Touveneraud, LETTRES, Tome 1, p.105

21 oct 1851 Nîmes, FORNARI Cardinal

Il sollicite une réponse à sa première lettre. – L’Etat qui déclare ignorer où se trouve la vérité religieuse, a-t-il le droit de renvoyer un professeur à cause des doctrines publiées dans ses livres? – On déclare qu’on le fait parce que c’est nuisible à l’Etat. – C’est substituer la théorie de l’utile ou du nuisible à celle du vrai et du faux, comme le font les protestants. – Pareille théorie ne pourrait-elle se retourner contre les professeurs qui auraient défendu dans leurs écrits les doctrines romaines?

Informations générales
  • T1-105
  • 95
  • Touveneraud, LETTRES, Tome 1, p.105
  • Minute ACR, AO 23; D'A., T.D. n. 2, pp. 241-243.
Informations détaillées
  • 1 CONSEIL SUPERIEUR DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE
    1 ENNEMIS DE L'EGLISE
    1 ENSEIGNEMENT DE LA VERITE
    1 FACULTES DE THEOLOGIE
    1 FAUSSES DOCTRINES
    1 JURIDICTION ECCLESIASTIQUE
    1 LIBERTE DE L'ENSEIGNEMENT
    1 MAITRES
    1 SEPARATION DE L'EGLISE ET DE L'ETAT
    1 ULTRAMONTANISME
    1 UNIVERSITES CATHOLIQUES
    2 BEUGNOT, AUGUSTE-ARTHUR
    2 BOUIX, MARIE-DOMINIQUE
    2 GUEPIN, ANGE
    2 JACQUES, AMEDEE-FLORENT
    2 JOSEPH II, EMPEREUR
    2 LOUIS-PHILIPPE Ier
    2 PIE IX
    2 THIERS, ADOLPHE
    2 VACHEROT, ETIENNE
    3 NIMES
  • A SON EMINENCE, LE CARDINAL FORNARI
  • FORNARI Cardinal
  • le (21 octobre] 18(51].
  • 21 oct 1851
  • Nîmes,
  • Institution de l'Assomption
La lettre

Monseigneur,

Encouragé par la bonté avec laquelle Votre Eminence m’avait engagé à avoir recours à elle, j’ai eu l’honneur de vous écrire, il y a environ deux mois, pour vous demander s’il vous serait possible de m’indiquer un professeur romain de droit canon et un autre de théologie, que je pusse charger de fonder à Nîmes un enseignement supérieur de théologie, en opposition à certaines tendances que Votre Eminence connaît beaucoup mieux que moi[1]. Je n’ai pas encore reçu de réponse. Je ne sais s’il est indiscret d’insister. La chose me paraît pourtant d’une assez grande importance dans l’intérêt des doctrines romaines. Je conjure donc Votre Eminence de vouloir bien donner quelque attention à ma proposition.

Mais le but de ma lettre, aujourd’hui, est différent, et je demande mille pardons à Votre Eminence, si je viens la solliciter de me donner une réponse sur la situation où je me trouve au Conseil supérieur. A plusieurs reprises, j’ai été saisi, comme membre de ce Conseil, de questions très délicates: il s’agissait de savoir si nous devions priver certains hommes de leurs fonctions, à cause des doctrines qu’ils avaient publiées dans des livres.

Il ne s’agit pas de savoir si la doctrine était fausse et dangereuse, — évidemment, elle l’était–, mais de savoir en vertu de quel droit on frappait ces hommes. On ne peut dire, ce semble, à un homme: [[Vous êtes dans l’erreur]], qu’à la condition de lui dire: [[La preuve, c’est que la proposition contradictoire est la vérité]]. Or, l’Etat peut-il dire, a-t-il le droit de dire: [[Telle proposition est la vérité]]? surtout la vérité religieuse.

On m’a répondu, — et c’est M. Thiers, et M. Beugnot –: [[Nous n’avons pas la prétention d’affirmer d’aucune vérité: ceci est une vérité proposée par l’Etat, mais nous disons à un professeur qui fait imprimer un livre, sans définir si ce livre contient l’erreur ou la vérité: Nous trouvons dangereux de confier l’instruction de la jeunesse à des hommes qui publient des ouvrages pareils, et, sans vous retirer le droit de publier votre opinion, nous vous retirons le droit d’enseigner]]. J’ai été un moment frappé de cette réponse, mais après y avoir réfléchi, j’y ai trouvé deux graves inconvénients.

Le premier est que nous tombons absolument dans la manière de procéder des protestants dans leur Synode. Ils n’ont jamais prétendu définir infailliblement la vérité, mais ils retranchaient de leur communion ceux qui, par leurs écrits, semblaient nuire à l’unité de la communauté religieuse. On ne proscrit pas ce qui est faux, mais ce qui est nuisible; on ne prend pas la défense de ce qui est vrai, mais de ce qui est utile. Il me semble voir derrière ce système de l’utilitarisme appliqué aux systèmes religieux et philosophiques les conséquences les plus funestes.

Le second inconvénient est que si demain le Conseil supérieur trouve dangereux de laisser enseigner certaines doctrines, les doctrines romaines par exemple, rien n’empêchera le ministre de dire, au nom du Conseil, à tel ou tel professeur ou supérieur de petit séminaire ou de collège libre:[[Monsieur vous êtes parfaitement libre de croire sur le Pape et sur ses droits tout ce que bon vous semblera; mais le publier, c’est tout autre chose. Jamais l’Etat n’a admis les doctrines ultramontaines. Nous vous laissons toute liberté d’écrire sur ce sujet tout ce qu’il vous plaira; mais comme il nous paraît dangereux de laisser publier rien sur ces questions, nous vous interdisons le droit d’enseigner, comme nous l’avons interdit à Messieurs Guépin, Jacques et Vacherot]][2]. Un membre du Conseil supérieur qui aurait voté dans l’affaire de ces Messieurs pourrait-il répondre quelque chose à cette argumentation?

En d’autres termes, l’Etat n’ayant point de doctrine et ne pouvant ni ne voulant en avoir, peut-on, au nom de l’utilité publique, consentir à certaines condamnations d’hommes, ennemis de la religion, lorsqu’on prévoit qu’au nom de l’utilité publique on pourra proscrire de l’enseignement certaines doctrines catholiques? Et ne vaut-il pas mieux laisser un peu plus de liberté aux mécréants, afin de garantir la liberté des bons?

J’ai causé de cette difficulté avec l’abbé Bouix[3], qui me paraît, lui-, aller un peu loin; il voulait que je soumisse ce cas de conscience au Saint- Père. Je suis trop peu de chose pour monter si haut, et c’est bien assez que j’ose m’adresser à Votre Eminence[4]. Nous sommes à une époque, où il y a tant de situations nouvelles qu’il est pourtant bien important [ de savoir] quelle ligne de conduite il faut suivre, de peur de faire mal lorsqu’on a le plus vif désir de faire bien[5].

Notes et post-scriptum
1. Lettre du P. d'Alzon datée du 19 août (cf. lettre 62).2. Ange Guépin (1805.1873), médecin et publiciste, avait écrit en 1850 une Philosophie du socialisme; Amédée Florent Jacques (1813.1865), philosophe, avait fondé en 1847 La liberté de pensée; Etienne Vacherot (1809.1897) avait écrit l'Histoire critique de l'Ecole d'Alexandrie de 1846 à 1850; tous trois, professeurs universitaires de renom, furent destitués de leur chaire d'enseigne ment pour leurs idées politiques, philosophiques ou religieuses
3. Marie-Dominique Bouix (1810-1870), prêtre, était canoniste et rédacteur à l'Univers. Ses articles au sujet des conciles provinciaux lui attirèrent les foudres des partis gallicans; il séjourne à Rome de 1851 à 1854 et écrit de 1852 à 1870 ses Institutiones juris canonici.
4. Le ms porte: Son Eminence,
5. Le cardinal Fornari répondit de Paris le 18 novembre au P. d'Alzon par une longue lettre datée et signée de sa main. Résumant son argumentation pour lever le doute proposé, il écrit: <>. Le Cardinal ajoute:<>. Enfin, le cardinal achève sa lettre par ce paragraphe: <>.