ARTICLES

Informations générales
  • TD 7.120
  • ARTICLES
  • A PROPOS DES SOUVENIRS DU CARDINAL WISEMAN SUR LES QUATRE DERNIERS PAPES (1)
  • Revue Catholique du Languedoc, I, mai 1859, p. 25-29.
  • TD 7, P. 120.
Informations détaillées
  • 1 AMOUR DU PAPE
    1 HISTOIRE DE L'EGLISE
    1 POUVOIR TEMPOREL DU PAPE
    1 SOUVENIRS
    2 BARONIUS
    2 BUNSEN, CHRISTIAN-KARL-JOSIAS DE
    2 CATON, LES
    2 CICERON
    2 CONSALVI, ERCOLE
    2 CRASSUS
    2 ENEE
    2 GREGOIRE XVI
    2 LEON XII
    2 MAC CARTHY
    2 MAI, ANGELO
    2 MARC-ANTOINE
    2 MICARA, LODOVICO
    2 OLIVIERI, MAURIZIO
    2 PIE VII
    2 RAPHAEL SANZIO
    2 REISACH, CHARLES-AUGUSTE
    2 ROMULUS
    2 THEINER, AUGUSTIN
    2 VENTURA, GIOACCHINO
    2 WELD, THOMAS
    2 WISEMAN, NICOLAS
    3 ANGLETERRE
    3 BAVIERE
    3 BERLIN
    3 ESPAGNE
    3 FRASCATI
    3 LATIUM
    3 MEDITERRANEE
    3 MONTE ALBANO
    3 MONTE ALGIDO
    3 MONTE PORZIO
    3 ROME
    3 ROME, VATICAN
    3 TIBERIADE
    3 TROIE
  • mai 1859.
  • Nîmes,
La lettre

Vers la fin de septembre 1834, je fus invité par le cardinal Wiseman, alors recteur du Collège Anglais de Rome, à aller passer les derniers jours de vacances dans la maison de campagne que sa communauté possède à Monte-Porzio, charmant côteau qui protège les ruines de la villa des Caton.

Je me rappellerai toujours une promenade que me proposa, un soir, un parent du Cardinal, étudiant de mon âge, avec lequel j’avais gravi le chemin ombragé qui conduit à un couvent de Carmes, nous nous perdîmes dans les bois qui couronnent le groupe de montagnes jetées au milieu de ces immenses plaines, comme un souvenir de quelque éruption volcanique. Les sentiers avaient disparu, et nous montions toujours à travers un fourré de jeunes taillis et des massifs de genête. Je me croyais définitivement égaré, quand, tout à coup, les arbres et les genêts abaissèrent, comme par enchantement, leur rideau. Nous étions arrivés au sommet, sur une vaste pelouse, et, à nos pieds, se déroulaient les longues lignes de cet horizon Romain, si mélancolique et si paisible à la fois.

Nous avions devant nous le lac Régille où le sénat Romain déifia Romulus, après l’avoir assassiné; Frascati, autrefois Tusculum, où Cicéron invitait Antoine et Crassus à venir, sous les platanes de ses jardins, discuter les principes de l’éloquence qui les rendait, du haut des rostres, maîtres de Rome, et les principes des lois par lesquels Rome devait bientôt, à son tour, dominer le monde vaincu; le Monte-Albano, cet olympe du Latium, où Jupiter et ses grands dieux durent transporter leur séjour, quand la puissance des Grecs eut passé aux descendants des Troyens. La vieille société, la science et la religion du monde païen se symbolisaient pour moi, sur ces trois points, dans un cercle dont le centre était, vers le haut du Monte-Algido, les ruines d’un temple de Vénus, cette mère peu chaste du pieux Enée.

Plus loin, à droite, Rome reposait, assise sur les sept collines et couronnée par la coupole du Vatican; à gauche, le soleil descendait sur les flots bleus et purs de la Méditerranée, abandonnant à regret le ciel calme et transparent d’Italie, où quelques nuages semblaient n’apparaître que pour mieux refléter l’or de ses derniers rayons.

Ce spectacle sublime, dont mes yeux ne se rassasiaient point, résumait tout ce que je connaissais déjà de la Ville Eternelle; et ce que j’ai revu depuis s’y rattache merveilleusement. Tout, jusqu’aux ombres mêmes dont une partie de ce magique tableau commençait à se couvrir, avait un sens pour moi; tout m’apportait l’impression d’une de ces joies tristes, comme le chrétien en éprove, lorsque, interrogeant l’histoire, il voit, au milieu des choses qui tombent et s’en vont vers la mort, les pensées de Dieu résister à la ruine universelle. La Providence a, comme le soleil, ses heures de ténèbres; mais elle en sort, comme lui, victorieuse, pour illuminer le monde de nouvelles clartés.

J’aime à évoquer ces souvenirs déjà vieux, quoiqu’ils semblent pour moi ne dater que d’hier, en lisant d’autres souvenirs du savant et illustre Prélat que j’eus le bonheur de connaître, avant que la pourpre romaine ne fût venue honorer son beau caractère et ses vertus.

Né en Espagne, appartenant par sa mère à la branche anglaise des Mac-Carthy, Nicolas Wiseman, dont les travaux devaient jeter plus tard, sur l’Eglise d’Angleterre, un si vif éclat, vint tout jeune à Rome, avec quelques compatriotes aussi jeunes que lui. Il allait renouer, sous la protection du cardinal Consalvi, les traditions, un moment interrompues par l’occupation française, de ce collège Anglais d’où tant de saints Confesseurs et tant de Martyrs étaient partis pour aller entretenir, en Angleterre, la vérité presque éteinte par la persécution protestante, en attendant qu’une nouvelle sève permît à ce vieux tronc de pousser ces généreux rameaux qui nous consolent aujourd’hui du passé et nous révèlent pour l’avenir de si fécondes espérances.

Qu’étaient dix jeunes séminaristes, pour reprendre l’oeuvre de la régénération Anglaise? Pourtant, le regard si doux de Pie VII avait été assez perçant pour découvrir quel mouvement de résurrection la Providence opérerait par eux. « J’espère, leur avait dit le vieux Pontife, en allant à leur rencontre, à la première audience qu’il leur accorda, j’espère que vous ferez honneur à Rome et à votre patrie. » L’espoir du Vicaire de Dieu sur la terre fut une prophétie.

Ici, je l’avoue, deux tentations me saisissent: l’une, c’est d’essayer de peindre le cardinal Wiseman, tel que je l’ai connu et comme il peint lui-même quelques-uns des hommes célèbres de Rome moderne. Je voudrais le montrer plongé dans les études les plus difficiles, au fond de ce cabinet où il avait entassé, pour sa bibliothèque particulière, tout ce que la science catholique et protestante avait produit sur les langues orientales, l’ethnographie, l’exégèse, que ses connaissances théologiques lui permettaient d’apprécier à leur juste valeur; je voudrais le faire voir recevant, avec une aimable et quelquefois trop modeste affabilité, devant une des plus admirables vierges de Raphaël, quiconque désirait lui parler; se reposant de ses cours à la Sapience, de ses sermons au Corso, de ses lectures chez le cardinal Weld, en feuilletant quelques dictionnaires syriaques, dans les loisirs de Monte- Porzio. Là, quoique jeune encore, je l’ai vu grouper autour de lui des hommes tels que le cardinal Maï, le révélateur des palimpsestes, le Père Theiner, ce formidable continuateur de Baronius, le chevalier Bunsen, plus tard le coryphée du parti piétiste à Berlin, le cardinal Reysach qui, avant d’être élevé à la pourpre Romaine, quittait la direction du collège de la propagande, pour occuper successivement deux sièges épiscopaux en Bavière. Le feu sacré de la science reçu, au contact de maîtres illustrés, il cherchait à le communiquer, soit par ses propres entretiens, soit par de précieuses relations ménagée avec délicatesse aux jeunes hommes qui venaient lui demander une direction pour leurs études. Quelques personnes ont accusé le cardinal Wiseman d’une certaine froideur: ceux qui l’ont approché de près ont rendu témoignage à la bonté et à la tendresse de son coeur. Et ne pourrait-on pas expliquer son extrême réserve d’autrefois, par le sentiment de ce que sa position avait déjà d’exceptionnel et par la prudence que lui commandaient les affaires religieuses les plus importantes, auxquelles, de si bonne heure, il se trouva forcément mêlé?

L’autre tentation qui me prend, c’est d’engager le lecteur de ces quelques lignes à se défier de mon témoignage. Il pourra paraître suspect à plusieurs, et je ne m’en plaindrais pas. Je ne tiens point à montrer une impartialité de glace au souvenir de tout le bien que le séjour de Rome m’a fait. Sans doute je n’ai point eu, comme le cardinal Wiseman, le bonheur de passer un quart de siècle dans cette capitale du monde chrétien; mais dans les deux ans que je l’ai habités, il me semble que, derrière ces monuments anciens, ces Eglises, ces fêtes, ces chefs-d’oeuvre, voile magnifique qui cache bien d’autres merveilles aux yeux du voyageur distrait et pressé, j’ai pu saisir quelque chose de ces institutions vénérables et contempler quelques-uns de ces hommes qui cherchent peu les regards du monde et se contentent d’être grands et saints sous l’oeil de Dieu. Je ne veux point parler du P. Ventura. La France a pu l’apprécier, et ma reconnaissance n’ajouterait rien à la célébrité de son nom, quand je parlerais de son étonnante patience à écouter mes questions et à recevoir tous les étrangers que je jugeais à propos de lui conduire. Mais que dirai-je du P. Olivieri, commissaire du Saint-Office et alors le premier théologien de Rome, de la simple et majestueuse clarté avec laquelle il répondait à toute les objections que j’allais lui soumettre, par quelques-uns de ces grands principes qui sont, tout ensemble, la clef des difficultés proposées et de toutes celles qu’ils font deviner, en les résolvant d’avance? Mon coeur, bien plus que ma mémoire, gardera toujours l’image de ce cardinal Nicara, l’un des plus grands orateurs de son temps, et que la dignité dont il était revêtu n’avait pu faire descendre de son antique austérité. Admis, dit-on, par Léon XII, dans le sacré collège, pour avoir, simple capucin, osé dire de très-dures vérités devant le sénat du monde catholique, la barrette rouge posée dans son humble antichambre rappelait seule son rang; car rien n’en faisait souvenir dans cette cellule de trois mètres carrés, au quatrième étage, et dont la croisée en toile éclairait quelques sièges grossiers et une couche que bien des pauvres auraient trouvée trop dure et trop étroite. C’est dans ce sanctuaire de la doctrine et de la pauvreté évangélique que j’eus, pendant deux ans, le bonheur d’aller puiser, chaque semaine ce qu’on ne trouvera jamais dans les livres -comme cet admirable religieux me le faisait lui-même observer- la plénitude de la science qui coulait sans efforts à chacune de mes demandes, en suivant, pour ainsi dire, toute les ondulations de ma propre pensée. Ces vues pratiques sur les grands événements contemporains auxquels se mêlent les destinées de l’Eglise; la révélation de ces secrets qui commencent à n’en plus être, parce que les affaires accomplies permettent de parler et qui éclairent pourtant, d’un jour nouveau, les épreuves présentes, en faisant connaître quelque chose des motifs supérieurs qui ont guidé les pilotes de la barque de Pierre; cet ardent amour de l’Eglise qui plane sur toutes les agitations terrestres et domine tout sentiment humain de la hauteur où élève la conviction d’une suprême responsabilité: voilà ce dont j’ai eu le bonheur, quoique bien jeune, d’être le témoin. Et quand je me rappelle que, sur le pont de quitter l’Italie, Grégoire XVI daigna m’exposer lui-même, dans une longue audience, les diverses erreurs qu’il avait déjà condamnées et celles qu’il condamnerait bientôt, j’avoue que si j’éprouve une secrète joie d’avoir pu approcher, de plus près et plus longtemps que beaucoup d’autres, le dépositaire sacré de l’infaillibilité divine, c’est surtout parce qu’il me semble avoir contracté là le facile devoir d’aimer Rome et son Pontife d’un amour plus tendre, plus profond et plus filial.

Je vous occupe beaucoup trop de moi, mon cher lecteur;. pourtant, il me semble que je n’ai pas de meilleur moyen de vous dire l’impression que réveille la lecture des souvenirs du cardinal Wiseman. Vous y verrez Rome par quelques-uns de ses côtés les plus intimes, et ce ne sont pas les moins émouvants. Cette diversité de points de vue qui s’arrête aux détails, cette unité dans la divine action du Saint Esprit, âme véritable de l’Eglise; tout cela transporte, tout cela ravit d’une merveilleuse admiration, quand on croit à la société de Dieu avec les hommes, et qu’on s’attache à cette société comme à son éternelle patrie.

Au moment où les ébranlements de l’Italie portent les catholiques à jeter les yeux vers le Souverain Pontife, et où ils peuvent craindre, malgré les plus sincères intentions, que les événements ne soient plus forts encore que les hommes, ce livre du cardinal Wiseman m’offre un intérêt tout particulier. Les mille détails où se complait l’auteur donnent à ses récits un charme qu’augmente la jouissance de saisir ce que l’histoire ne dit pas toujours, de surprendre, loin de tout apprêt, la vie de ces hommes qu’une certaine majesté semble devoir sans cesse entourer; de comprendre pourquoi les vicissitudes humaines, aux moments les plus solennels, les laissent impassibles; et pourquoi, comme Jésus sur la barque de Tibériade, ils peuvent dormir sans crainte sur le vaisseau de l’Eglise, au sein des tempêtes qui, depuis dix-huit siècles, ont fait sombrer tant d’hérésies et tant d’empires.

EMMANUEL D'ALZON.
Notes et post-scriptum
1. 1 vol. in 8º, Librairie Bedot à Nîmes.