ARTICLES

Informations générales
  • TD 7.193
  • ARTICLES
  • S. AUGUSTIN ET LA LIBERTE DE CONSCIENCE D'APRES LA REVUE DES DEUX MONDES
  • Annales catholiques de Nîmes, I, septième livraison, 20 août 1862, p. 358-365.
  • TD 7, P. 193.
Informations détaillées
  • 1 AUGUSTIN
    1 AUTORITE DE L'EGLISE
    1 CONNAISSANCE DE DIEU
    1 ENNEMIS DE L'EGLISE
    1 ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE
    1 EVANGILE DE JESUS-CHRIST
    1 FOI
    1 GRACE
    1 HERESIE
    1 IDEES DU MONDE
    1 JUSTICE DE DIEU
    1 LIBERALISME CATHOLIQUE
    1 LIBERTE DE CONSCIENCE
    1 MISERICORDE DE DIEU
    1 PENSEE
    1 PHILOSOPHIE MODERNE
    1 POSSESSION DE DIEU
    1 TOLERANCE
    1 VERITE
    2 ADAM
    2 ARISTOTE
    2 DESCARTES, RENE
    2 FLOTTES, JEAN-BAPTISTE-MARCEL
    2 PLATON
    2 TAILLANDIER, RENE
    3 HIPPONE
    3 MONTPELLIER
  • 20 août 1862
  • Nîmes,
La lettre

Bien qu’il ne faille pas chercher les profondeurs de la philosophie, et surtout ce qu’elle peut avoir d’exact, dans les pages de la Revue des Deux-Mondes, nous ne pouvons nous empêcher de protester contre un article que M. René Taillandier y a consacré à S. Augustin, à propos d’un livre sur le grand docteur d’Hippone publié par M. l’abbé Flottes.

Il est impossible de mêler plus habilement l’éloge de l’homme avec le blâme de l’Eglise dont S. Augustin a été l’une des gloires; c’est là, du reste, un procédé connu depuis longtemps, une de ces habiletés d’autant plus perfides que la louange double la portée du coup que l’on veut frapper. On se donne un vernis d’impartialité à l’aide d’un peu d’encens, et la vapeur qu’il produit empêche de voir le poignard que l’on va enfoncer. Cela s’appelle tuer les gens avec beaucoup de respect. Ce n’est pas précisément S. Augustin que M. Taillandier se propose de tuer ici, mais l’Eglise, dont S. Augustin a si admirablement interprété la doctrine; et c’est ce qui fait la saveur de l’article.

N’allez pas dire que M. Taillandier est injuste. Comment? Dès sa première ligne, n’a-t-il pas rangé S. Augustin parmi « les génies les plus heureux dans le groupe sacré des maîtres »? Ne le fait-il pas marcher de pair avec Platon et Aristote? « Du Ve au XIXe siècle, les générations n’ont- elles pas emporté avec elles la pensée de ce maître puissant? Ne l’ont-elles pas mêlée, pour ainsi dire, aux événements de l’histoire »? Après cela, que voulez-vous de plus?

Vraiment, rien du tout, sinon que vous ne portiez pas contre S. Augustin une accusation, que nous reconnaissons parfaitement méritée (car nous lui en faisons une gloire), mais qui, dans votre pensée, est une des accusations les plus graves que l’esprit moderne ait cru pouvoir porter contre l’Eglise catholique: S. Augustin n’a rien compris à la liberté de conscience.

« La liberté de conscience, voilà un de ces dogmes vraiment évangéliques auquel S. Augustin était digne d’attacher éternellement son nom, et qui lui a été, au contraire, une douloureuse occasion de se démentir. Rien de plus chrétien que la conduite et le langage de l’évêque d’Hippone, dans ses premiers rapports avec les hérétiques de son temps. C’est à peine s’il ose définir l’hérésie, tant il craint de condamner des consciences pures.

« S. Augustin tenait depuis longtemps ce généreux langage, lorsque les représentations de ses collègues, inspirées par le progrès croissant des Donatistes, le décidèrent à changer d’opinion. Nous avons peine à comprendre aujourd’hui les motifs d’un revirement si complet…

« Il y avait une tradition consacrée par des exemples admirables et d’immortelles paroles, une tradition de patience, de charité, de fraternité religieuse, de conquêtes spirituelles accomplies par l’amour; l’évêque d’Hippone, le premier parmi les pères, a créé une tradition différente ». (1)

Tout cela, M. Taillandier l’a vu dans le chapitre de M. Flottes qui porte ce titre: La Liberté de conscience. Que M. Flottes l’y ait mis, c’est ce que je n’ai pas, en ce moment, le loisir de vérifier. J’ignore si les éloges de son ancien collègue à la Faculté de Montpellier lui seront agréables. M. Taillandier « honore en lui un des plus dignes représentants de cette noble église gallicane, qui unissait si bien le goût des fortes études à maintes inspirations libérales. Cette tradition, si effacée aujourd’hui, est toute vivante encore chez l’homme dont nous parlons. »

Que MM. Flottes soit considérablement flatté des paroles d’un écrivain qui le représente comme une colonne isolée, au milieu de ce vaste désert d’ignorance fait par un clergé qui ne connait plus les fortes études ni les vieilles traditions de l’église gallicane, nous en doutons. Il y a toujours eu, dans le monde, des panégyristes compromettant et nous ne voulons pas faire peser sur le professeur émérite la responsabilité des compliments du professeur en activité. Nous laisserons donc M. Flottes, et nous nous permettrons de dire à M. Taillandier que, quoi qu’il prétende, la liberté de conscience n’est point un dogme catholique; que « la conduite et le langage de l’évêque d’Hippone, dans ses premiers rapports avec les hérétiques de son temps » n’eut rien de chrétien, s’il se basa sur cette prétendue liberté; mais que, par dessus tout, rien n’est moins évangélique que cette utopie toute moderne.

Que la liberté de conscience ne soit pas un dogme catholique, les paroles de M. Taillandier suffisent seules à le prouver; puisque S. Augustin, cédant aux évêques de son temps, abandonna cette doctrine (si tant est qu’il ait eu à l’abandonner), pour adopter la doctrine contraire. Puisque, depuis cette époque, la tolérance ne s’est plus fait jour dans l’Eglise, il faut bien admettre que la liberté regrettée par M. Taillandier n’y a jamais eu de profondes racines; aussi bien M. Taillandier n’est-il pas moins disposé que nous à le reconnaître. Mais nous irons plus loin, et nous dirons: La liberté de conscience n’est pas plus chrétienne qu’elle n’est catholique. Nous portons le défi a M. Tallandier de trouver, avant le XVIIIe siècle, cette invention de l’esprit moderne formulée en système, nous ne disons pas par l’Eglise, mais par une secte quelconque, excepté par un groupe d’hommes qui parurent dès le commencement de la Réforme et que catholiques et protestants appelaient libertins; repoussés des uns et des autres, on ne leur fit jamais l’honneur de les considérer comme appartenant à une communion chrétienne. Quant à prétendre que la liberté de conscience est un dogme vraiment évangélique, j’avoue que je m’y perds. Est-ce que l’Evangile n’est pas la parole de Dieu annonçant la bonne nouvelle de la vérité? Est-ce que, si l’on croit que l’Evangile renferme une parole divine, on n’est pas tenu d’y obéir? Et si, en face de la parole de Dieu, il n’y a plus qu’à obéir, que devient la liberté de conscience? Liberté de conscience et Evangile sont deux mots qui jurent d’être ensemble.

Du reste, puisque M. Taillandier a voulu se donner le plaisir d’appuyer sur S. Augustin une attaque contre le traditionalisme et qu’avec un peu de bonne volonté il semble disposé à vouloir en faire un des docteurs de cette libre raison, la vrai soeur de la liberté de conscience, nous nous permettrons de lui demander s’il a remarqué, dans le livre de M. Flottes, que, dans les discussions contre les Manichéens, à une époque où évidemment S. Augustin ne fait que de la philosophie, il a soin d’établir, à plusieurs reprises, qu’il faut commencer par croire avant de comprendre: Aderit enim Deus, et nos intelligere quod credidimus faciet;. S. Augustin ne sacrifie nullement les droits de la raison, que, dans l’ordre philosophique, il déclare supérieurs à ceux de l’autorité; mais enfin, c’est par l’autorité qu’il veut que toute philosophie commence: Tempore auctoritas, re autem radio prior est. Il reconnais parfaitement qu’à l’aide de la raison on doit pouvoir découvrir la vérité; pourtant, dans son livre des Académiciens, il est forcé d’avouer que, pour lui, à trente-deux ans, il ne l’avait pas précisément découverte; et lorsqu’à l’aide de la raison seule il a résumé les différentes opinions qui se sont choquées pendant bien des siècles et dans bien des combats, multis quidem seculis multisque contentionibus; lorsqu’il croit que la méthode, l’unique méthode de la véritable philosophie a été exposer, una verissimae philosophiae disciplina, il ne voit pas d’autre moyen, pour nous arracher à toutes les ténèbres et à toutes les fanges accumulées par les sophistes, que l’autorité de la parole divine mise à la portée du genre humain; et, tout en établissant que toute science repose sur la double base de l’autorité et de la raison, pour lui, au terme de toutes les disputes philosophiques que son ardent génie a soulevées, il déclare qu’il ne trouve pas d’autorité plus forte que celle du Christ, et que c’est après s’y être appuyé qu’il cherchera a comprendre, avec toutes les ressources de son intelligence. 1 Ita enim jam sum affectus ut quid sit verum, non credendo solum, sed etiam intelligendo apprehendere impatienter desiderem(2).

Voilà ce que nous voulons dire, en passant, à M. Taillandier, afin que, s’il lui plait d’attaquer les traditionalistes, il ne cite pas S. Augustin contre eux. Nous ne prétendons pas, en ce moment, renouveler une querelle, où nous ne nous attendions pas à rencontrer M. Taillandier; mais ce que nous ne saurions tolérer c’est d’entendre dire que S. Augustin, comme quelques-uns l’ont prétendu, était le prédécesseur de Descartes. Pour nous, qui avons quelque peu étudié la philosophie (ailleurs, il est vrai, que dans le livre de M. Flottes), nous avons toujours rencontré, dans l’évêque d’Hippone, la même harmonie entre le développement de l’intelligence dans l’ordre humain et le développement de l’âme dans l’ordre surnaturel. C’est la foi humaine ou surnaturelle qui commence, c’est l’intelligence humaine ou surnaturelle qui suit. Les droits de la raison sont parfaitement maintenus; mais ils se développent à leur place; l’intelligence ne découvre pas la vérité, elle la démontre après l’avoir reçue. Dans l’ordre naturel, cette vérité est donnée par l’enseignement de la famille, ou de la société, comme on voudra; dans l’ordre surnaturel, il est donné par l’Eglise. Avec ces principes si simples, rien de plus aisé que de suivre la pensée philosophique de S. Augustin; en dehors de ces principes, il est impossible de comprendre rien à la manière dont il juge les philosophes anciens et la philosophie de son temps. Mais, avec cet axiome que, pour comprendre, il faut commencer par croire, que devient la liberté de conscience? La vérité n’arrive plus à l’aide des efforts de la raison, elle est imposée par l’autorité de la foi. Cette autorité divine, S. Augustin le répète à chaque instant, a le droit de commander, je pense; et, pour employer l’expression du grand docteur, cette vérité, ayant pris un homme pour se manifester,veritas homine assumpto, est devenue l’Empereur de notre foi, ille imperator fidei; et c’est avec ce titre que S. Augustin déclare que J.-C. a terminé les querelles philosophiques entre les Platoniciens, les Stoïciens et les Epicuriens. « Il est venu, dit-il, ut salubriter credi persuaderet, quod nondum prudenter posset intelligi. Du reste, les droits de la raison étaient connus dès-lors; les prétentions à faire du christianisme philosophique en dehors de l’Eglise catholique étaient déjà signalées. Porro illi qui, quum in unitate atque communione catholica non sint, christiano tamen nomine gloriantur et audent imperitos quasi ratione traducere, quando maxime cum ista medicina Dominus venerit, ut fidem populi imperaret. Et c’est toujours la même méthode; Après la foi, la raison; verum illa rectissima disciplina est, in arcem fidei quam maxime recipi infirmos, ut pro eis tutissime positis rectissima ratione pugnetur. La conséquence de ceci, c’est que toute autorité et toute raison se trouvent en J.-C. et dans l’Eglise catholique; ;itaque totum culmen auctoritatis lumenque rationis in illo uno salutari nomine atque in una ejus ecclesia, recreando atque reformando humano generi constitutum est(3).

Que M. Taillandier ne vienne point nous dire qu’ici S. Augustin fait de la théologie, c’est fort bien de la philosophie qu’il veut faire contre les trois systèmes dont j’ai parlé plus haut. Les paroles que nous venons de citer sont, il peut s’en assurer, le résumé des motifs pour lesquels les Platoniciens n’ont pas connu la vérité; et les Platoniciens, je pense, n’étaient pas même des philosophes chrétiens.

La liberté de conscience! Et comment pouvez-vous la supposer avec les traités de S. Augustin sur la grâce? Quoi! S. Augustin déclare que tous ont péché en Adam; que même les enfants morts sans baptême sont légitimement punis pour un péché qu’ils n’ont pas personnellement commis; et vous voulez qu’il laisse l’homme, parvenu à l’état de raison, libre de penser et de croire ce qu’il lui plaira? Libre à M. Taillandier de dire que « c’est à peine si S. Augustin ose définir l’hérésie, tant il craint de condamner des consciences pures »! Nous en conclurons, tout bonnement, qu’il n’a pas lu les premiers Traités contre les Manichéens. Sans doute, S. Augustin, à mesure qu’il a avancé en âge, s’est expliqué d’une manière plus énergique contre la liberté de conscience; mais qu’est-ce que cela prouve? C’est que ce génie, si puissant par l’inflexibilité de la logique, découvrait tous les jours davantage la nécessité de mettre les droits de la vérité au devant de ceux de la charité, si tant est que la vérité et la charité puissent avoir des droits contraires. Il serait très facile de prouver, par S. Augustin, que ce que M. Taillandier appelle l’intolérance est la conséquence rigoreuse de la bonté de Dieu, considérée comme un de ses attributs essentiels; d’autre part, que la liberté de conscience, que la raison moderne proclame comme une de ses conquêtes, n’est que la preuve radicale de la débilité incurable de cette même raison.

En effet, si Dieu est bon, et s’il a mis dans l’homme le désir invincible du bonheur, il a dû lui donner, en même temps, le moyen d’être heureux. L’homme ne peut être heureux que par la possession du bien suprême, qui est Dieu.

Ou Dieu n’est pas bon, ou il a donné le moyen d’arriver jusqu’à lui. Mais Dieu, intelligence pure, ne peut être possédé qu’en tant qu’il est connu, et la connaissance de Dieu, considérée ainsi, c’est la vérité même. En Dieu il n’y a ni erreur, ni mensonge; tant que l’homme est dans l’erreur ou le mensonge, il est loin de Dieu. Il lui faut donc, pour posséder la vraie félicité, sortir du mensonge et de l’erreur, et Dieu, sous peine de n’être pas bon, a dû lui en donner les moyens.

Mais si l’homme, au nom de la bonté de Dieu, possède le moyen de sortir de l’erreur, et d’acquérir la vérité, c’est pour lui une loi de son être, de chercher le vrai et de le trouver. Et de même que, s’il n’avait pas ces moyens, il pourrait reprocher un jour à Dieu de n’avoir fait de sa vie qu’un leurre perpétuel, de même Dieu, s’il l’a créé pour un but suprême, s’il l’a créé pour le bonheur, aura le droit de lui reprocher, s’il ne l’a pas cherché suffisamment, de n’avoir pas possédé cette vérité, loi essentielle de son existence. Par ce côté, l’on voit quelle insulte le dogme prétendu évangélique de la liberté de conscience fait à Dieu. Mais il y a plus, c’est encore une injure faite à la raison humaine; c’est dire que cette même raison, dont vous faites pourtant l’apothéose, est incapable d’arriver à la possession du vrai absolu. Alors je conçois fort bien votre tolérance, en face du scepticisme affreux où vous pousse le spectacle humiliant de toutes vos variations philosophiques. A tous les problèmes de la pensée humaine, vous ne serez jamais capables de répondre que par un peut- être; et alors, je comprends à merveille que vous soyez tolérant, au moins en théorie. Mais nous qui croyons, d’une part, à la bonté de Dieu, à ce principe si souvent développé par le grand docteur d’Hippone: « Que personne ne sera jamais damné que par sa faute »; nous qui croyons que Dieu, infiniment juste et infiniment bon, ne commande rien d’impossible, et que pourtant il veut que tous les hommes viennent à la connaissance de la vérité, nous dirons que, au point de vue philosophique, la liberté de conscience érigée en principe est un blasphème contre Dieu et la plus grave insulte infligée à la raison humaine; et nous remercions M. Taillandier de reconnaître que jamais S. Augustin ne s’est rendu coupable de ce double crime.

Emm. D'ALZON.
Notes et post-scriptum
1. Revue des deux mondes, Tome 40, p. 508.
2. *Contro Academicos*, lib. III, cap. 19 et 20.
3. Epist. CXIX, ad Dioscor.