ARTICLES

Informations générales
  • TD C.108
  • ARTICLES
  • A M. CH. BIGOT, PROFESSEUR EN CONGE DU LYCEE DE NIMES
  • Revue de l'enseignement chrétien, N. S., I, n° 5, septembre 1871, p. 268-275.
  • TD 6, P. 108.
Informations détaillées
  • 1 ATHEISME
    1 AUGUSTIN
    1 AUMONIERS SCOLAIRES
    1 AUTORITE DE L'EGLISE
    1 BACCALAUREAT
    1 BAPTEME
    1 CONSEIL SUPERIEUR DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE
    1 DEMOCRATIE
    1 DISCOURS DE DISTRIBUTION DES PRIX
    1 EDUCATION RELIGIEUSE
    1 ENSEIGNEMENT
    1 ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE
    1 ENSEIGNEMENT DE LA LITTERATURE
    1 ENSEIGNEMENT OFFICIEL
    1 FAUSSE SCIENCE
    1 FRANCHISE
    1 HAINE CONTRE DIEU
    1 INDIFFERENCE
    1 INSTITUTIONS POLITIQUES
    1 JESUS-CHRIST
    1 JUSTICE
    1 LIBERTE
    1 LUTTE ENTRE L'EGLISE ET LA REVOLUTION
    1 MATERIALISME
    1 MONARCHIE
    1 MONDE ADVERSAIRE
    1 PECHE ORIGINEL
    1 PHILOSOPHIE MODERNE
    1 POLEMIQUE
    1 REPUBLIQUE
    1 REVOLUTION ADVERSAIRE
    1 SAINT-SIEGE
    1 SEPARATION DE L'EGLISE ET DE L'ETAT
    2 BIGOT, CHARLES
    2 CHAMPVANS, JEAN-CHRYSOGONE DE
    2 COURNOT, ANTOINE
    2 COUSIN, VICTOR
    2 DURUY, VICTOR
    2 FORTOUL, HIPPOLYTE
    2 GRATRY, ALPHONSE
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 MICHELLE, FRANCOIS-ETIENNE
    2 NAPOLEON Ier
    2 NAPOLEON III
    2 PIE IX
    2 RENDU, AMBROISE
    2 ROULAND, GUSTAVE
    2 SALVANDY, NARCISSE DE
    2 SIMON, JULES
    2 THIERS, ADOLPHE
    2 VACHEROT, ETIENNE
    2 VATIMESMIL, ANTOINE DE
    3 ALLEMAGNE
    3 ANGLETERRE
    3 BELGIQUE
    3 ETATS-UNIS
    3 FRANCE
    3 HONGRIE
    3 NIMES
    3 PARIS, ECOLE NORMALE
    3 SUISSE
  • Charles BIGOT
  • septembre 1871.
  • Nîmes,
La lettre

Monsieur,

On me communique trois articles que vous avez bien voulu consacrer au discours de la distribution des prix de l’Assomption.

Vos réflexions sont faites avec trop de délicatesse pour que je ne vous en remercie pas tout d’abord. Je me félicite de les avoir provoquées, et je vous avouerai en confession, pour vous donner l’exemple de vous confesser un jour (éloigné peut-être), que l’on m’a souvent reproché de trop aimer les gens d’esprit. Depuis que j’ai franchi la cinquantaine, j’avais juré de n’aimer que le sens commun. Et bien! malgré mes serments, il m’est impossible de rencontrer un homme finement spirituel, sans avoir envie de lui dire, quel que soit l’abîme qui sépare ses opinions de mes principes: Vous êtes vraiment fort aimable.

Vous me trouvez charmant; moi, je vous trouve très aimable: peut-être nous comprendrons-nous un jour.

Cela ne veut pas dire que je n’aime pas la logique, dont vous m’accusez de manquer, parce que, selon vous, nous ne l’aurions pas apprise à la même école. Je dois la mienne à l’Université; auriez-vous étudié la vôtre dans un petit- séminaire?

Mon maître fut M. Michelle, quinze ans plus tard directeur de l’école normale; preuve que l’Université prisait ses arguments et sa méthode. Il est vrai que, à la même époque et à la même école, M. Vacherot, était directeur des études, et sa logique n’était pas précisément celle de mon ancien professeur. Il est vrai que, à la même époque, M. Gratry, aumônier de cette même école normale, publiait un livre pour prouver que la logique Vacherot était de la pure sophistique. En fait de logique, chez MM. les Normaliens d’alors, il y en avait pour tous les goûts. Il est vrai que, à la même époque encore, dans une séance du Conseil supérieur de l’instruction publique, j’ai vu M. Cousin, ce père de la logique moderne, prendre la défense de M. Vacherot, et M. Thiers, fort en logique aussi, pencher pour l’opinion de M. Gratry. Il est vrai que plusieurs amis, au nombre desquels j’étais alors, ne purent faire comprendre à M. l’aumônier, quelques jours avant la publication de son livre contre M. Vacherot, que, provoquant sa destitution de directeur des études, une logique de convenance voulait qu’il se retirât le premier. Il le comprit plus tard, trop tard peut-être. Quoi qu’il en soit, tout cela se faisait au nom de la logique universitaire.

Conclurai-je de travers en affirmant que, si l’Université n’a qu’une science, comme vous le dites, elle a plusieurs logiques, comme je viens de l’établir, par exemple, celle de M. Michelle, celle de M. Vacherot, celle de M. Gratry, celle de M. Cousin, celle de M. Thiers, à qui nous devons M. Simon, ce qui ébranle bien un peu l’unité de sa science? Dans tous les cas, ce que je rappelle de M. Gratry vous prouve que je n’ai pas attendu jusqu’à ce jour pour trouver fausse, et très fausse, la position de MM. les aumôniers universitaires, quelles que soient du reste leurs vertus; car ce n’est pas leur bon coeur que je prétends attaquer. Mais, puisque vous ne considérez MM. vos aumôniers que comme des gens faits pour la commodité des parents, je constate le cas que vous en faites au nom de l’Université dont vous vous constituez le défenseur, bien désintéressé en ce moment, et je passe.

Mais en quoi sus-je illogique? Selon vous, après avoir établi, par le texte de M. Simon, que l’enseignement littéraire de l’Université est déplorable, je ne prouve pas que l’enseignement libre lui est supérieur. Prenez garde! Selon moi, ce n’était pas nécessaire: 1° parce j’avais à attaquer, dans l’Université, quelque chose de bien autrement grave que sa littérature; 2° parce que, dato, non concesso (terme de logique que je dois à M. Michelle), dato, non concesso que l’enseignement libre a aussi sa faiblesse, la source de cette faiblesse se trouve dans le baccalauréat, imposé par votre Université. Cette faiblesse ne nous serait plus imputable; elle serait uniquement votre fait. Voilà pour ma logique. Ai-je donc si mal raisonné?

Au fond, Monsieur, vous avez fort bien compris mon but, et je souffre de vous voir trouver, dans les paroles de M. Jules Simon, autre chose qu’un aveu d’insuccès. Mais, dites-vous, on fera mieux pour l’avenir. Soit; depuis soixante ans et plus, on fait assez mal, et c’est toujours à recommencer. Et quand un ministre tel que M. Simon le déclare, il faut bien que la vérité l’y force. Si vous ne pouvez nous donner la supériorité de votre enseignement littéraire comme dédommagement des ravages que vous faites dans les croyances de la jeunesse, quel besoin avons-nous de vos chaires? Dès lors, à quoi bon l’Université?

Mon argument principal, et vous n’y avez pas touché, était celui-ci: Nous, catholiques, nous croyons à la science sans doute, et, dans un sens, nous la croyons supérieure à l’autorité; mais chaque chose doit être à sa place: tempore auctoritas, re autem ratio prior est, a dit, depuis quatorze cents ans, S. Augustin. Vous prétendez garder fièrement la science pour vous, et vous nous jetez avec dédain l’autorité, qui vous semble un instrument infirme: c’est ce que nous ne souffirons pas. Nous voulons le principe d’autorité, nous voulons la science ensuite; nous voulons la science dans le champ des connaissances purement humaines, nous voulons l’autorité dans le domaine des vérités supérieures, et nous voulons l’union de l’autorité et de la science, de telle façon que, par un appui réciproque, elles s’ouvrent des horizons que la science humaine seule ne découvrira jamais.

Entrer dans plus de détails serait peut-être hors de propos, non que je recule devant la discussion, si cette explication ne vous suffit pas. Mais permettez-moi d’attendre que vous sollicitiez une polémique plus approfondie. Le fait est (et vous en convenez vous-même) que l’Université veut la séparation de la science et de la religion, comme d’autres réclament la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Mais de même que les médecins qui disent: « Je ne m’occupe pas de l’âme, je ne m’occupe que du corps », finissent tous, s’ils ne commencent pas, par le matérialisme; de même que les politiques qui disent: « Je ne m’occupe que des lois humaines, je laisse l’Eglise de côté », ont toujours fini par asservir l’Eglise; de même aussi ceux qui disent: « Je ne m’occupe que de la science humaine, je ne me préoccupe pas de la religion », finissent toujours par faire des athées. Logique ou non, voilà le fait incontestable. Eh bien! c’est contre qui nous protestons de toute la force de notre foi et de notre conscience.

Voyez donc vous-même comme, après tout, il vous est impossible de rester dans la limite que vous prétendez fixer à votre science. Vous me reprochez, vous reprochez aux chrétiens (il ne s’agit plus des catholiques seuls) de croire au péché originel; mais si le péché originel est un mensonge, le baptême est une comédie; si le baptême est une comédie, Jésus-Christ, qui ordonne de le conférer à toutes les nations, omnes gentes, est un imposteur. Monsieur, un dernier acte de franchise: le christianisme, avec un imposteur pour chef, qu’est-ce que c’est?

Oui, Monsieur, vous êtes logique autant que moi; le duel à mort est entre l’Eglise, qui a ses promesses de dix-huit siècles, et la Révolution, représentée ici par l’Université, qui n’a pas soixante-dix ans.

Posez la question ainsi, et vous verrez ce que l’Université aura de jours à vivre.

Vous, Monsieur, qui êtes jeune et qui avez montré une franchise pour laquelle je vous honore, vous dites ces choses hors de vos classes. Et vous me persuaderez que vous n’en direz rien à vos élèves, dans l’intimité d’une correction de devoir ou d’une explication de leçon! Non, vous êtes trop franc; mais, voyez-vous, d’autres, qui pensent absolument comme vous, vous accuseront de l’avoir dit trop haut, peut- être trop tôt. M. de Champvans pourra se plaindre de vos doctrines; mais M. Duruy ou M. Simon, ou tel ministre prudent vous châtiera de votre maladresse compromettante. Aussi pourquoi êtes-vous si pressé? Ce n’est certes pas moi qui vous en blâmerai; je vous en remercie au contraire; mais l’Université veut des ménagements, voyez-vous? Si je raisonne mal, selon vous, moi je trouve que vous raisonnez très bien, trop bien pour le public, au sentiment de vos chefs. Vous avez presque autant que moi horreur de l’hypocrisie; voilà pourquoi des hommes qui pensent comme vous vous frappent, et pourquoi aussi, malgré notre profond désaccord, je vous tendrai la main, quand vous voudrez l’accepter: j’aime les adversaires loyaux.

Vous me semblez donc d’une naïveté quelque peu forte, Monsieur, quand vous me dites que l’Université fait tout au grand jour. Voulez-vous une preuve du contraire et tirée de votre discussion même? Le texte de M. Simon que j’ai cité est bien de M. Simon, si j’en crois des universitaires dignes de foi: je l’ai trouvé dans un journal ami de l’Université. Mais pourquoi m’a-t-il été impossible de me procurer la pièce entière, malgré d’assez consciencieuses recherches? Non, Monsieur, l’Université ne fait pas tout au grand jour; mais cependant je ne puis accepter le reproche que vous m’adressez de ne pas savoir le premier mot des choses de l’Université.

Voici où j’ai appris à la connaître: 1° dans ses propres collèges, où j’ai étudié quelques années; 2° dans le code de l’Université, que m’indiqua, dans le temps, le vénérable M. Rondu, universitaire non suspect, bien qu’il n’eût pas absolument toutes vos idées; 3° dans le livre sur l’Université, de M. Cournot, inspecteur-général; 4° dans le conseil supérieur de l’instruction publique, dont j’ai fait partie deux ans, bien malgré moi, et dont j’ai été rayé pour n’avoir pas voulu venir saluer à Nimes le président de la République, sur le point de devenir empereur. Voulez-vous me permettre un détail à propos de ce fameux conseil? Un jour j’eus le malheur d’y prononcer le nom de l’Université, et j’y reçus immédiatement de M. Cousin, oui, de M. Cousin, une verte semonce, parce que j’avais l’air de vouloir ressusciter ce qui était mort, et bien mort. La résurrection eut pourtant lieu plus tard, si je ne me trompe; car vous ne plaideriez pas si chaudement pour des gens enterrés.

Maintenant, comment l’Université, créée par Napoléon, que vous n’aimez guère; présidée, sous la Restauration, par un évêque d’une autre couleur que la vôtre; puis par M. de Vatimesnil, qui, plus tard, voulut bien me faire de longues et précieuses confidences sur le corps enseignant; puis, développée par MM. Guizot, Cousin, de Salvandy, dans un autre sens; puis, dans un autre sens encore, en 48; puis, modifiée, refaite, retournée par MM. Fortoul et sa bifurcation, Rouland et ses promesses sur le Pape, Duruy et ses circulaires; après le second Empire, qu’elle a passablement encensé, comment est-elle redevenue le pédagogue de la France, et la représentante de la société moderne sous la République de 70? Le Société moderne serait-elle un caméléon? Voyez, Monsieur, si vous ne vous êtes pas un peu trop avancé avec quelqu’un qui connaît (ne vous en déplaise) l’Université aussi bien, peut-être mieux que vous, et laissez-moi vous dire que votre louable franchise pourrait vous nuire sur le terrain où il me serait si facile de vous attirer, si je ne redoutais pas de vous compromettre encore.

En 1824, M. de Lamennais représentait un député ministériel s’inclinant vers son chef, et lui disant: « Monsieur le ministre, qu’est-ce qui est vrai aujourd’hui? » Allons, sous la science universitaire, non pas auprès de vous, non pas à vos côtés, mais dans les environs, n’avez-vous jamais entendu un langage analogue? Il vous fait frémir, c’est votre honneur, mais aussi voyez où vous en êtes?

Vous me répliquerez peut-être: « Rien de semblable ne s’est-il jamais entendu dans l’Eglise? » Certainement, et l’on a pu sonner les funérailles de la portion de l’Eglise dont les évêques et les prêtres trouvaient, comme au Bas- Empire, un langage pareil, pour faire cause commune avec la société moderne d’alors.

Je repousserai un reproche que vous faites aux catholiques.

Vous êtes, leur dites-vous, les ennemis déclarés de la société avec laquelle vous vivez, de ses lois politiques, de ses institutions.

Permettez-moi de nier carrément votre affirmation. Nous sommes les ennemis de la Révolution, dans ce qu’elle a d’anti- religieux et d’anti-social; mais quelle forme de gouvernement repousse donc l’Eglise? Son caractère spécial n’est-il pas de se ployer à toutes les formes de société? Elle est républicaine en Suisse, constitutionnelle en Belgique et en Angleterre, démocrate aux Etats-Unis. Il faut que vous le sachiez, les évêques qui ont fait le plus d’opposition au Concile n’étaient pas, sauf trois ou quatre, républicains; c’étaient des monarchistes de France, d’Allemagne et de Hongrie: le plus bruyant était fusionniste. Non, l’Eglise ne repousse pas la société moderne; et vous avez tort, croyez-moi, de recourir, pour le prouver, à des affirmations dignes Siècle et de ses lecteurs, mais qui ne vont ni à l’élégance de votre plume ni à la distinction de votre esprit.

L’Eglise n’est l’ennemie que de ce qu’il y a de funeste dans certaines erreurs qui, pour être récentes, ne constituent pas pour cela la société moderne. Voulez-vous que l’Eglise approuve ceux qui disent: Dépouillons le clergé, puis nous traiterons avec lui? Si c’est là le raisonnement de certaines sociétés modernes, vous conviendrez que le beau rôle n’est pas précisément celui des voleurs.

Et pourtant, si vous y faites attention, l’Eglise a toujours fini par accepter ces sociétés spoliatrices, et c’est sur quoi elles ont malhonnêtement compté. Quand il s’est agi des biens temporels, elle a toujours fait bon marché de ses droits; quand il s’est agi de sa doctrine, elle a toujours été inflexible. Convenez que c’est noble. Cette conduite a-t-elle été celle de l’Université?

Mais quoi! l’Eglise n’est par républicaine! Elle l’est en Suisse, en Amérique; elle n’est pas contre, elle n’est pas en dehors des formes de gouvernements, elle est au dessus. -Là où ils sont établis selon la justice et le droit, elle les protège; là où ils se succèdent un peu rapidement, comme chez nous, elle ne s’inféode à aucun; elle attend.

La lutte, on ne saurait trop le répéter, n’est pas entre l’Eglise et telle institution, telle forme de gouvernement; elle est entre l’Eglise et la Révolution; et, si vous allez au fond des choses, elle est entre Dieu et l’homme, qui veut se faire Dieu. Même avant l’homme, elle avait commencé chez les Anges; elle s’est continuée au paradis terrestre par ce péché d’origine qu’il vous plaît de nier; elle se continuera jusqu’à la fin des temps. Libre à l’homme d’être ici-bas du côté de la révolte: c’est de la part de Dieu le suprême respect de la liberté; mais libre à l’homme, et c’est là sa gloire, d’être du côté de Dieu. C’est de ce côté que je suis, avec un bonheur que je vous souhaite de partager un jour avec moi.

Je me résume: laissant la politique moderne, la société moderne, les institutions modernes, que l’Eglise acceptera tant qu’elles ne se poseront pas elles-mêmes en ennemies, je dis que je poursuivrai de toutes mes forces l’Université, parce qu’elle est, pour le moment du moins, un des organes les plus funestes de la Révolution, et qu’entre la Révolution et l’Eglise il ne saurait jamais exister même l’apparence de la paix.

E. D'ALZON
Notes et post-scriptum