Vailhé, LETTRES, vol.3, p.10

11 jan 1846 Nîmes, MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse

Des maux de coeur. -On arrête une affection trop vive, non pas en luttant contre elle, mais en la dirigeant. -Etat extraordinaire d’une Carmélite. -Le bien que l’on fait en aimant doit être payé de quelque sacrifice. Rhume causé par la froideur de sa cellule. -Plaintes au sujet du régime.

Informations générales
  • V3-010
  • 0+448|CDXLVIII
  • Vailhé, LETTRES, vol.3, p.10
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 AMOUR DES ELEVES
    1 CELLULE
    1 CHARITE ENVERS DIEU
    1 MAITRE DES NOVICES ASSOMPTIONNISTE
    1 MAITRES
    1 MAITRESSE DES NOVICES
    1 MALADIES
    1 NUTRITION
    1 PARESSE
    1 REFORME DU COEUR
    1 REGIME ALIMENTAIRE
    1 RENONCEMENT
    1 SACRIFICE DE JESUS CHRIST
    1 SENSIBILITE
    2 BEILING, ADOLPHE
    2 CARBONNEL, ANTOINETTE
    2 CARBONNEL, ISAURE
    2 CARBONNEL, MARIE-VINCENT
    2 DECKER, FRANCOIS-JOSEPH
    2 GABRIEL, JEAN-LOUIS
    2 MONNIER, JULES
    2 O'NEILL, THERESE-EMMANUEL
    3 MIDI
  • A LA R. MERE MARIE-EUGENIE DE JESUS (1).
  • MILLERET Marie-Eugénie de Jésus Bhse
  • le 11 janvier 1846.
  • 11 jan 1846
  • Nîmes,
La lettre

Ma chère enfant,

J’ai reçu, hier soir, votre bonne et double lettre, celle du 22 décembre et celle du 6 janvier. Je voudrais bien pouvoir vous aider à faire disparaître ces vilains maux de coeur. Peut-être pourrai-je vous être utile. J’ai éprouvé quelque chose de ce que vous fait ressentir Soeur Thérèse-Emmanuel, lorsque j’ai vu M. Monnier diriger son action sur quelques élèves que j’affectionne plus particulièrement, et j’ai été, un moment, gêné de voir se placer sur mon passage et parallèlement à mon action quelqu’un que j’aime beaucoup pourtant. Un moment, j’ai été sur le point de l’arrêter; mais à la réflexion, j’ai cru qu’il valait mieux dominer et le maître et les élèves, en les dirigeant d’un peu plus haut. Il faut dire qu’un des grands éléments de Monnier, c’est l’affection qu’il inspire. J’en fais un moyen pour agir sur ces enfants, et quoique, dans certains moments, je sois un peu vexé, je n’en suis pas moins convaincu de l’empire que j’acquiers sur les uns et les autres, en les approuvant.

Dans mes rapports avec les maîtres, j’agis de la même manière; je les encourage dans le bien qu’ils peuvent se faire réciproquement, et je crois que rien n’est meilleur que cette disposition, jusqu’à ce que j’aie un maître des novices. Or, malheureusement, Dieu ne me l’envoie pas encore. Ce que M. Gabriel vous dit me paraît très bon, si on veut l’entendre dans le sens véritable. Faire converger tout vers la maîtresse des novices dans l’affection des filles est dangereux; mais il y a tant de moyens d’arrêter une affection trop vive, non en luttant contre elle, mais en la dirigeant. Je ne pense pas que vous ayez d’observations à faire à Soeur Thrérèse]-Em[manuel]. L’estime que vous lui témoignerez devant les novices vous les attirera même dans l’ordre de la confiance, et, quand elles seront religieuses, l’action isolée exercée sur chacune d’elles vous les captivera infailliblement. Je crois que vous vous êtes plus effrayée en ceci qu’il ne fallait, quoique je le comprenne à merveille par mon expérience.

J’ai interrompu ma lettre pour aller, à deux pas, faire l’examen d’une Carmélite, dont la vocation est très extraordinaire. Actuellement, elle est sourde, mais entend continuellement les bruits les plus extraordinaires qui correspondent à l’état de son âme: ce sont des éclats de rire, des rugissements, roulements de tambour, joints à des coups. Je ne tiens aucun compte de ces choses; mais je n’ai pas moins été un peu étonné, tandis que j’écrivais le procès de mon examen, de lui entendre dire qu’elle n’en pouvait plus de la manière dont on la pressurait et l’écrasait. Elle ne revenait pas, non plus, de ce que je n’entendais pas le bruit qu’on faisait sur ma tête. Comme c’est une fille d’un très grand bon sens naturel, et d’une étonnante disposition à la mortification intérieure et au dépouillement de toute satisfaction humaine, et qu’elle est très fidèle à la grâce, sa supérieure et moi n’avons pas cru devoir nous arrêter à sa surdité, qui, du reste, est tolérable, puisqu’on peut lui parler sans cornet.

Mais je reviens à vous, ma pauvre enfant. C’est une triste condition d’un coeur bien fait d’avoir à souffrir beaucoup. Pourquoi le vôtre est-il si bon? Le bien que Dieu vous permet de faire avec votre puissance d’aimer veut être payé par quelque sacrifice. Ne vous plaignez pas trop, parce que, si vous aviez été moins bien partagée, vous souffririez moins. Les choses que l’on fait coûtent toujours, depuis que la femme a été condamnée à enfanter dans la douleur et que Jésus-Christ a donné la vie aux hommes par sa mort. Apprenez donc, chère fille, à donner avec larmes et à devenir mère, même de Soeur Th[érèse]-Em[manuel], par vos angoisses, mais cependant le tout paisiblement et surnaturellement.

Puisque je suis sur cet article, j’y ajouterai une remarque personnelle. Savez-vous que le calme et je ne sais quel sentiment impossible à définir, que me donne votre amitié, me rapprochent tous les jours un peu plus de Dieu? Il me semble que c’est sur vos ailes que je m’élève vers lui. Pauvre enfant, quel lourd fardeau vous est imposé! D’autant plus que si ma lettre où je vous parlais de mes efforts vous a convertie, je ne sais si je vous disais qu’ayant été moi-même pris à la gorge, j’ai fait quelquefois le paresseux. Peut-être y avait-il une raison à cela? J’avais pris ma nouvelle cellule pendant les jours les plus froids de l’année. Dès le premier jour, j’avais pris un rhume causé très sûrement par le froid, et certaines gens prétendent que c’était la cellule elle-même qui causait mon indisposition. Pour n’être pas obligé à déménager encore, j’ai dû prendre quelques précautions.

J’ai, pour le moment, un autre ennui, c’est que les demoiselles C[arbonnel] sont à couteaux tirés avec les maîtres qui se plaignent, non plus de leur régime, mais du régime des élèves. Il est évident que si, de part et d’autre, on voulait s’entendre, sauf quelques petites misères indépendantes de la volonté de chacun, tous seraient contents, sauf Beiling et Decker qui ne se font pas au régime de notre Midi. La quantité s’y trouve, la qualité s’y trouve bien aussi, mais il faut vouloir l’accepter. Or, voyez un peu l’esprit de quelques-uns. Hier soir, il y eut un plat d’épinards. La même marmite les avait préparés pour les maîtres et les élèves. Les maîtres en mangèrent sans difficulté, les élèves se plaignirent et on vint me porter des plaintes très graves contre le mauvais apprêt d’un plat, qu’on avait trouvé très bon quelques minutes auparavant, parce qu’il était servi sur une autre table.

J’ai regret de mon papier blanc; il faut pourtant que je vous quitte. Priez pour moi beaucoup, afin que j’aie la patience de tout accommoder sans rien déranger. Adieu, ma chère fille. Tout à vous en Notre-Seigneur.

Notes et post-scriptum
1. D'après une copie. Voir *Notes et Documents*, t. III, p. 245, et *Les origines de l'Assomption*, t. II, p. 449.