ARTICLES

Informations générales
  • TD 7.209
  • ARTICLES
  • ETUDES SUR LES PERES DE L'EGLISE
    ETUDES SUR S. JEAN CHRYSOSTOME
    PREMIER ARTICLE
  • Annales de philosophie chrétienne, XVIII, nº 104,|28 février 1839, p. 123-142.
Informations détaillées
  • 3 ORIENT
    3 ROME
    3 ROME, CAPITOLE
    1 AUGUSTIN
    1 CHARITE ENVERS LE PROCHAIN
    1 DECADENCE
    1 DOGME
    1 ECRITURE SAINTE
    1 EGLISE
    1 ENNEMIS DE L'EGLISE
    1 ENSEIGNEMENT DE LA PATROLOGIE
    1 ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE
    1 ERMITES
    1 HISTOIRE DE L'EGLISE
    1 MARTYRS
    1 MORALE
    1 PAGANISME
    1 PERES DE L'EGLISE
    1 POLEMIQUE
    1 PREDICATION
    1 RATIONALISME
    1 REPAS
    1 RHETORIQUE
    1 SACERDOCE
    1 SERVICE DE L'EGLISE
    1 SPECTACLES
    1 TRIOMPHE DE L'EGLISE
    1 VETEMENT
    1 VIERGES CONSACREES
    2 CALIGULA
    2 GAUME, MESSIEURS
    2 GENOUDE, ANTOINE-EUGENE DE
    2 HELIOGABALE
    2 JEAN CHRYSOSTOME, SAINT
    2 NERON
    2 ZENON
    3 ASIE
    3 BABEL
    3 CONSTANTINOPLE
    3 CORINTHE
    3 EPHESE
    3 FRANCE
    3 GRECE
    3 HIPPONE
  • 28 février 1839
  • Paris
La lettre

Premier Article.

Nécessité de l’étude des Pères.-Saint Jean Chrysostome. -Coup-d’oeil sur son époque.-Comparé a saint Augustin, -Progrès du Christianisme. -Relâchement des chrétiens. -Fragment sur les spectacles. -Fragment sur les désordres des festins de noces.- Les solitaires chrétiens. -Fragment sur leur conduite et celle des philosophes. -Les vierges chrétiennes. -Fragment sur la parure qui leur convient. -Le sacerdoce chrétien comparé au sacerdoce païen.

L’humanité traverse parfois certaines époques où elle semble avoir perdu sa route. Ce sont comme de vastes solitudes dont elle n’aperçoit pas le terme. Tout étant ébranlé autour d’elle, elle a besoin de rejeter les yeux en arrière. Pour chercher dans l’étude de sa marche accomplie, des notions propres à la diriger dans les voies inconnues qui s’ouvrent devant elle.

Qui doute qu’aujourd’hui nous ne touchions à l’une de ces époques critiques? Le présent plein d’obscurité se perd dans un avenir encore plus ténébreux, la raison douée d’une puissance fièvreuse, mais immense, sape tout, ébranle tout; tout jusqu’au rocher inébranlable de l’Eglise, semble destiné à subir les atteintes de son marteau niveleur. Que si au milieu de tant de ruines qui se font ou se préparent, l’homme se sent troublé et demande quand donc sera la fin de tant de destructions quand du sein de tant de décombres surgira le germe réparateur; le chrétien, tout supérieur qu’il est aux craintes passagères, puise dans son amour filial pour l’Eglise, un désir plus vif de découvrir dans l’histoire de ses anciennes douleurs et de ses anciennes victoires, la solution du grand combat qui se livre sous ses yeux.

Or, nous avons peu de monuments plus propres à nous révéler le secret de nos anciennes forces, à nous catholiques, que les écrits des saints Pères, de ces hommes si puissants par la parole et par la vertu, dont la pensée féconde et le courage indomptable, achevèrent malgré les philosophes, ce que le sang des martyrs avait commencé malgré les tyrans.

L’étude des Pères est devenue aujourd’hui indispensable aux catholiques éclairés. Au milieu de tant d’idées nouvelles qui ont surgi du choc de toutes les opinions, s’il en est de vraies, d’utiles, de fécondes, n’en est-il pas une foule de hardies, de fausses, de dangereuses, et dès-lors, n’est-il pas nécessaire à quiconque veut profiter de ce qui dans ces temps peut être avantageux à la religion, de se prémunir contre des nouveautés périlleuses? Par une connaissance approfondie des développements que les premiers évêques donnèrent aux écrits des apôtres.

L’Eglise de France doit des actions de grâce aux hommes de conscience qui, par un zèle éclairé pour la religion, ont voulu mettre à la portée de tous les membres du clergé les éditions de quelques-uns des Pères, dont le haut prix pouvait absorber les modestes économies d’un curé de campagne. Les Annales ont déjà parlé de la traduction des Pères, publiée par M. de Genoude. Elles ne doivent pas oublier les éditions des Pères grecs et latins données par MM. Gaume, libraires. Grâce à eux, tous pourront puiser à ces sources si pures et si abondantes; tous pourront profiter des travaux effrayants par lesquels les Bénédictins ont facilité l’étude des principaux docteurs de notre foi.

Un des premiers auteurs ainsi réimprimé, a été S. Jean Chrysostome; la nouvelle édition, commencée et poursuivie avec un zèle que n’ont point arrêté des obstacles imprévus et bien faits pour décourager, touche à son terme, et est un gage de l’exactitude des autres publications que nous espérons des mêmes libraires.

S. Jean Chrysostome fut pour l’Eglise orientale ce que saint Augustin fut pour celle d’Occident. Il avait 40 ans environ, quand commença son ministère évangélique; il fit retentir son éloquente parole pendant vingt années, soit comme prêtre, soit comme archevêque, dans les deux principales villes de l’Orient, Antioche et Constantinople. Quand nous l’avons comparé à S. Augustin, nous sommes loin de dire que le genre de ces deux grands évêques se ressemble, et pour le fond et pour la forme. Tous deux, sans doute, ont répandu une teinte platonicienne dans leurs écrits, mais S. Augustin s’attache plus au dogme et S. Jean Chrysostome à la morale; S. Augustin s’est plus occupé de controverses, S. Jean Chrysostome de la publication; l’évêque d’Hippone, obligé de lutter contre les durs Africains ou de catéchiser les pêcheurs des bords de la mer, s’applique surtout à une grande clarté et repousse quelquefois avec dédain les ornemeus d’un style, qu’il a si merveilleusement employés dans ses premiers ouvrages; le prêtre d’Antioche n’oublie jamais qu’il parle devant les enfants de la Grèce, et la vérité se revêt sur ses lèvres, de tous les embellissements que peut lui offrir une éloquence pure, harmonieuse et abondante. Dans l’explication des Ecritures, S. Augustin se laisse souvent entraîner par son génie philosophique, aux interprétations mystiques; S. Jean Chrysostome semble se défier de son imagination orientale, et enchaîne presque toujours sa pensée dans le sens littéral et moral. Mais ce en quoi nous voulions dire qu’ils s’étaient ressemblés, c’est dans l’influence immense qu’ils exercèrent sur leur siècle; S. Augustin luttant contre toutes les hérésies de son siècle et les terrassant, s’élève à une hauteur immense, quand du haut des débris de Rome, saccagée par les Goths, il jette un regard triste et profond sur l’empire écroulé, et salue le monde nouveau que le christianisme allait refaire. S. Jean Chrysostome se plaçant entre la colère de l’empereur et la révolte du peuple d’Antioche, entre les danses obscènes du palais impérial et la majesté insultée des basiliques de Constantinople, proclame le triomphe de cette liberté évangélique, qui donna toujours aux prêtres de Jésus-Christ le droit d’exiger la pitié pour les faibles et de foudroyer les excès des puissants de la terre.

On connaît les effets merveilleux de cette éloquence qui lui valut le surnom de Bouche-d’or, les nombreux applaudissements qui souvent interrompaient ses homélies, les larmes qu’il arrachait à ses auditeurs, l’obéissance et la modération qu’il imposait en présence des victimes que la faiblesse impériale livrait à la colère publique, l’amour qu’il portait à son troupeau et que son troupeau lui rendait, en un mot les travaux immenses par lesquels il agit sur l’Asie entière. C’est que son génie éclairé par la foi lui avait révélé la puissance naissante du Christianisme et toute l’inertie de l’idolatrie enfin chancelante. Il voyait, d’un même regard, un double travail s’opérer, l’un de destruction et l’autre de régénération.

Le paganisme avait fait son temps. Depuis trois siècles, les temples des dieux, désertés par les sages, n’étaient plus fréquentés que par les grands, contraints à se réfugier dans le polythéisme, comme derrière un dernier rempart contre la fureur populaire. La seule puissance morale subsistante s’éteignait, avec l’encens, sur les autels trop multipliés de tant de divinités néfastes. Quel lien pouvait en effet arrêter désormais cette populace qui se comptait et souffrait à la porte de quelque palais, ou les peuples vaincus venaient amonceler leurs propres dépouilles? On jetait bien quelquefois un peu de pain entre le sans des amphithéâtres et les débauches des bains publics, à ces hommes affamés; mais cela ne suffisait plus. Il fallait une puissance surhumaine pour retenir quelque temps encore le monstre démusclé; et, comme les anciens dieux de Rome n’étaient plus assez forts, voilà que par arrêt du sénat sont convoqués tous les dieux de la terre; on les vit accourir des quatre parties du monde, avec leur cortège de prêtres. Aussi l’Isis d’Egypte s’assit à côté de Minerve l’Athénienne, et le Gaulois, autrefois immolé à Jupiter, eut le privilège de ne plus tomber au Capitole que sous le couteau prophétique de Velleda. Rome consentit à adorer jusqu’au Dieu cruel pour qui furent égorgées les légions de Varus. Toutefois, les prévisions du sénat se trouvèrent fausses. Ce qu’une douzaine de divinités n’avaient pu faire, mille ne le firent pas. On continua à se moquer des dieux; leur concours même, leur réunion en fit mieux sentir le ridicule et la faiblesse. Les enfants de Noé n’avaient pu, dans les plaines de Sennaar, terminer l’oeuvre commune de leur orgueil: et, après plus de mille ans, ils envoyaient dans la capitale du monde les produits séparés de leur vaniteuse imagination. C’étaient les idoles que dans leur délire ils avaient prétendu substituer au Dieu qui les dispersa sous les murs de Babel. Or, quand toutes ces divinités furent en présence, au Dieu de l’encens général qu’elles devaient recevoir, on les vit s’affaisser sous le poids d’un mépris unanime. Ce fut, certes, un sévère châtiment infligé à l’arrogance humaine, que la convocation de toutes les religions fausses, ordonnée par la Providence et accomplie par le ministère du peuple-roi. Dieu semblait avoir réuni toutes les puissances païennes dans le centre de l’ancien monde, pour mieux les écraser d’un seul coup. Quoique frappée au coeur, l’idolatrie ne devait cependant pas expirer sans résistance. On sait la lutte désespérée qu’elle soutint pendant près de trois siècles, et comment elle s’efforça de retrouver un reste de chaleur et de vie dans le sang bouillonnant des martyrs; elle le répandit à grands flots. Après tout, les passions ne descendaient qu’en frémissant du piédestal sur lequel on les avait présentées à l’adoration du monde; et les passions c’était alors l’humanité presque entière.

Mais le Verbe s’était fait chair; un Dieu avait revêtu la triste enveloppe sous laquelle fermentaient tous les vices; il était venu plein de grâce et de vérité, de vérité pour dissiper les ténèbres de l’erreur, de grâce pour fortifier ceux auxquels sa lumière venait montrer le droit chemin. A sa voix, quelques pauvres pécheurs avaient quitté leurs filets, et, par ses ordres, entrepris la conquête du monde.

Ce dut être, certes, un sujet d’étrange étonnement pour les habitants de Corinthe, d’Ephèse et de Rome, d’entendre ces paroles recueillies sur la montagne de la bouche de leur maître: Heureux les pauvres! heureux ceux qui sont purs! heureux ceux qui pleurent! Ces trois préceptes renversaient toutes les théories de bonheur enfantées par la folie du temps: C’était la condamnation de ces soldats usurpateurs qui, pour un lambeau de pourpre, déchiraient avec leur épée les provinces romaines, de ces âmes lâches qui, au milieu des festins et des débauches impures, s’efforçaient d’oublier les calamités de l’empire; c’était un triomphe remporté sur le stoïcisme, c’est-à- dire sur l’idéal de la vertu païenne; car, si Zénon avait été jusqu’a dire que la douleur n’est pas un mal, il ne proclamait certes pas que les larmes et la douleur qui les fait couler fussent un bien.

C’était aussi, il est vrai, un baume salutaire versé sur des plaies bien profondes. Les richesses, la puissance, les joies de la terre sont toujours le partage du petit nombre; et, plus leur somme semble s’accumuler sur quelques êtres privilégiés, plus, par contre-poids, la servitude, la souffrance, les angoisses, la pauvreté, écrasent la multitude. On comprend donc ce que devait être, pour une foule d’infortunés, une doctrine qui ne faisait pas encore tomber leurs chaînes, mais leur donnait déjà la force de les porter; qui ne détruisait pas la cause de leurs larmes, mais qui leur faisait trouver de la douceur à en verser; qui ne leur apportait pas les plaisirs interdits par le monopole des tyrans, mais qui leur montrait et la folie et la turpitude de ces plaisirs; et, à la place de ces honteuses voluptés, leur révélait des joies inénarrables, puisées dans la contemplation et la possession du Dieu inconnu.

Le Christianisme commença dans le peuple. « Considérez l’ordre de votre vocation, disait saint Paul à ses premiers disciples; parmi vous, il en est peu de puissants, de nobles ou de savants selon le siècle »(1). Mais peu à peu il s’élevait des derniers degrés de la société, et battait de ses flots, et noyait dans son vaste sein les derniers débris du monde écroulé. Il est peu de spectacles plus intéressants: combattu par les païens, d’un côté, avec la hache de leurs bourreaux, les faisceaux de leurs licteurs; plus tard, avec les sophismes de leurs sages et le délire de leurs amphithéâtres; et, de l’autre, défendu par la patience, la pureté, l’amour, et la manifestation toujours progressante d’une doctrine qui établissait les rapports légitimes entre Dieu et les hommes.

A l’époque où saint Jean Chrysostome parut, le résultat n’était plus douteux. Le Christ l’emportait visiblement; mais, dans la victoire même de grands dangers étaient à éviter. Les peuples se précipitaient vers le Christianisme; mais la multitude des néophytes empêchait de leur faire subir les épreuves nécessaires; le baptême, en les purifiant des fautes passées, ne détruisait pas en eux le principe qui les avait fait commettre. On se persuaderait difficilement avec quelle rapidité le peuple passait des austérités d’un long jeûne à des désordres dignes des mystères de la bonne Déesse, des veilles dans les églises aux journées de l’amphithéâtre, des larmes arrachées par l’éloquence des évêques aux applaudissements du cirque, si l’on ne voyait les écrits pleins de reproches que les prédicateurs adressaient, à ce sujet, à leurs auditeurs. Les lecteurs des Annales liront avec intérêt ce que disait, à ce sujet, saint Jean Chrysostome. Nous allons citer de lui deux fragments, l’un sur les spectacles, l’autre sur les festins de noces, qui, outre le mérite de nous faire connaître les moeurs de cette époque, offrent à nos yeux une preuve de l’éloquence et de la chaleur de l’orateur chrétien par excellence.

DANGER DES SPECTACLES

Je pense que beaucoup de ceux qui nous avaient abandonnés l’autre. jour, et qui avaient quitté l’Eglise pour courir aux spectacles de l’iniquité sont présents aujourd’hui. Et je voudrais que ceux-là sussent clairement que je les écarte des saintes pratiques, non avec l’intention de les en éloigner pour toujours, mais afin qu’ils y reviennent corrigés et amendés. Ne voit-on pas souvent des pères chasser de leurs maisons des enfants coupables et les écarter de la table de famille, non pour les en exiler à jamais, mais pour que, ramenés au bien par cette correction, ils soient de nouveau admis avec honneur au partage des faveurs paternelles? C’est aussi ce que font les bergers, séparant les brebis galeuses des brebis saines afin que, guéries de leur dangereuse maladie, elles rentrent à l’étable commune, sans qu’on ait a craindre de voir le troupeau tout entier affligé du même mal.

Voilà pourquoi, nous aussi, nous voudrions connaître ces personnes, mais si nous ne pouvons les distinguer des yeux du corps, notre parole du moins saura bien les reconnaître, et leur persuadera sans peine de quitter volontairement cette enceinte; elle leur enseignera que ceux-là seuls assistant réellement à nos exercices, qui, par la pureté de leur âme, méritent d’y être admis.

Comme aussi ceux qui, menant une vie corrompue, se sont rendus à cette sainte assemblée, bien qu’ils y soient présents de corps, en sont repoussés et plus véritablement exclus, que ces personnes à qui l’entrée de ce lieu est interdite et qui n’ont pas encore le droit de se présenter à la table sainte. Et ces pénitents que les lois de Dieu ont chassés, et qui restent dehors, gardent du moins bon espoir; car aussitôt qu’ils voudront se relever des fautes pour lesquelles l’Eglise les a rejetés de son sein, ils pourront y rentrer avec une conscience pure. Mais ceux qui, après s’être souillés, après avoir été prévenus qu’avant de rentrer, ils devaient d’abord se laver de la souillure contractée dans le péché, continuant d’agir avec impudence, ne font rien qu’élargir et envenimer la blessure et la plaie de leur coeur, ceux-là dépassent toute mesure. Car la faute en elle-même n’est pas aussi grave que l’impudence à laquelle on se livre après la faute, et que la désobéissance aux prêtres prononçant les sentences d’exclusion. Et quel crime si grand, demandera-t-on peut-être, ces personnes ont-elles donc commis pour qu’on les chasse de l’enceinte sacrée? Quel autre péché plus grand pouvez-vous donc imaginer? quoi! voilà des hommes qui se sont plongés (jusqu’au fond dans l’adultère, et ils osent se précipiter sans pudeur (comme des chiens enragés) vers cette table sainte! Voulez-vous savoir de quelle espèce a été leur adultère? je ne vous répondrai pas moi-même, j’emprunterai les paroles de celui qui doit juger un jour la vie de l’homme tout entière: »Quiconque, dit-il, regarde une femme avec un mauvais désir a déjà commis l’adultère dans son coeur(2) ». Que si une femme simplement mise, que l’on rencontre par hasard dans la rue, a souvent, par sa seule vue, allumé le désir de celui qui jette sur elle un regard indiscret, que sera ce de ces hommes qui vont dans les spectacles, non point avec des intentions simples, non point par hasard, mais avec empressement, avec un empressement tel qu’ils abandonnent avec dédain l’Eglise, y passent des journées entières, les yeux fixés sur ces femmes perdues? Comment oseraient-ils dire qu’ils les ont regardées; sans concupiscence? Dans ces lieux où tout contribue à la faire naître en nous et des voix langoureuses et des chants obscènes; où des couleurs étrangères font encore ressortir l’éclat des yeux et des joues; où la parure est fastueuse et recherchée: où les poses et les attitudes sont pleines d’un prestige enchanteur, enfin où mille autres moyens sont mis en oeuvre pour attirer et séduire les spectateurs? Ajoutez encore la mollesse et la dissipation de ces spectateurs, le lieu lui-même qui invite à la volupté, telles se sont retirées; ajoutez le son des instruments de diverses espèces, le charme d’une musique dangereuse qui énerve la vigueur de l’âme, qui dispose à la langueur les coeurs des assistants et les rend plus faciles à se laisser prendre aux attraits des courtisanes. Quoi! lorsqu’ici même où l’on n’entend que le chant des psaumes, le murmure des prières, la lecture de la divine parole, où règne la crainte de Dieu avec la piété, les désirs illégitimes se glissent quelquefois comme un voleur subtil: comment des hommes, au théâtre, où ils ne voient et n’entendent que des choses capables de porter au mal, au milieu de ce débordement de turpitudes et de perversité, assiégés de tout côté par les yeux et par les oreilles pourraient-ils triompher des mauvais désirs? et s’ils n’en triomphent pas, comment pourraient-ils se laver du reproche d’adultère? et s’ils n’en sont pas lavés, comment pourraient-ils, sans faire pénitence, franchir le seuil sacré, participer à nos assemblés saintes?

Je ne saurais donc trop exhorter ces personnes à se purifier d’abord par la confession, la pénitence et les autres remèdes que nous leur offrons, de la souillure contractée par eux en assistant à ces spectacles. Car ce n’est pas là un péché ordinaire: il est facile de s’en convaincre par des exemples. Si l’un de vos serviteurs venait à déposer, dans la (mot illisible) qui renferme les vêtements de son maître, sa tunique d’esclave, sale et puante; dites-moi, comment prendriez-vous son audace? Que dans le vase d’or, où vous avez l’habitude de conserver vos parfums, un autre s’avise d’introduire de l’ordure ou de la boue, ne lui feriez-vous pas expier sous les coups une pareille faute? Et si nous montrons tant de sollicitude pour des coffres et des vases, pour des habits et des parfums, estimerons-nous moins notre âme que toutes ces vanités? laisserons-nous les pompes de Satan envahir ces âmes imprégnées des parfums de l’Esprit-Saint? y verrons-nous résonner ces paroles diaboliques et ces chants impurs? Dites-moi comment Dieu prendra-t-il un pareil outrage? Et pourtant, il n’y a pas autant de différence entre les parfums et la boue, entre les habits d’un esclave et ceux de son maître, qu’il y en a entre la grâce spirituelle et cette action perverse. Ne trembles-tu pas, z homme, de regarder du même oeil, et ce lit impur meublant la scène où sont représentés tant d’abominables adultères, et cette table sainte où se passent de si redoutables mystères? d’entendre des mêmes oreilles les infâmes discours de la courtisane et la voix du prophète ou de l’apôtre l’initiant à l’intelligence des Saintes Ecritures? de recevoir dans le même coeur les mortels poisons de la volupté et la sainte et redoutable hostie? N’est-ce pas là ce qui bouleverse la vie, dissout les unions, fait naître au sein des familles la guerre, les disputes et les querelles? Lorsque, sorti de ces spectacles, plus porté à la mollesse, à la volupté, à la débauche, vous rentrez dans votre maison, votre femme, quelque soit d’ailleurs sa beauté, vous paraît sans agréments. Brûlant de cette concupiscence que vous avez allumée au théâtre, toujours épris de cette femme étrangère, dont les charmes vous ont fait perdre la tête, vous dédaignez l’épouse chaste et modeste, la simple compagne de votre vie, vous l’accablez d’outrages et de mépris. Ce n’est pas que vous ayez rien à lui reprocher; mais c’est que vous rougissez d’avouer votre mal, c’est que vous avez honte de montrer la blessure que vous avez reçue au théâtre et que vous rapportez sous le toit domestique. Et alors vous imaginez d’autres prétextes, vous cherchez d’injustes occasions de mécontentement. Désormais tout vous déplaît dans votre intérieur, en proie que vous êtes à cette impure et criminelle concupiscence. Et si tout vous semble ennuyeux dans votre maison, c’est que le son d’une voix résonne encore dans votre coeur, c’est que les traits, les poses, enfin toutes les grâces affectées de la courtisane remplissent encore votre imagination. Et ce n’est pas seulement votre femme ou votre maison, c’est encore l’Eglise elle-même que vous visiterez avec ennui, avec dégoût; car vous y entendrez prêcher la pudeur et la modestie. Tous les discours qu’on y tiendra ne seront plus pour vous des paroles d’enseignement, mais d’accusation, qui peu à peu vous conduiront au désespoir; et vous finirez par vous séparer violemment de cette discipline destinée à procurer l’avantage de tous. Je vous recommande donc à tous de fuir avec soin ces spectacles pernicieux, et d’en détourner ceux qui s’y seraient laissés séduire. Tout ce qui s’y passe ne saurait être pour personne une source d’instruction, ou de délassement, mais bien une occasion de perte, de danger, de supplice. Quelle utilité peut-il y avoir dans ce plaisir d’un instant, qui laisse après lui une douleur éternelle, et qui fait que, tourmentés jour et nuit par la concupiscence, nous devenons incommodes et insupportables à tous? Songez-y bien; examinez ce que vous êtes en sortant de l’Eglise, et ce que vous êtes en sortant des théâtres; comparez les jours passés là, avec les jours passés ici. Une fois que vous aurez établi cette comparaison, je n’aurai plus rien à vous dire. Elle suffira pour vous montrer quel profit il y a à faire d’un côté, quel danger à courir de l’autre(3).

SUR LE DESORDRES QUI SE PASSENT DANS LES FESTINS DE NOCES

Dans les assemblés profanes, lors même que parfois on y dit quelque chose de bon, c’est à peine si au milieu de tant de mauvaises paroles, on en prononce une qui soit honnête et vertueuse. Mais lorsque nous lisons ici la Sainte- Ecriture, vous n’y entendrez pas une parole déshonnête, mais des paroles de salut, des discours pleins de sagesse, comme ceux qu’on vient de vous lire aujourd’hui. Or quelles sont ces paroles? « Sur les choses que vous m’avez écrites, je vous dirai qu’il est avantageux à l’homme de ne s’approcher d’aucune femme, mais pour éviter la fornication, que chaque homme ait sa femme, et chaque femme son mari »(4). Paul établit les lois du mariage, et il n’en rougit point, et il a bien raison. Car si le maître a honoré le mariage et n’a point rougi d’assister à des noces, s’il les a ornées de sa présence et de ses cadeaux (car il fit un cadeau bien supérieur à tous les autres, il changea en vin la nature de l’eau), comment le serviteur rougirait-il de régler les lois du mariage? Car le mariage n’est pas chose mauvaise, ce qui est mauvais c’est l’adultère, c’est la fornication. Le mariage, au contraire, est un remède infaillible à la fornication. Gardons-nous de déshonorer les noces par les pompes de Satan; mais que la conduite des citoyens de Cana soit imitée par les personnes qui se marient aujourd’hui: qu’elles fassent asseoir le Christ au milieu d’elles… Si donc vous chassez du milieu de vous l’esprit impur et cee chansons obscènes, et cette musique voluptueuse, et cette danse immodeste, et ces conversations impudiques, et toute cette pompe diabolique, et ce tumulte et ces rires immodérés, et tout ce qui fait rougir: si vous appelez à vos réunions de fêtes, les saints serviteurs du Christ, le Christ lui-même sera présent au milieu de vous, avec sa mère et ses frères: « Car quiconque fait la volonté de mon père, celui-là est mon frère et ma soeur et ma mère« (5). Je sais bien que je vais paraître importun et fâcheux à plusieurs, en vous donnant ces conseils et en m’attaquant à des habitudes invétérées. Mais peu m’importe, ce n’est point votre faveur que je veux, mais votre perfection; les louanges et les applaudissements qu’il me faut, c’est votre profit, ce sont vos progrès dans la sagesse. Et qu’on ne me dise pas, c’est la coutnme; là où il y a péché, ne venez pas me parler de coutume; mais si ce qui se fait est mal, qu’importe que la coutume soit ancienne. il faut l’abolir; s’il n’y a point de mal, qu’importe que la coutume n’existe pas, il faut l’introduire et l’implanter. Du reste, on ne saurait soutenir que tout ce qui se fait de honteux dans les noces soit une coutume antique; il est facile, au contraire, de se convaincre que c’est une innovation, en se rappelant comment Isaac épousa Rebecca, et Jacob Rachel. Car l’Ecriture raconte la célébration de leurs noces et la manière dont ces fiancées furent conduites à la maison de leurs époux, et nous n’y trouvons rien qui ressemble aux noces d’aujourd’hui On prépara, il est vrai, un festin et un dîner plus brillants qu’a l’ordinaire, et on invita les parents aux noces; mais quant à ces flûtes et à ces cymbales, à ces danses avinées et à toutes ces turpitudes de nos jours, il n’y avait rien de tout cela. Mais ce jour-là, les hommes de notre temps font retentir en dansant, des hymnes à Vénus, chantent des adultères, des violations de mariage, des amours contre nature, des unions illicites et tant d’autres chansons pleines d’impudeur et d’impiété: puis plongés dans l’ivresse et couverts d’infamie, à travers mille paroles impudiques, ils emmènent, devant tous, leur fiancée. Pourquoi donc, je vous le demande, exiger d’elle la chasteté, si, dès le premier jour, vous lui donnez vous-même de pareilles leçons d’impudeur; si vous prenez soin qu’on dise et qu’on fasse en sa présence des choses que ne se permettrait pas un esclave honnête? Pendant si long temps, le père a pris tant de peine pour que la jeune fille restât aux côtés de sa mère, pour qu’elle ne dît jamais et n’entendît jamais prononcer de semblables paroles; il l’a enfermée dans un gynécée, sous des portes et des verroux, avec des femmes commises à sa garde; il lui a défendu les promenades du soir, il n’a pas voulu qu’elle se montrait jamais à personne, pas même à quelqu’un de ses parents: vous arrivez, et en un seul jour vous détruisez tout son ouvrage; et, par toute cette pompe déshonnête dont vous l’entourez, vous la rendez impudique. vous versez dans l’âme de celle qui va devenir votre épouse, le poison des paroles impures. N’est-ce pas là la source de tous les malheurs qui surviennent? la source des adultères et des jalousies? N’est-ce pas là ce qui fait que nous voyons tant de mariages stériles, tant de personnes veuves, tant d’enfants sitôt orphelins? Quand vous avez par ces chants, invité les mauvais esprits à vos noces et qu’en proférant ces discours obscènes vous aurez comblé leurs souhaits; lors que vous avez introduit près de vous des gens corrompus, des baladins, toute une troupe de comédiens, que vous avez peuplé votre maison de courtisanes, et que vous y avez tout préparé pour un bal de démons, quel bon résultat, dites-moi, pouvez-vous attendre? Et pourquoi donc, le premier jour, appeler aussi parmi vous des prêtres, si vous devez le lendemain vous livrer à tant d’infamies?….

Quand même aucun châtiment, aucun supplice ne menacerait les auteurs de tant d’infamies, quel plus grand supplice que d’être l’objet des plus sales quolibets, de la part d’hommes ivres et corrompus, en présence de tout un peuple qui les entend? Quand vous donnez quelque chose aux pauvres, ils vous bénissent, ils vous souhaitent toutes sortes de bonheurs; mais ces conviés, une fois ivres et repus, jettent à la tête des mariés toutes les plaisanteries les plus sales, et luttent à l’envie d’obscénité; et, comme si c’était une réunion d’ennemis, c’est à qui, parmi les parents des époux, dira sur eux les plus honteuses infamies et leur fera monter la rougeur au front. Est-il besoin d’autres preuves, pour que vous demeuriez convaincus que tous leurs actes et toutes leurs paroles leur sont inspirés par les démons? Qui pourrait en douter encore! Personne sans doute, car ce sont bien là les récompenses du diable; des railleries, de l’ivresse, des folies. Que s’il est des personnes qui s’imaginent que l’admission des pauvres à leurs noces, soit un présage funeste et l’indice de quelque calamité, qu’elles sachent qu’il n’y a pas de plus sûr indice et de plus certain présage de chagrins et de malheurs, que de ne point nourrir les pauvres et les veuves, et de nourrir des hommes infâmes et des prostituées. Souvent, en effet, ne voit-on pas dès le premier jour, la prostituée séduire et enchaîner l’époux, éteindre son amour pour son épouse, lui dérober frauduleusement sa bienveillance, et jeter en son coeur des semences d’adultère? De pareilles conséquences, quand bien même il n’y en aurait pas d’autres, devraient suffire pour effrayer les parents, et les empêcher d’admettre aux noces de leurs enfants, des danseurs et des comédiens.(6)

On ajouterait aisément d’autres traits à ces tableaux. Il est certain qu’en recevant un plus grand nombre d’enfants l’Eglise pouvait se plaindre de plusieurs. Encore, si le mal n’eût été que dans le troupeau, mais les pasteurs avaient aussi leurs plaies. L’hérésie avait infesté plusieurs évêques. Arius et ses disciples avaient bouleversé l’empire. En vain saint Jean Chrysostome s’efforçait-il de montrer tout ce qu’il y a de surhumain dans le pardon des injures. Sans cesse des rivalités et des luttes s’élevaient dans le sein même de la nouvelle religion. Le souffle de l’enfer s’efforçait d’ébranler les portes éternelles.

Or, l’on comprend comment des âmes éprises de la charité que le Christ avait apportée au monde, pressées du besoin de se livrer aux contemplations sublimes auxquelles les initiait la lumière évangélique, fatiguées des désordres qui polluaient les villes, averties peut-être par un pressentiment surnaturel des catastrophes qui se préparaient, on comprend, dis-je, que ces âmes cherchassent le repos et la solitude, et allassent dans les déserts cacher, avec leurs vertus, les germes de vie qui, plus tard, devaient féconder la société renouvelée.

De là les solitaires; ils furent selon l’expression des Pères, les premiers philosophes chrétiens. Ces philosophes, bien différents de ceux du paganisme, bâtirent sur un fondement contraire. C’était comme une réfutation vivante des systèmes passés. Ils opposèrent l’humilité à l’orgueil du Stoïcisme; d’effrayantes austérités aux voluptés d’Epicure; la chasteté à la polygamie de Platon; la simplicité de la foi et les flammes de la charité aux rêves délirants et à l’égoïsme glacé de tous. Poursuivant dans le silence leur oeuvre mystérieuse, ils accomplissaient, selon l’expression de St. Paul, ce qui manque à la passion du Christ(7). Ils s’offraient du haut des montagnes où ils s’étaient réfugiés comme des victimes médiatrices entre le ciel et les villes coupables qui murmuraient à leurs pieds des blasphèmes et des chansons impures. Et ce n’était pas par la prière seule qu’ils aidaient leurs concitoyens; si quelque grand danger menaçait l’Eglise ou la patrie, on les voyait accourir. Ainsi l’on voit St.-Ephrem descendre des cavernes du Liban où il s’était retiré, tantôt pour annoncer à Edesse, sa patrie d’adoption, les terreurs du Jugement divin, tantôt pour la protéger contre les attaques de l’impie Bardesanes.

On eut un exemple non moins frappant de ce dévouement des moines au bien de leurs frères, après la sédition où le peuple d’Antioche renversa les statues de Théodose. Revenu de sa fureur passagère, le peuple comprit son cr

Notes et post-scriptum