Vailhé, LETTRES, vol.3, p.443

26 may 1849 Nîmes, ESGRIGNY Luglien de Jouenne

Joie que lui cause sa lettre après tant d’années de séparation. -Depuis leur jeunesse, il ne s’est pas fait d’autre ami. -Il sera l’oncle du fils, dont il lui annonce la naissance. -Les dangers dont on les effraye sont-ils sérieux? -Que devient du Lac? -Son Association manque de membres. -Ses meilleurs souvenirs à tous.

Informations générales
  • V3-443
  • 0+620|DCXX
  • Vailhé, LETTRES, vol.3, p.443
Informations détaillées
  • 1 AMITIE
    1 ARMEE
    1 ASSOCIATIONS OEUVRES
    1 COLLEGE DE NIMES
    1 DETACHEMENT
    1 EPREUVES SPIRITUELLES
    1 GENEROSITE DE L'APOTRE
    1 GUERRE CIVILE
    1 JOIE
    1 LUTTE CONTRE LE MONDE
    1 MALADIES
    1 OFFICE DIVIN
    1 PARENTE
    1 REPUBLICAINS ADVERSAIRES
    1 REPUBLIQUE
    1 SENTIMENTS
    1 SOUTANE
    1 VIE DE SACRIFICE
    2 DU LAC, JEAN-MELCHIOR
    2 ESGRIGNY, MADAME LUGLIEN D'
    2 ESGRIGNY, RENE D'
    2 PUYSEGUR, JEAN DE
    2 PUYSEGUR, MADAME ANATOLE DE
    3 BORDEAUX
    3 MARSEILLE
    3 NIMES
    3 PARIS
    3 SAINT-JEAN-DU-BRUEL
  • A MONSIEUR LUGLIEN DE JOUENNE D'ESGRIGNY (1).
  • ESGRIGNY Luglien de Jouenne
  • le 26 mai 1849.
  • 26 may 1849
  • Nîmes,
La lettre

Vous êtes un délicieux ami, mon cher Luglien, et je ne puis vous dire quelle joie votre lettre me cause: elle me reporte à dix-huit ans en arrière, et, quoique Dieu ne m’ait pas imposé de grandes douleurs comme à vous, j’ai bien eu mes peines et mes ennuis. Mais je me retrouve tout à coup avec mes impressions de jeune homme qui va être majeur, et je veux tout exprès reprendre ce grand format, qui vous rappellera par ses dimensions mes anciennes lettres d’autrefois.

Vous rappelez-vous que, quelque temps après ma lettre de Saint-Jean-du-Bruel(2), je vous écrivais: décidément, je ne veux plus avoir de nouveaux amis? C’est qu’en effet j’en ai bien eu, mais non pas comme vous. Nous avons été séparés de longues années, nous sommes restés des siècles sans nous écrire, n’importe! Quand j’ai reconnu votre écriture, j’ai sauté de joie comme il y a vingt ans, malgré les crampes d’estomac que j’avais cinq minutes auparavant, malgré mes tempes qui grisonnent. Et pourtant, votre cachet noir m’avait serré le coeur. Je disais mon office et j’avais offert à Dieu tout ce que ce triste signe m’annonçait de lugubre. Hélas! C’était bien un triste souvenir, mais cette fois, à côté de vos regrets et de vos larmes, Dieu mettait une bonne et douce consolation.

Vous ne me donnez pas le nom de Monsieur votre fils. Je vous déclare que, moi, je lui en donne un et que vos frères me disputeraient vainement, je l’appellerai mon neveu. Ma soeur, Mme de Puységur, m’en a déjà donné un, un vrai diable que j’aime beaucoup trop; mais n’importe! il m’en faut un autre. Ainsi vous êtes prévenu que j’entends et prétends beaucoup aimer ce petit être, avec qui je tâcherai bientôt de faire connaissance. Que Mme d’Esgrigny ne s’effraye pas trop de mes prétentions. je ne lui prendrai point son fils, et surtout je ne lui léguerai pas ma soutane -je sais trop quelles larmes cet habit fait verser à certaines mères;- mais je veux que le fils ait sa part de mon affection pour le père; enfin, je veux vous aimer tout à mon aise dans vos enfants. J’attends les deux jumelles, supposé qu’il vous plaise de les attendre aussi. Mais il me semble que Dieu pourrait bien enlever de ma prétendue seconde vue les baïonnettes et les pistolets; je vous assure que je ne tiens pas du tout à être prophète de cette façon(3).

Il est bien possible que, d’ici à quelques mois, j’aille vous embrasser. Vous savez à quel point je le désire. Mais on nous parle de troubles, et vous savez que pendant la tempête le pilote doit être au gouvernail. Ma barque renferme à peu près deux cents personnes, en y comprenant les maîtres, et s’il y a quelque danger, comme on le prétend, c’est au milieu de cette famille que je dois me trouver. Que pensez-vous? Qu’attendez-vous? Etes-vous des effrayés? Sans l’être beaucoup, pour ce qui me concerne, je le suis en ce sens que je redoute une guerre civile. Marseille, Nîmes lutteront, on peut s’y attendre. Supposé que les rouges l’emportent, du côté de Bordeaux on paraît aussi décidé à prendre les armes. Mais où aboutiront toutes ces résistances, si surtout tous les régiments sont aussi mauvais que celui qui est en garnison à Nîmes?

Il y a un siècle que je n’ai eu des nouvelles de du Lac. Que fait-il? La dernière fois qu’il m’a écrit, c’était du Bon Lafontaine que sa lettre était datée. Il ne peut pas se plaindre, lui, de mon silence. Je suis toujours en avance avec lui.

Ici, je poursuis toujours mon idée de former une Association pour peupler les maisons d’éducation chrétiennes; car, puisqu’on ne veut pas des Jésuites, il faut bien faire quelque chose pour les remplacer. Or, j’ai un grand obstacle. Les vrais éléments d’associations pareilles sont à Paris, et je ne puis être à la fois à Paris et à Nîmes. Plus tard, j’espère bien tourner la difficulté. Mais que peut-on faire en temps de République? Ne rencontrez-vous jamais sur votre route d’hommes qui aient le désir et la possibilité de se dévouer? Il me semble que Dieu qui veut nous châtier ne peut être apaisé que par le dévouement et l’esprit de sacrifice, tel qu’il le faut pour travailler à faire diminuer le mal dans la société présente.

Me voilà retombé dans mes préoccupations habituelles, et je ne veux pourtant pas vous en fatiguer. C’est pourquoi je m’arrête. Veuillez offrir mes hommages et mes respectueuses félicitations à Mme d’Esgrigny. Demandez-lui pardon, de ma part, de m’être permis de faire son portrait à l’avance. Je dirai jeudi prochain la messe pour mon neveu. Dites-le-lui de ma part, si vous savez sa langue.

Adieu, cher ami. Tout à vous avec ma vieille et toujours fraîche amitié.

E. d'Alzon.
Notes et post-scriptum
1. Reproduite en grande partie dans *Notes et Documents*, t. IV, p. 521 sq.
2. Voir t. Ier, p. 224.1. Reproduite en grande partie dans *Notes et Documents*, t. IV, p. 521 sq.
3. Allusion à la lettre écrite de Saint-Jean-du-Bruel.