurs cachotteries, -on dit qu’ils s’en corrigent; 3° leur manque de naturel, résultat de la manière dont on s’y prend pour les briser; 4° leur impossibilité de rien comprendre, au moins jusqu’à présent, à ce que j’appelle la liberté catholique, et qui est, à mon gré, l’arme extérieure la plus puissante dont l’Eglise doive se servir pour triompher.

La base morale que je voudrais donner à une Congrégation nouvelle serait: 1° l’acceptation de tout ce qui est catholique; 2° la franchise; 3° la liberté. Vous comprenez que je n’ai rien à dire de ce qui est nécessaire à un Ordre pour être Ordre; je n’indique que ce qui devrait distinguer une Congrégation moderne de celles qui subsistent déjà. Je reprends: je ne connais rien pour faire mourir l’esprit propre et l’amour-propre que l’acceptation de tout ce qui est bien hors de soi; je ne connais rien qui gagne les hommes de nos jours, comme la franchise, et je ne sache rien de plus fort pour lutter contre les ennemis actuels de l’Eglise comme la liberté.

Ces pensées peuvent être mieux et plus développées mais sont, je crois, faciles à être saisies. Quant à la pensée dogmatique, si je puis me servir de cette expression, elle se résume en ces quelques mots: aider Jésus à continuer son incarnation mystique dans l’Eglise et dans chacun des membres de l’Eglise. Car c’est en suivant cette donnée, je crois, que l’on peut poser la vérité catholique dans tout son avantage contre les erreurs panthéistiques et matérialistes du jour.

Je dois, ce me semble, vous faire remarquer que, dans vos reproches aux Jésuites, vous ne tenez peut-être pas assez compte de la portée des sujets qu’ils acceptent. La valeur des instruments pour appliquer les idées doit être tenue pour quelque chose. Le malheur est qu’ils n’aient pas plus de gens à moyens. D’autre part, lorsqu’on loue les Ordres anciens, on ne fait pas assez attention aux abus qu’ils ont entraînés après eux. Certainement, les Jésuites ne sont jamais tombés aussi bas que les Franciscains, parce qu’aussitôt après la mort de leur patriarche et même du vivant de celui-ci, que de maux internes leur Ordre(2) ne recélait-il pas?

Vous attaquez M. Bautain, que je n’ai pas la moindre envie de justifier. Mais pensez-vous que M. Bautain n’ait pas la pensée de faire quelque chose du genre que vous rêvez, sauf à lui à se placer à un autre point de vue? J’ai pour principe d’être très miséricordieux pour ces essais, même lorsqu’ils avortent. Dieu, qui permet la naissance de tant d’enfants mort-nés, veut pourtant que le genre humain subsiste.

En résumé, si Dieu veut que je tente quelque chose, il me semble qu’il me demande d’attendre encore un peu. Toutefois je prierai et je tâcherai d’écarter tos les obstacles que personnellement je pourrais apporter à son oeuvre. Sous ce rapport, j’accepte vos prières et le jour de la semaine que vous voudrez me donner.

Vous avez parfaitement raison d’avoir trouvé que je ne comprenais pas bien les choses. Je le sens comme vous, et voici comment je me suis laissé trop influencer par des opinions contraires, et j’ai consenti à n’être pas toujours moi. Il me semble qu’à cet égard un travail se fait en moi, et que je me dépouille un peu de mon entourage pour devenir ce que Dieu veut que je sois. Remarquez toutefois que, comme l’homme prend toujours les défauts d’une qualité, la raison de ma non compréhension vient de ma peur d’être exclusif.

J’entre tout à fait dans votre manière de voir par rapport à ce que vous appelez la passion et la philosophie des Ordres religieux. Ma passion à moi serait la manifestation de l’Homme-Dieu et la divinisation de l’humanité par Jésus-Christ, et ce serait aussi ma philosophie.

Adieu, ma fille. J’ai encore une foule de choses à vous dire, et, en ce moment, je ne puis. Ecrivez-moi. Votre lettre est parfaite et je vous en remercie. J’ai reçu le paquet de M. Duverger. Mille remerciements de votre image. J’attends l’agneau que vous m’annoncez. Ces choses-là me font un plaisir d’enfant. Adieu. Priez beaucoup.

Notes et post-scriptum
1. D'après une copie. Voir des extraits dans *Les origines de l'Assomption*, t. II, p. 248-250, et dans *Notes et Documents*, t. II, p. 563-566.1. D'après une copie. Voir des extraits dans *Les origines de l'Assomption*, t. II, p. 248-250, et dans *Notes et Documents*, t. II, p. 563-566.
2. L'Ordre des Franciscains