ARTICLES

Informations générales
  • TD 6.256
  • ARTICLES
  • BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE
    "VIE DE LA MERE MARIE DE L'INCARNATION," FONDATRICE DES URSULINES DE QUEBEC, PAR M. L'ABBE RICHAUDEAU.
  • Revue de l'Enseignement chrétien, N. S., IX, n° 49, mai 1875, p. 68-71.
  • TD 6, P. 256.
Informations détaillées
  • 1 IMITATION DE JESUS CHRIST
    1 IMITATION DES SAINTS
    1 INDIENS D'AMERIQUE
    1 LECTURE DE LA VIE DES SAINTS
    1 MAUVAISES LECTURES
    1 MIRACLE
    1 MISSIONS ETRANGERES
    1 RESPECT HUMAIN
    1 TOLERANCE
    1 VERTU DE PAUVRETE
    1 ZELE APOSTOLIQUE
    2 BILLAULT, ADOLPHE-AUGUSTIN
    2 LA PALISSE
    2 LATEAU, LOUISE
    2 MARIE DE L'INCARNATION GUYART, BIENHEUREUSE
    2 NAPOLEON III
    2 RICHAUDEAU
    2 SANDON
    3 BERLIN
    3 CANADA
    3 CHARENTON-LE-PONT
    3 PRUSSE
    3 QUEBEC
    3 SEDAN
  • mai 1875.
  • Nîmes
La lettre

Un des crimes de la moderne civilisation est d’avoir supprimé les Vies des Saints et de les avoir remplacées par des romans. Allez en chemin de fer, que voyez-vous? hommes et femmes souillant leurs regards et leur imagination par la lecture de toutes ces productions immondes que des auteurs, mourant de faim pour la plupart, servent aux appétits déjà corrompus des voyageurs, pour les corrompre encore davantage s’il se peut.

Que rencontrez-vous dans des familles soi-disant chrétiennes? Dans quelque coin, des tas de romans, mal cachés par le père, et dont les fils savent bien connaître le chemin. Quel fruit de ces lectures? un affaiblissement des idées saines, quand ce n’est pas la perte complète, de jeunes tempéraments ruinés, la pointe de l’intelligence émoussée, le sens moral oblitéré, la vraie notion du beau, du grand, de l’honnête remplacée par la soif des émotions viles et basses, l’égoïsme expulsant la science et la sainte passion du sacrifice, l’horreur de tout ce qui est rude, pénible, l’épouvante de tout combat, l’amour des aises; du bien-être matériel; rien qui élève vers le ciel, rien qui parle de Dieu et de ses droits royaux: l’affaissement, la décadence, les symptômes de la décomposition.

J’en dirai presque autant des romans pieux, propres à faire rêver les âmes tendres et les coeurs sympathiques aux charmes d’une vertu vaporeuse, aux entraînements de sacrifices sans effort, et dont le moindre inconvénient est la perte d’un temps précieux pour l’éternité. Qui nous délivrera de ces dévotions alanguies dans les songes creux, offertes sous le prétexte de détourner des romans plus mauvais des romans ennuyeux on passe aux romans intéressants, de là aux oeuvres savoureuses de sensualité, jusqu’a ce qu’on arrive à l’obscène. Il me plairait de savoir pour combien de dévotes cette progression descendante n’a pas été une douloureuse réalité. Le nombre de ces victimes du roman pieux est plus grand qu’on ne le suppose, soyez-en sûr, et les exemples que je pourrais citer seraient effrayants, si la prudence ne me fermait la bouche:

Nos pères, sur ce point étaient gens bien sensés, quand ils préféraient aux romans la Vie des Saints. Là est la vérité, là est la série si multiple des modèles les plus admirables.

Le modèle suprême est Jésus-Christ; mais que de points de vue divers, traduits pourtant dans une ressemblance qui se diversifie selon les âges, les conditions, les événements extérieurs, les facultés personnelles; toutes ces figures presque divines, c’est Jésus-Christ, imité de loin sans doute mais mis en quelque sorte à la portée de la faiblesse humaine.

J’ai entendu faire une très grave objection à la Vie des Saints. C’est toujours, dit-on, l’histoire de quelqu’un qui commence par naître et fini par mourir; comme si tout le drame plus ou moins romanesque n’était pas placé entre la naissance et la mort des acteurs; comme si les personnages des romans, avant d’apparaître, n’étaient pas venus au monde et n’étaient pas quelque beau jour enterrés, à moins que, pour l’intérêt de l’intrigue on ne les fît brûler vifs ou manger par les loups; ce qui est encore une variété dans le trépas.

« Tous les hommes naissent, tous les hommes meurent: « Vérité de M. de la Palisse, commune aux saints et à tous les héros de romans. Cela dit, je crois qu’entre une composition menteuse, délétère, assassine, comme en servent les cabinets de lecture, les bibliothèques des chemins de fer, et faut-il le dire, quelques bibliothèques de paroisses, et une belle collection de Vies de Saints, il n’y a pas à hésiter; mais il y a plus: c’est une obligation rigoureuse pour les chrétiens d’aller se retremper dans ces récits de notre histoire. Qu’est-ce après tout que les Vies des Saints que les archives de nos ancêtres, nos grands et solides titres de noblesse divine? tous les baptisés catholiques sont de cette race; ce ne sont pas seulement les Juifs qui pouvaient dire: « Nous sommes les fils des saints »; les catholiques ont bien plus le droit de répéter ce cri de triomphe; mais alors ils doivent étudier les efforts, les combats, les souffrances de ces triomphateurs d’une autre sorte que les conquérants de royaumes et les fondateurs d’empire.

En voilà bien long pour dire que je conjure mes lecteurs d’étudier la vie de la vénérable Marie de l’Incarnation, fondatrice des Ursulines de Québec. Ce fut une pauvre fille de boulanger; à quinze ans elle voulait se faire religieuse; son père la contraignit à se marier à dix-sept ans, elle perdit son mari à dix-neuf. Restée veuve avec un enfant de six mois, en face d’une ruine complète, pour élever son fils, elle se chargea de la partie pénible d’une maison de roulage, eut à surveiller 60 chevaux, des charretiers, des portefaix, des crocheteurs. Après douze ans d’un travail qui lui prenait la plupart de ses nuits sur les quais de Tours, et après avoir pourvu à l’avenir de son fils, elle entra aux Ursulines; se sentant poussée à évangéliser les Algonquins, les Hurons et les Iroquois du Canada, elle partit avec tous les signes de la pauvreté apostolique, elle bâtit à grand peine un couvent; il n’était pas fini que l’incendie la laissa elle, ses Soeurs et les petites sauvages, dans un simple costume de nuit, les pieds nus sur la neige, par un froid de 30 degrés. On voulait la faire retourner en France. Les provisions de vêtements et de vivres étant consumées, il était insensé de poursuivre sans ressources une oeuvre qui en réclamait beaucoup. Elle poursuivit, rebâtit son couvent comme par miracle; il est vrai que les vivres se multipliaient sous ses doigts, à moins qu’on ne dise qu’elle avait le talent de faire disparaître la faim sans rien donner à manger, talent, dans tous les cas, aussi miraculeux que le don brutal des miracles. Et ajoutez que les Iroquois ne plaisantaient pas; ils rôtissaient les Jésuites, comme auraient pu faire les pétrôleurs; ils infligeaient aux Français les plus atroces tortures, quand ils pouvaient s’en emparer. N’eut-il pas mieux valu planter là de pareils monstres? La Mère Marie de l’Incarnation crut qu’il valait mieux encore convertir les plus pacifiques, et préparer la conversion des autres à l’aide de bons traitements. C’est ce qui eut lieu; tel fut son apostolat jusqu’à soixante-douze ans qu’elle rendit son âme à Dieu.

Je voudrais bien qu’on m’expliquât quel sentiment a poussé une pauvre femme à quitter son pays, une mère à abandonner son fils, qu’elle a aimé aussi tendrement qu’une mère peut aimer (le fils lui-même en a rendu les plus authentiques témoignages) pour aller se faire la mère des petites sauvages inconnues, grossières, sales, infectées de maladies, les soigner, les catéchiser, en faire des chrétiennes, en faisant de leurs pères, dans ces régions à peine explorées, de sincères amis de la France.

Je ne sais plus quel médecin welche ou frison trouvait que Louise Lateau avait le delirium extaticum: Marie de l’Incarnation devait avoir le délirium barbarico- apostolicum. Et quel dommage que le médecin aliéniste qui a disséqué le cerveau du pauvre Sandon, enfermé à Charenton par ordre de M. Billaut, le grand ministre de Napoléon III, n’ait pu disséquer ce cerveau; il y eut trouvé des signes de démence. Mais aussi quitter tout espoir de bien-être, sa patrie, son fils, pour l’amour de Dieu, n’est-ce pas par trop insensé?

Quoi qu’il en soit, l’Eglise vit de ces folies, la France en a longtemps vécu, et quand elle en vivait, elle était grande; mais depuis que nous vivons de romans, nos caractères se sont agrandis, notre courage a pris d’inouïes proportions, et c’est pourquoi nous avons vaincu à Sedan, pris Berlin, enlevé à la Prusse quatre provinces et emporté de chez eux dix milliards.

Félicitons M. Richaudeau du talent avec lequel il a écrit la Vie de la Mère Marie de l’Incarnation. Lui n’a point peur du surnaturel, il le fait ressortir avec amour, et je crains bien que, par ce côté, il n’ait blessé bien des esprits soi- disant prudents et sages. Que voulez-vous? C’est une honte de voir combien le respect humain, à force de vouloir ménager l’incrédulité moderne, supprime les titres de gloire des saints, ne nous montre plus Dieu aussi admirable dans leurs grandes figures, et nous enlève, à force de vulgarisme raisonneur, cette tendresse passionnée pour les vrais et utiles conquérants du monde; M. Richaudeau n’a pas eu ces terreurs, et je l’en félicite. Il a eu le courage de dire tout ce qui pouvait faire éclater l’honneur, la beauté morale de son héroïne; il nous l’a présentée comme digne d’être placée sur les autels, et s’il obtient qu’elle y soit un jour élevée par l’autorité infaillible du Saint-Siège, il aura bien mérité par son beau livre, du Canada, de la France et de l’Eglise.

E. D'ALZON.
Notes et post-scriptum