ARTICLES|ARTICLES DU PELERIN|ARTICLES DIVERS

Informations générales
  • TD 8.333
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  • UNE COLONIE BENEDICTINE (1).
  • Le Pèlerin illustré, N. S.,III, N° 145, 11 octobre 1879, p. 648-650.
  • TD 8, P. 333.
Informations détaillées
  • 1 ANIMAUX
    1 APOSTOLAT DE LA CHARITE
    1 COLERE
    1 CONVERSIONS
    1 ELEVAGE
    1 EVEQUE
    1 INTEMPERIES
    1 MIRACLES DE LA SAINTE VIERGE
    1 MISSIONNAIRES
    1 PAPE
    1 PAUVRETE
    1 PERES DE L'EGLISE
    1 PROVIDENCE
    1 SAGESSE DE DIEU
    1 SATAN
    1 SAUVAGES
    1 SOUFFRANCE APOSTOLIQUE
    1 SPOLIATEURS
    1 VIE DE FAMILLE
    2 BENOIT, SAINT
    2 BERENGIER, THEOPHILE
    2 BERT, PAUL
    2 BIBLIAGORO
    2 FERRY, JULES
    2 MIGNE, JACQUES-PAUL
    2 PIERRE, SAINT
    2 SALVADO, RODESINDO
    2 SERRA, JOSEPH-MARIE
    2 SPULLER, EUGENE
    3 ANGLETERRE
    3 AUSTRALIE
    3 CAVA, MONASTERE DE LA
    3 COMPOSTELLE
    3 EUROPE
    3 MONT CASSIN
    3 NAPLES, ROYAUME
    3 NORD
    3 NOUVELLE-NURSIE, ABBAYE
    3 NURSIE
    3 PERTH
    3 SAINT-MARTIN DE COMPOSTELLE
  • 11 octobre 1879.
  • PARIS
La lettre

Il y avait un jour dans l’abbaye de St-Martin de Compostelle deux moines que la Révolution en chassa. Elle est coutumière du fait, et ce n’est pas de l’ère Ferry que date l’expulsion des moines, c’est aussi vieux à peu près que leur fondation. La vie religieuse étant l’imitation la plus parfaite de J.-C., quoi d’étonnant que le Diable cherche à l’anéantir! Mais voici. Dieu se sert du Diable pour laisser périr les religieux indignes de leur vocation, et malheureusement on en trouve quelquefois, mais aussi il s’en sert pour répandre les bons moines là où personne sans le Diable n’eût songé à les envoyer. Donc deux moines, Dom José Serra et Dom Rosendo Salvado, quittant la terre natale, vinrent au monastère de La Cava, au royaume de Naples, où Dieu leur envoya la vocation des missions. Ce que les fils de St-Benoit ont fait pour les missions, l’histoire de l’Eglise le dit à chacune de ses pages, depuis le mont Cassin jusqu’aux extrémités de Nord. A la vocation de moine se joignait la vocation de l’apôtre, l’une et l’autre belles et très parfaites; c’est pourquoi M. Paul Bert n’y comprend rien. Bref, l’idée germait dans les deux coeurs comme deux grains de blé dans deux sillons juxta-posés; mais les deux coeurs gardèrent chacun et longtemps leur trésor. Pourtant un jour les grains ayant poussé en épis, leurs tiges se courbèrent l’une vers l’autre; les épanchements eurent lieu. Les deux moines allèrent au tombeau de Pierre invoquer Dieu, et le successeur de Pierre leur répondit: « Allez dans le cinquième continent ». Ils partirent pour l’Australie. On leur avait assigné l’ouest de ces régions, presqu’aussi étendues que l’Europe. Par quels labeurs durent-ils défrichir le champ qui leur fut confié, le livre que nous annonçons le dira. Ils étaient au milieu d’anthrophophages, qui pourtant ne les mangèrent pas. Mais que leur vie était dure! Ils avaient pris à Perth, séjour de l’évêque, deux conducteurs de boeuf destinés à trainer leurs provisions. Au bout de quelques jours la fatigue fut si grande que ces braves gens les plantèrent en pleine forêt, non sans avoir entendu la messe dite par les missionnaires sur un des chars transformé en autel. Puis vint la faim, car leurs provisions étaient courtes, et les sauvages n’en mangeaient pas les possesseurs, parce qu’on leur avait donné autre chose à manger. La faim de ces pauvres gens est telle que, quand ils n’ont rien à mettre sous la dent, ils se dévorent entre eux, mais souvent ils se contentent de lézards grillés, de vers de terre, etc.

Le premier sauvage converti, Bibliagoro, accompagnait quelquefois le P. Salvado. Voulez-vous avoir une idée de leur régime? Le P. Salvado dut partir pour Perth.

A Perth, avec une barbe inculte, la robe bénédictine déchirée jusqu’aux genoux, des souliers qui laissaient voir les doigts de ses pieds, un chapeau de fer-blanc, une figure de charbonnier, des mains de forgeron, comme il excellait sur le piano il eut l’idée de donner un concert. L’idée originale; le gouverneur prêta la salle du tribunal, le ministre fournit les tapisseries, un juif se chargea du contrôle, une pauvre Irlandaise lui donna ses gros souliers neufs; il fit quelque argent, acheta des provisions et revint vite à sa plantation.

Quelques sauvages s’étaient groupée, ils se battaient entre eux pour un rien avec de longues lances et des javelines, pour un rien ils se tuaient et se mangeaient. Un jeune homme percé de part en part fut soigné par le Père Serra, guérit et fut le premier novice bénédictin indigène.

Pourtant ils avaient ensemencé quelques acres de terre, planté un jardin; un troupeau de chevaux sauvages furent ravis de prendre le vert, broutèrent les épis à peine formés, piétinérent les plates-bandes. Au retour d’une excursion, les moines trouvèrent tout détruit. Ils recommencèrent sans se décourager et ils furent plus heureux. A la vérité un sauvage, pour se venger de ce que les religieux l’avaient empêché de tuer sa femme, mit le feu à des broussailles du côté où venait le vent; la moisson allait être brûlée; une intervention miraculeuse de la Ste Vierge la préserva: tout a coup le vent changeant de cours leur prépara des défrichements nouveaux. Les sauvages témoins de ce prodige criaient: cette femme blanche est bien puissante, c’est elle qui l’a fait, oui c’est elle qui l’a fait, nous n’en aurions pas fait autant. L’incendiaire lui-même fut si frappé de ce prodige qu’il demande pardon et fut depuis un aide zélé des missionnaires.

Les missionnaires traçaient des routes, bâtissaient des cabanes pour les sauvages, une église et un simulacre de monastère. Maintenant voulez-vous avoir une idée de la propreté de ces bons Pappous: écoutez le récit du P. Salvado. On avait établi des pacages pour des troupeaux de brebis qui, broutant l’herbe fraîche, n’avaient pas besoin de boire. Pour les hommes qui ne se nourrissent pas de foin même frais, il fallait absolument de l’eau: voici le stratagème du fidèle Bibliagoro, accouru avec Mgr Salvado. On partit, et les troupeaux furent parqués dans d’excellentes conditions. Mais le sort du conducteur était moins heureux, parce que l’on était en décembre, époque de la grande chaleur en Australie, et tous les cours d’eau se trouvaient à sec..

Nous avions du thé, du sucre et de la farine, écrit le P. Salvado, mais pas une goutte d’eau. Je fis partir Bibliagoro et les autres sauvages dans différentes directions, et je partis moi-même d’un autre côté, afin d’avoir plus de chance de découvrir quelques sources ou des réservoirs d’eau de pluie. Après plusieurs heures de marche, je revins accablé de fatigue, sans avoir rencontré le plus mince filet d’eau. J’éprouvai une véritable satisfaction en voyant la marmite du thé qui bouillait sur un grand feu de sandal, bois assez commun dans ces parages, et une certaine quantité de gallettes de farine qui cuisaient sous la cendre. Après un repas modeste, mais que la faim nous fit trouver délicieux, je m’arrangeai pour dormir, lorsqu’il me vint à la pensée de demander à Bibliagoro comment il avait pu se procurer de l’eau. Mon sauvage ouvrit sa grande bouche et me montra son double ratelier, ce qui était sa manière de rire.

Soupçonnant quelque mystère, j’insistai.

« Nous avons été longtemps sans trouver de l’eau, repondit-il, et il nous a fallu faire la pâte avec notre salive. Enfin, dans un creux de rocher nous avons trouvé un petit réservoir d’eau de pluie; mais elle était si mal placée, que nous avons dû l’aspirer dans nos bouches et la verser ensuite dans la marmite.

-« Malheureux! il fallait me dire cela plus tôt.

« -Oh non! repartit paisiblement Bibliagoro; le Père est si délicat qu’il n’aurait pas voulu diner. »

« Il n’y avait rien à répondre. Je me résignai en cherchant à m’endormir ».

Voulez-vous savoir comment les maris traitent leurs femmes? Un soir que le P. Salvado récitait son bréviaire devant la porte de la nouvelle chapelle dont on venait de terminer la toiture, il entendit un grand tumulte du côté des sauvages. Le bruit des coups se mêlait à celui des vociférations. Il courut et vit une dizaine de femmes qui se battaient à grands coups de longs bâtons appelés nana. S’étant jeté entre elles pour les séparer, le missionnaire ne put leur faire entendre raison, tant elles étaient animées. Il fallut que, comme un bon père obligé de corriger ses enfants, il prit une baguette pour frotter les épaules des plus récalcitrantes. Le combat cessa, mais non sans laisser des blessures, qui avaient couvert de sang leur peau noire et luisante. Quant aux maris de ces femmes, ils fumaient tranquillement auprès d’un grand feu et riaient des bons coups que se donnaient leurs compagnes.

« -Comment! s’écria le P. Salvado, vos femmes se battent à mort, et vous restez là, tranquilles! vous riez même, au lieu de chercher à les séparer!

« -Oh! répondirent-ils, qui peut s’occuper des querelles des femmes?

« -Vous, qui êtes leurs maris.

« -Nous? cela nous est indifférent.

« -Mais enfin si l’une d’elles venait à succomber?

« -Eh bien, pour une qui serait morte, il en resterait mille ».

Finissons en disant comment ces gens se mangent les u ne après les autres, sans aucune espèce de scrupule. Voici un fait personnel raconté par le bon Bibliagoro.

« Nous étions en hiver; il avait plu durant six jours. Un froid très vif succéda à la pluie, et il nous fut impossible de trouver, en chassant, quelque chose à manger. Nous étions quatre familles réunies, que la faim rendait furieuses. Alors un des anciens prit son davac (bâton durci au feu), et, s’approchant traîteusement de ma soeur aînée, il lui en donna un coup terrible sur la tête. Ma soeur tomba à demi-morte. Aussitôt on se jeta sur elle et on l’étendit, encore toute palpitante, sur un grand feu. Les chairs étaient à peine rôties, que déjà on la dévorait à belles dents. J’eus aussi ma part; et, quoique le sang qui coulait sur mes lèvres et dans mes mains fût celui de ma propre soeur, je n’y pensais pas, car j’étais bien jeune, et puis la faim me pressait. Cependant, si j’avais compris alors le grand crime que je commettais, et si j’avais été plus grand, j’aurais défendu ma soeur au péril de ma vie. Il est vrai que son malheur serait tombé sur une autre jeune fille, orpheline comme elle et assez grasse pour contenter notre voracité ».

Le P. Salvado demanda à Bibliagoro s’il n’avait pas éprouvé de l’horreur à manger la chair de sa propre soeur.

« -Oh non! répondit naïvement Bibliagoro. La chair humaine boullie n’est pas très bonne; mais rôtie devant un feu clair, c’est un morceau délicieux. »

Un autre sauvage, qui avait mangé sa nièce dans une occasion à peu près semblable, s’excusait ainsi auprès du missionnaire; « Nous étions au milieu des bois, et, depuis deux jours, nous n’avions mangé que quelques lézards; pas un kangourou, pas un émeu dans toute la contrée que nous avions parcourue, et il fallait deux journées de marche pour arriver au campement. J’étais seul avec ma nièce, et la pauvre enfant tombait de fatigue à chaque pas. Après l’avoir portée quelque temps, je me dis qu’il fallait plutôt la tuer que la laisser souffrir; ensuite, je la mangeai pour me donner des forces et achever ma route. Cela valait mieux pour moi et pour elle que de la laisser pourrir dans un trou. N’en auriez-vous fait autant à ma place? »

C’étaient pourtant ces anthropophages qui mangeaient ainsi leurs parents, qui dévoraient même les membres de leurs morts après trois jours de sépulture, et qui fuyaient les Européens comme des bêtes sauvages; c’étaient eux que nos moines bénédictins avaient habitués en si peu de temps à mener une vie presque civilisée ».

Admirons toutefois l’action apostolique: ces gens qui laissent leurs femmes se tuer entre elles, qui se mangent et se trouvent une chair excellente rôtie à un feu clair (voyez- vous le feu clair et les chairs qui cuisent), ces hommes qui pour un rien se livrent des combats meurtriers, acceptent que deux pauvres missionnaires leur arrachent à la lettre les armes des mains, les transportent dans leurs cabanes afin de leur ôter l’occasion de s’en servir, jugent leurs différends et tranchent les débats en dernier ressort. Il est vrai qu’à certains moments la Providence se déclare pour eux. Ordinairement, le combat fini, il y avait sans cesse des combats, les missionnaires se faisaient infirmiers, chargeaient les blessés sur leurs épaules et les guérissaient fort souvent avec les remèdes les plus simples. La bonté de Dieu passait par là, donnait la vertu à leur parole, à leurs médicaments, et l’influence évangélique s’affirmait, comme elle s’affirme quand les instruments sont impersonnels et agissent encore plus par l’exemple que par la parole.

Il faut laisser une foule d’épisodes des plus intéressants. Depuis, dom Serra a été sacré évêque-coadjuteur de Perth; mais sa santé l’a contraint de repasser en Europe. Dom Salvado a été sacré évêque à son tour, mais il a obtenu de revenir à sa chère Nurcie, où il a sous sa crosse abbatiale de 70 à 80 bénédictins, dont plusieurs indigènes. Chassez donc les moines, M. Ferry, M. Bert, et vous verrez comme ils repousseront.

Seulement, je préviens M. Bert que je le défie de trouver un universitaire, qui, pour multiplier sa race, se résigne à manger de l’apossum mâché par un Pappou, des lézards grillés, des vers de terre, et à coucher de longues nuits à la belle étoile, entouré de sauvages désireux de le faire rôtir à un feu clair.

Je renvoie au livre de dom Bérengier; il a le charme d’un roman, en ne disant que la vérité; on y trouve le secret des multiplications divines et le mystère des moines qui pullulent en proportion des efforts fait par leurs persécuteurs pour les extirper.

Que Dieu donne aux religieux bientôt expulsés la même fécondité qu’aux Bénédictins de Compostelle, et d’ici à trente ans, au lieu de deux ou trois mille, le monde en comptera de myriades: c’est la loi providentielle, entendez-vous, M. Paul Bert, et M. Ferry, et M. Spuller?

P.S. J’ai prononcé le nom de M. Paul Bert. Il faut dire que les Bénédictins de la nouvelle Nurcie s’occupent, au milieu de leurs défrichements, d’une bibliothèque. Croit-on qu’aux antipodes la Patrologie grecque de Migne leur fut très utile pour réfuter une citation fausse d’un journal protestant? Ce n’est pas seulement en France qu’on fausse les textes. Toutefois, un rédacteur protestant, vivant aux antipodes, n’est pas tenu de savoir le grec; mais un savant français, qui ne comprend pas ou fait semblant de ne pas comprendre le latin… Désormais, on dira des gens qui citeront d’une certaine façon, qu’ils citent à la Paul Bert.

Notes et post-scriptum
1. La *Nouvelle Nursie*, histoire d'une colonie bénédictine de l'Australie occidentale, par le R.P. Dom Théophile Berengier, bénédictin de la Congrégation de France, avec gravures. Celles qui figurent ici appartiennent à l'ouvrage (chez Lecoffre, 90, rue Bonaparte; prix: 8 fr.).