ARTICLES

Informations générales
  • TD 6.17
  • ARTICLES
  • QUELQUES MOTS DE POLEMIQUE
  • Revue de l'Enseignement chrétien, I, n° 3, 1 mars 1852, p. 181- 194.
  • TD. 6. P. 17.
Informations détaillées
  • 1 ADULTERE
    1 ARTS LITURGIQUES
    1 ATHEISME
    1 BEAU CHRETIEN
    1 DECADENCE
    1 ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE
    1 FORNICATION
    1 HAINE ENVERS LA VERITE
    1 HERESIE
    1 JESUS-CHRIST
    1 LITURGIE
    1 LITURGIE ROMAINE
    1 LIVRES LITURGIQUES
    1 MARIAGE
    1 MORALE INDEPENDANTE
    1 PAGANISME
    1 PASSIONS MAUVAISES
    1 PEUPLES DU MONDE
    1 POLEMIQUE
    1 PROPRES DES DIOCESES
    1 QUERELLE DES AUTEURS CLASSIQUES
    1 RHETORIQUE
    1 SPECTACLES
    1 TRADITION
    2 AMBROISE, SAINT
    2 BAIUS
    2 BERNARD DE CLAIRVAUX, SAINT
    2 BOSSUET
    2 CATULLE
    2 CICERON
    2 COFFIN, CHARLES
    2 DIOSCORE
    2 DONOSO CORTES, JUAN-FRANCISCO
    2 GAUME, JEAN-JOSEPH
    2 GOUSSET, THOMAS
    2 GREGOIRE I LE GRAND, SAINT
    2 GUERANGER, PROSPER
    2 HORACE
    2 JANSENIUS
    2 LEGER, SAINT
    2 LUTHER, MARTIN
    2 MONTALEMBERT, CHARLES DE
    2 PARISIS, PIERRE-LOUIS
    2 PAUL, SAINT
    2 PITRA, JEAN-BAPTISTE
    2 PLATON
    2 SANTEUL, JEAN DE
    2 SIMONIDE
    2 SOCRATE
    2 SOLON
    2 VINCENT DE PAUL, SAINT
    2 VIRGILE
    2 XERXES I
    3 ARRAS
    3 ATHENES
    3 GRECE
    3 HIPPONE
    3 JERUSALEM
    3 JUDEE
    3 SOLESMES
  • 1 mars 1852.
  • Nîmes
La lettre

La querelle sur l’emploi des auteurs païens remonte plus haut qu’on ne pense, et ce serait une erreur de croire que la Renaissance ait triomphé sans efforts. Seulement, après avoir protesté, les voix fidèles aux traditions du moyen-âge se turent devant l’engouement universel; mais cet engouement ne devait pas durer toujours. Depuis quelque temps déjà, des hommes connus dans la science catholique cherchaient à ranimer le combat. Quelques Evêques, à la tête desquels il faut placer Mgr. d’Arras, opéraient d’utiles réformes dans leurs petits séminaires; et lorsque M. l’abbé Gaume est venu poser franchement la question, il s’est vu entouré tout-à- coup de nombreux et illustres partisans: Mgr. le Cardinal Gousset, M. le comte de Montalembert, M. Donoso Cortes, les rédacteurs de l’Univers l’ont engagé à tenir haut sa bannière contre les assauts qui allaient lui être livrés.

Ces assauts devaient être rudes; nous en savons quelque choses, nous qui, sans partager toutes les opinions émises dans le Ver Rongeur, défendons pourtant la même cause. De quelles qualifications n’avons-nous pas été stigmatisés par quelques-uns de nos honorables adversaires? Selon eux, nous reproduirions les propositions de Baïus; nous serions les disciples de Jansénius; nous proférions les mêmes blasphèmes que Luther; nous ressusciterions enfin le manichéisme. Baïstes, jansénistes, luthériens, manichééns, nous sommes tout cela pour n’avoir pas assez admiré la morale païenne.

En effet, si nous avons encouru tant d’anathèmes, c’est uniquement pour avoir affirmé que cette morale est un amas de vains mots, quand elle n’est pas la source de tout vice. Nous ignorons, il est vrai, pourquoi on a jugé convenable de donner tant d’importance à notre assertion, lorsque, du premier coup, on l’avait déclarée incapable de soutenir l’examen. Jusqu’a preuve nouvelle, nous nous permettrons pourtant de la soutenir; et nous défendrons d’autant plus volontiers notre thèse que nous y trouverons, nous le croyons du moins, l’occasion de faire tomber plusieurs objections, sans avoir besoin d’y répondre.

Qu;avons-nos voulu dire en affirmant que la morale des païens est un amas de vains mots, quand elle n’est pas la source de tout vice?

1° Que, manquant d’une sanction suffisante, les prescriptions de cette morale étaient trop souvent stériles dans l’application; et qu’en ce sens, elle était un amas de vains mots;

2° Que le paganisme, acceptant des dieux déshonorés par toutes les abominations, impliquait en quelque sorte l’apologie de tous les excès; et, qu’en ce sens, cette morale, en tant que morale religieuse, était la source de tous les vices;

3° Que certains philosophes avaient, dans leurs systèmes, tellement mêlé le bien et le mal, que le bien qui s’y trouvait encore ne se présentait plus qu’a l’état de paradoxe; et qu’en ce sens, leur doctrine n’était qu’un amas de vains mots. Evanuerunt in cogitationibus suis, et obscuratum est insipiens cor eorum…Dicentes enim se esse sapientes, stulti facti sunt.

4° Que les philosophes et les païens ne s’en tinrent pas là, qu’ils s’abandonnèrent à tous les désordres. Aussi, Dieu les livra-t-il à leurs passions en punition de leurs erreurs: Tradididit illos Deus in passiones ignominiae…repletos omni iniquitate, malitia, fornicatione, avaritia, nequitia. Et pourquoi tout cela? Parce qu’ils avaient changé la vérité de Dieu en mensonge, mutaverunt veritatem Dei in mendacium. Et c’est ainsi que le paganisme et sa morale étaient, selon nous, la source de tout vice.

Notre proposition nous avait semblé résumer le chapitre Ier de l’Epître de saint Paul aux Romains. Nous ne voulons pas aller plus loin que l’Apôtre expliquant l’abandon que Dieu a fait des païens; mais nous croyons que, sans être janséniste ni même manichéen, on peut aller aussi loin que lui. Les païens ont été frappés de démence, evanuerunt in cogitationibus suis….stulti facti sunt. Ceci n’est-il pas plus fort que la qualification de vains mots appliquée à leur morale? Ils ont été remplis de toute sorte d’iniquités, repletos omni iniquitate….Ceci exprime en détail ce que nous avons réduit à ces trois mots: tous les vices.

Veut-on des autorités, après celle de l’Apôtre?

On a cité un passage de S. Augustin, d’où il résulterait que, « selon ce Père, pour ramener les platoniciens à la religion, il faudrait changer peu de choses à leur opinions, paucis mutatis » C’est précisément de la lettre de S. Augustin à Dioscore, à laquelle on emprunte ces mots, que nous allons tirer notre principal argument.

1° Dans le passage allégué, il n’est pas le moins du monde question des anciens platoniciens, c’est-à-dire des platoniciens païens, mais bien de ceux des néo- platoniciens, qui, après avoir d’abord singé le Christianisme, furent réduits à l’adopter en changeant encore certaines choses à leur propre doctrine. S. Augustin, qui a parlé plus haut des stoïciens et des épicuriens, fait observer, que grâce au Christianisme, il n’est plus question de leurs systèmes que comme d’une doctrine morte: Ut vix jam in scholis rhetorum memoretur, quae fuerint illorum sententiae. Quant à leurs controverses, « les Grecs eux- mêmes, si bavards pourtant, les ont expulsées de leurs gymnases » -D’où l’on comprend, ajoute S. Augustin, comment, pour subsister, les platoniciens, ont été forcés, en changeant certaines choses, de se soumettre au joug du Christ, cervices oportere submittere« .

Nous n’aurions pas insisté sur cette confusion, s’il n’était très-important de prouver que S. Augustin dit à peu près le contraire de ce qu’on lui fait dire. A qui persuadera-t-on, en effet, que ce Père, si versé dans la philosophie platonicienne, accepte, à peu de choses près, la morale de Platon, telle, par exemple, qu’il l’a exposée dans sa République.

2° L’Evêque d’Hippone, dans sa lettre à Dioscore, se propose un but tout contraire à celui que suppose cette citation fautive. En effet, Dioscore l’avait consulté sur certains points de la philosophie des païens, sur leur morale en particulier; S. Augustin consacre la première partie de sa lettre à la détourner de cette étude: « Ille autem quisquis abs te quaesiverit, quae tu a nobis quaeris, audiat quod ea doctius et prudentius nescias. Si enim Themistocles non curavit quod est habitus indoctior, quum canere nervis in epulis recusasset, ubi, quum se nescire illa dixisset atque ei dictum esset: Quid igitur nosti? Respondit: Rempublicam ex parva magnam facere; dubitandum, est tibi dicere te ista nescire, quum ei rogarit quid noveris respondere posuis, nosse te quomodo, etiam sine istis, homo esse possit beatus? Quod si adhuc non tenes, tam perverse ista conquiris, quam perverse, si aliquo corporis periculoso morbo gravareris, delicias et tenerrimas vestes, potius quam medicamenta medicosque conquireres ».

Que pensent nos adversaires de ce légers vêtements et de l’application de ce texte au sujet qui nous occupe?

Après l’avoir détourné de l’étude de la philosophie païenne, S. Augustin fait observer à Dioscore que cette philosophie se réduit à trois principaux systèmes: ceux des stoïciens, des épicuriens, des platoniciens. Ce sont les platoniciens qui ont le plus approché de la vérité; et cependant: 1° ils ne l’ont point possédée; 2° ils n’osaient pas la communiquer, par peur des philosophes et des moqueries du peuple: « Simul videbant, si eis conarentur insinuare aliquam rem divinam…, non eos (homines) intellecturos et repugnantibus vel epicureis vel stoïcis, multo quam sibi facilius palmam daturos; ita ut vera salubrisque sententia (quod perniciosissimum est generi humani) imperitorum irrisione sordesceret: et hoc in moralibus ». Or, veut-ton savoir jusqu’où allaient les abominations des stoïciens et des épicuriens, que le genre humain préférait pourtant à la doctrine de Platon? Elles allaient si loin que S. Augustin, fatigué de les analyser, s’écrie: « Sed jam me pudet ista refellere, quum eos non puduerit ista sentire. Quum vero ausi sint etiam defendere, non jam eorum, sed ipsius generis humani me pudet, cujus aures haec ferre potuerunt ». Et cet aveuglement profond, à quoi S. Augustin l’attribuait-il? Aux désordres moraux:…..caecitas mentium per illuviam peccatorum amoremque carnis…..Voilà pour la morale des païens et des philosophes, les platoniciens exceptés.

Mais ces platoniciens eux-mêmes, dont-il n’y aurait pas à tenir grand compte, puisqu’ils cachaient à l’ombre d’un secret profond ce que leur doctrine avait de vrai, S. Augustin les épargnera-t-il toujours? Gardez-vous de le penser: arrivé au terme de sa course, il dénoncera dans leurs doctrines une impiété contre laquelle la foi chrétienne doit se prémuni: « Laus quoque ipsa, qua Platonem vel Platonicos seu Academicos philosophos tantum extuli, quantum impios homines non oportuit, non immerito mihi displacuit, praesertim quorum contra errores magnos defendenda est christiana doctrina -Rectract., lib. , cap. I, n. 4.

Après S. Augustin, veut-on entendre Bossuet? Ecoutons-le nous tracer la peinture de l’état du monde, tel que l’avait fait le paganisme:

« Comme toutefois la conversion de la gentilité était une oeuvre réservé au Messie et le propre caractère de sa venue, l’erreur et l’impiété prévalaient partout. Les nations les plus éclairées et les plus sages, les Chaldéens, les Egyptiens, les Phéniciens, les Grecs, les Romains étaient les plus ignorants et les plus aveugles sur la religion; tant il est vrai qu’il y faut être élevé par une grâce particulière et par une sagesse plus qu’humaine! Qui oserait raconter les cérémonies des dieux immortels et leurs mystères impurs? Leurs amours, leurs cruautés, leurs jalousies et tous leurs autres excès étaient le sujet de leurs fêtes, de leurs sacrifices, des hymnes qu’on leur chantait et des peintures que l’on consacrait dans leurs temples. Ainsi le crime était adoré et reconnu nécessaire au culte des dieux. Le plus grave des philosophes défend de boire avec excès, si ce n’était dans les fêtes de Bacchus et à l’honneur de ce dieu. Un autre, après avoir sévèrement blâmé toutes les images malhonnêtes, en excepte celle des dieux, qui voulaient être honorés par ces infamies. On ne peut lire sans étonnement les honneurs qu’il fallait rendre à Vénus et les prostitutions qui étaient établies pour l’adorer. La Grèce, toute polie et toute sage qu’elle était, avait reçu ces mystères abominables. Dans les affaires pressantes, les particuliers et les républiques vouaient à Vénus des courtisanes, et la Grèce ne rougissait pas d’attribuer son salut aux prières qu’elles faisaient à leur déesse. Après la défaite de Xerxès et de ses formidables armées, on mit dans le temple un tableau où étaient représentés leurs voeux et leurs processions, avec cette inscription de Simonide, poète fameux: « Celles-ci ont prié la déesse Vénus, qui pour l’amour d’elles, a sauvé la Grèce ».

S’il fallait adorer l’Amour, ce devait être du moins l’amour honnête; mais il n’en était pas ainsi. Solon, qui le pourrait croire et qui attendrait d’un si grand nom une si grande infamie? Solon, dis-je, établit à Athènes le temple de Vénus la prostituée ou de l’Amour impudique. Toute la Grèce était pleine de temples consacrés à ce dieu, et l’amour conjugal n’en avait pas un dans tout le pays.

« Cependant, ils détestaient l’adultère dans les hommes et dans les femmes: la société conjugale était sacrée parmi eux. Mais, quand ils s’appliquaient à la religion, ils paraissaient comme possédés par un esprit étranger, et leur lumière naturelle les abandonnait.

« La gravité romaine n’a pas traité la religion plus sérieusement, puisqu’elle consacrait à l’honneur des dieux les impuretés du théâtre et les sanglants spectacles des gladiateurs, c’est-à-dire tout ce qu’on pouvait imaginer de plus corrompu et de plus barbare.

« Mais je ne sais si les folies ridicules qu’on mêlait dans la religion n’étaient pas encore plus pernicieuses, puisqu’elles lui attiraient tant de mépris. Pouvait-on garder le respect qui est dû aux choses divines, au milieu des impertinences que contaient les fables, dont la représentation ou le souvenir faisait une si grande partie du culte divin? Tout le service public n’était qu’une continuelle profanation, ou plutôt une dérision du nom de Dieu; et il fallait bien qu’il y eût quelque puissance ennemie de ce nom sacré, qui, ayant entrepris de le ravilir, poussât les hommes à l’employer dans des choses si méprisables, et même à le prodiguer à des sujets si indignes.

« Il est vrai que les philosophes avaient à la fin reconnu qu’il avait un autre Dieu que ceux que le vulgaire adorait: mais ils n’osaient l’avouer. Au contraire, Socrate donnait pour maxime qu’il fallait que chacun suivît la religion de son pays. Platon, son disciple, qui voyait la Grèce et tous les pays du monde remplis d’un culte insensé et scandaleux, ne laisse pas de poser comme fondement de sa République, « qu’il ne faut jamais rien changer dans la religion qu’on trouve établie; et que c’est avoir perdu le sens que d’y penser ». Des philosophes si graves, et qui ont dit de si belles choses sur la nature divine, n’ont osé s’opposer à l’erreur publique et ont désespéré de la pouvoir vaincre. Quand Socrate fut accusé de nier les dieux que le public adorait, il s’en défendit comme d’un crime; et Platon, en parlant du Dieu qui avait formé l’univers, dit qu’il est difficile de le trouver, et qu’il est défendu de le déclarer au peuple. Il proteste de n’en parler jamais qu’en énigme, de peur d’exposer une si grande vérité à la moquerie.

« Dans quel abîme était le genre humain, qui ne pouvait supporter la moindre idée du vrai Dieu? Athènes, la plus polie et la plus savante de toutes les villes grecques, prenait pour athées ceux qui parlaient des choses intellectuelles; c’est une des raisons qui avaient fait condamner Socrate. Si quelques philosophes osaient enseigner que les statues n’étaient pas des dieux, comme l’entendait le vulgaire, ils se voyaient contraints de s’en dédire; encore après cela étaient-ils bannis comme des impies par sentence de l’Aréopage. toute la terre était possédée de la même erreur. La vérité n’y osait paraître. Le Dieu créateur du monde n’avait de temple ni de culte qu’en Jérusalem. Quand les Gentils y envoyaient leurs offrandes, ils ne faisaient autre honneur au Dieu d’Israël, que de le joindre aux autres dieux: La seule Judée connaissait sa sainte et sévère jalousie, et savait que partager la religion entre lui et les autre dieux était la détruire ». -Hist. Univ., chap. XVI.

Sommes-nous allé plus loin que Bossuet? mais encore une fois, nous ne voulons pas disputer. Est-il possible d’exagérer, après ce que Bossuet, S. Augustin et S. Paul nous disent de la dégradation où était descendue la morale païenne?

Nous pourrions citer à l’infini; mais à quoi bon? A ceux que les passages précédents ne contenteraient pas, que faudrait- il donc opposer?

Mais alors, nous dit-on, pourquoi prétendre que l’on peut faire, avec les préceptes moraux des païens, un code de morale trop parfait? Cette proposition, qui n’est pas d’ailleurs sortie de notre plume(1), ne nous paraît pas contradictoire avec ce qui nous avons avancé. Toute erreur, on l’a répété bien des fois, est fondée sur quelques vérité dont on abuse: le paganisme, malgré tout ce qu’il renferme de monstrueux, a retenu certains lambeaux épars de vérité. Or, ce que l’on trouve mauvais et dangereux, c’est que l’on ait cherché à recoudre ensemble ces lambeaux, de telle sorte qu’on pût faire croire aux enfants que la morale des adorateurs de Mercure et de Vénus était aussi pure que celle de Jésus-Christ.

Mais les païens n’avaient-ils pas des préceptes de morale très utiles?

Nous demandons la permission de citer ici ce que nous écrivait tout récemment, au sujet de cette objection, un de Evêques de France qui se sont le plus occupés de matières philosophiques.

« On soutient contre vous que les païens ont enseigné quelques préceptes moraux très-utiles. Ce mot très-utiles, appliqué à la question et entendu dans le sens de votre adversaire, est aussi scandaleux, aussi dangereux qu’il est faux. Sans doute, il a été utile que la connaissance de quelques principes moraux ait été conservée chez les païens, et que des philosophes les aient proclamés; mais qu’il soit vrai, qu’il se puisse penser et dire que ces préceptes moraux sont encore aujourd’hui très-utiles, et que, à cause de cette utilité, il soit très-utile de faire lire et étudier aux jeunes gens les auteurs païens qui les ont reconnus, c’est ce qui révolte le bon sens d’un chrétien. Est-ce que, par hasard, l’Evangile aurait oublié d’enseigner quelques-uns des préceptes moraux, et surtout des plus utile?…Cela me produit l’effet d’un homme qui prendrait une lanterne en plein midi pour se conduire, et qui s’autoriserait de ce que les lanternes sont incontestablement très-utiles. Cette comparaison est adéquate ».

Et maintenant devons-nous chercher à prouver que nous ne sommes ni baïstes, ni jansénistes, ni luthériens, ni manichéens? -Ou l’on parle sérieusement, et alors on sait fort bien que nous ne sommes rien de tout-cela; ou l’on veut se moquer, et nous ne comprenons pas le sel attique d’une pareille plaisanterie.

Passons à un adversaire plus grave.

Nous trouvons dans l’Ami de la Religion (29 janvier 1852) des réflexions de dom J.B. Pitra, sur lesquelles nous avons besoin de nous arrêter un moment, d’abord pour constater avec bonheur qu’entre lui et nous la divergence est peut- être moindre qu’au premier abord on pourrait le croire; secondement, parce que, dans la thèse sur laquelle nous sommes en désaccord, nous croyons avoir pour nous contre lui une autorité qu’il ne contestera pas: celle de son illustre Abbé, dont les travaux liturgiques, que nous admirons tous, reposent sur un principe entièrement identique au nôtre.

Constatons d’abord les points sur lesquels nous nous entendons avec le savant auteur de la Vie de S. Léger.

Nous croyons avec lui qu’accuser les corps religieux qui, au seizième siècle, se vouèrent à l’éducation, d’avoir fait des païens au sein du Christianisme, ce serait nier tout le dévouement qu’ils mirent à défendre la cause de l’Eglise; ne pouvant arrêter le torrent, ils essayèrent de le diriger, et c’est leur éternel honneur d’avoir sût tirer, comme il le firent, le bien du mal. Mais il n’en est pas moins vrai qu’ils apportèrent de profondes modifications à l’ensemble des études telles qu’elles étaient organisées avant la Renaissance. Ce fut de leur part une affaire de tactique. Nous maintenons qu’ils firent bien; mais si, en présence d’exigences nouvelles, l’on crut devoir alors apporter de nouvelles méthodes, pour quoi, après trois siècles, une situation différente n’amènerait-elle pas des procédés différents? Ce ne sera donc pas nous qui adresserons le moindre reproche à nos prédécesseurs; seulement, qu’on nous permette de les imiter dans la liberté dont ils usèrent eux- mêmes. Reste donc, comme le fait observer dom Pitra, une simple question de méthode et d’opportunité. Nous sommes de son avis encore sur l’importance des bons maîtres; mais nous avons quelques raisons de douter que des associations pour l’éducation telles qu’il les propose, à l’exemple de celles de Saint-Vincent-de-Paul pour les oeuvres de charité, soient suffisantes.

Nous gémissons aussi avec lui, non pas de voir disparaître les éditions expurgées, mais de ce que les classiques païens ont été intégralement reproduits dans la plupart des éditions universitaires.

Enfin, comme nous, dom J.B. Pitra veut que l’on fasse dans les classes une part plus large aux auteurs chrétiens.

En quoi donc différons-nous, rapprochés que nous sommes sur tant de points?

Le voici, et nous conjurons le savant auteur des Etudes sur les Bollandistes de vouloir bien y réfléchir.

Pourquoi dom Guéranger foudroie-t-il de tous ses anathèmes les prétentions de ceux qui, dans le bréviaire et le Missel, ont voulu substituer les odes de Coffin et de Santeuil aux hymnes séculaires de S. Ambroise? C’est, me répondra le pieux disciple de l’auteur des Institutions liturgiques, que même en admettant que Santeuil et Coffin sont supérieurs aux vieux hymnographes, il y a quelque chose qui domine la beauté de la forme: c’est l’importance du fond, c’est le respect de la tradition, c’est la sève catholique qui jaillit, en quelque sorte, par tous les élans des invocations que l’Eglise, assistée du Saint-Esprit, a préparées pour ses enfants par la plume de ses plus grands pontifes; en sorte que, tout en supposant quelques tournures moins correctes, quelques expressions moins pures, quelques vers moins bien alignés, la vieille prière catholique, se présentant avec sa vénérable antiquité, écrase de la majesté des siècles qui l’entourent tout ce qu’on a pu accumuler de soins et d’apprêts pour rendre élégantes et jolies les liturgies modernes.

La cause que l’illustre Abbé de Solesmes a fait triompher en France, malgré tant d’obstacles, est, sur un autre terrain, celle que nous soutenons. Il s’agit toujours de savoir si le fond ne doit pas l’emporter sur la forme; et l’exemple que nous avons sous les yeux est pour nous un puissant encouragement.

Qui se doutait en France, il y a vingt ans, que les droits de la liturgie romaine pussent être défendus comme il l’ont été? Que de cris ne s’élèveront pas; à l’apparition des deux premiers volumes de ces célèbres Institutions? Que d’imposantes autorités en blâmèrent la doctrine! Dom Guéranger, lui aussi, nous ramenait à la barbarie, au latin du moyen-âge et aux Pères. Depuis deux cents ans, nous avions changé tout cela et nous ne voulions pas y revenir. Pouvions-nous, après avoir apprécié les modernes hymnographes, supporter ces grossières séquences? Mais qui donc nous avait donné le goût de ces réformes? Prenez-y garde! c’était le culte d’Horace, de Catulle et de Virgile. Comment tolérer le style de S. Gregoire, quand on savait admirer l’ampleur des périodes cicéroniennes?

Et pourtant voilà qu’après quelques années de luttes, vives sans doute, les esprits sérieux se sont pris à méditer; un mouvement presque universel nous reporte vers l’ancienne liturgie de Rome. Qu’on y songe, la liturgie est quelque chose de bien grave; mais l’éducation n’est-elle donc rien? On peut être très bon catholique, et réciter le Parisien, le Bizontin, le Viennois; et cependant, on en convient aujourd’hui, il y a de graves dangers dans cet amour du beau latin. On peut être excellent chrétien, et lire souvent Horace et Virgile; mais nous avons quelque peine à nous persuader qu’on n’eût pas plus aisément des pensées pieuses, en leur substituant S. Augustin ou S. Bernard. L’éducation est-elle donc un cours de théologie? Non, sans doute; mais l’homme abandonne trop facilement les idées que lui suggère la foi, pour que, à une époque comme la nôtre surtout, il ne soit pas utile de les présenter à l’enfance par tous les moyens, le culte de la forme dût-il en souffrir quelque peu. Mais, après tout, la forme même en souffrira-t-elle autant qu’on semble le redouter? Que dom Pitra nous permette de lui citer quelques lignes des Institutions Liturgiques, il les a admirées avant nous:

« C’est une loi de la nature sanctionnée par son divin auteur, que la beauté esthétique de la forme vienne s’adjoindre, comme complément, à toutes les oeuvres au fond desquelles résident la sainteté et la vérité, et que si des circonstances accidentelles interceptent parfois une si précieuse alliance, cette exception malheureuse ne fait que confirmer la règle, loin de préjudicier au principe qui réclame impérieusement le retour d’une harmonie nécessaire. C’est en vertu de ce même principe que les cérémonies de la liturgie l’emportent en beauté, en grandeur, en élévation, sur les cérémonies civiles; que les chants sacrés émeuvent l’âme au-dessus des mélodies profanes; que les arts enfin, quand on les a consacrés au service divin, ont produit plus de chefs-d’oeuvre que lorsqu’ils ont été employés à décorer la demeure pompeuse des puissants, ou à satisfaire la vanité et les jouissances de l’homme. Les plus nobles édifices de la terre sont des temples, et si l’on retranchait de nos musées toutes les oeuvres dues aux inspirations de la foi, ces dépôts glorieux des productions du génie humain n’offriraient plus qu’un aspect lamentable et désolé.

« Les livres liturgiques devaient donc participer à cette loi générale; ils devaient être les plus remarquables de tous les livres, sous le rapport de la forme, et ils l’ont été en effet. Nous ferons même voir qu’ils n’ont pas seulement réuni les conditions d’esthétique propres à les rendre dignes de leur objet, mais qu’ils ont encore directement contribué à la conservation et aux développements de l’art lui-même. Il sera démontré, par ce seul côté purement extérieur, que les influences de la liturgie qui reproduisent directement la sanctification de l’homme et le plus fort lien social, ont pour résultat, quand elles ne sont pas contrariées, de maintenir et d’accroître le sens du beau dans la communauté chrétienne. On en est sans doute déjà convaincu, si l’on considère les merveilles de l’architecture sacrée que nous avons appelée le premier des arts liturgiques*; la musique, la peinture, la statuaire, l’orfèvrerie, appliquée au culte divin n’y remplissent-elles pas un rôle dont l’importance ne saurait être contestée? » (T. III, p. 281).

Ce que dom Guéranger applique aux arts inspirés par la liturgie, nous l’appliquons aux lettres inspirées par la religion: la comparaison est adéquate, pour emprunter l’expression du prélat que nous citions tout à l’heure.

Nous terminerons, avec dom Pitra, par une seule question: Quant-a-t-on osé entreprendre de réformer la liturgie romaine? Lorsqu’on a eu la prétention de mieux écrire le latin. Et quand cette prétention s’est-elle manifestée? Quand on a cru pouvoir affirmer que les auteurs païens l’emportaient sur ceux des âges de foi. Les deux questions se touchent de plus près qu’on ne l’avait cru au premier aspect.

Résumons-nous. Sans nous croire jansénistes, baïstes, luthériens, manichéens, nous continuerons à dire que « la morale des païens est un amas de vains mots, quand elle n’est pas la source de tout vice, « au sens où l’ont dit, en termes plus énergiques encore, Bossuet, S. Augustin et S. Paul.

Nous nous permettrons de penser, avec une autorité bien respectable, que les préceptes moraux des païens ne sont pas très-utiles à des chrétiens qui ont l’Evangile et les commentaires des Pères;

Nous n’accuserons pas les ordres religieux, créés au XVI° siècle, d’avoir suscité les inconvénients de la Renaissance; mais nous persistons à croire, avec dom Guéranger, que « les influences qui produisent directement la sanctification de l’homme et le plus fort lien social ont pour résultat, quand elles ne sont pas contraires, de maintenir et d’accroître le sens du beau dans la communauté chrétienne », sans qu’il soit nécessaire pour cela d’avoir recours aux auteurs païens.

L'abbé Emm. D'Alzon.
Notes et post-scriptum
1. de l'abbé Gaume.