ARTICLES

Informations générales
  • TD 9.18
  • ARTICLES
  • LA RUSSIE.
    SON PASSE.
    ALEXANDRE II, EMPEREUR DE TOUTES LES RUSSIES.
  • La Croix, I, mai 1880, p. 35-47.
Informations détaillées
  • 1 ADMINISTRATION PUBLIQUE
    1 CLASSES INFERIEURES
    1 CLERGE ORTHODOXE
    1 ENSEIGNEMENT
    1 NOBLESSE
    1 SCHISME SLAVE
    2 ALEXANDRE I DE BATTENBERG
    2 ALEXANDRE I, TSAR
    2 ALEXANDRE II, TSAR
    2 ANDRASSY, JULES
    2 BARSCHEV
    2 BAYANOV, ARCHIMANDRITE
    2 BELINSKI
    2 BENOIT D'ANIANE, SAINT
    2 BENOIT, SAINT
    2 BERNARD DE CLAIRVAUX, SAINT
    2 BISMARCK, OTTO VON
    2 BLOUDOV, GENERAL
    2 CATHERINE II
    2 CHARLES BORROMEE, SAINT
    2 CONSTANTIN, GRAND DUC
    2 COTTA, PERE
    2 DANTE ALIGHIERI
    2 DERJAVINE
    2 DOMINIQUE, SAINT
    2 FRANCOIS D'ASSISE, SAINT
    2 FREDERIC II, ROI DE PRUSSE
    2 GALITZINE, ALEXANDRE-NIKOLAIEVITCH
    2 GOLOVINE
    2 GORTCHAKOV, ALEXANDRE-M.
    2 HOHENZOLLERN
    2 KARAMZINE, NICOLAS
    2 KATKOV, MICHEL-N.
    2 KAWALEWSKI
    2 LEONTIEV
    2 LESCHOV
    2 LIEVEN, PRINCE DE
    2 LOUIS XIV
    2 LOUIS XVI
    2 MEZZOFANTI, GIUSEPPE
    2 MULHAUSEN
    2 NABUCHODONOSOR
    2 NAPOLEON Ier
    2 NICOLAS I
    2 NICON, PATRIARCHE
    2 PAUL I, TSAR
    2 PIE IX
    2 PIERRE LE GRAND
    2 PIERRE LE VENERABLE, SAINT
    2 PONIATOWSKI
    2 PROTASOV, GENERAL
    2 REUTERN, DE
    2 RICHELIEU, ARMAND-JEAN DE
    2 ROUSSEAU, JEAN-JACQUES
    2 SOBLER
    2 TOLSTOI, DIMITRI-ANDREIEVITCH
    2 VOLTAIRE
    3 ALEXANDRETTE
    3 ALLEMAGNE
    3 ANGLETERRE
    3 ASIE
    3 ASIE MINEURE
    3 AUTRICHE
    3 BERLIN
    3 BESIKA, BAIE
    3 BESSARABIE
    3 BOSNIE
    3 BULGARIE
    3 BYZANCE
    3 CAUCASE
    3 CHYPRE
    3 CLAIRVAUX
    3 CLUNY
    3 CONSTANTINOPLE
    3 CONSTANTINOPLE, SCUTARI
    3 CRIMEE
    3 DOBROUDJA
    3 EUPHRATE, FLEUVE
    3 EUROPE
    3 FERNEY-VOLTAIRE
    3 FRANCE
    3 GAETE
    3 GOLFE PERSIQUE
    3 GRECE
    3 HERZEGOVINE
    3 INDE
    3 JERUSALEM
    3 KIEV
    3 MONT CASSIN
    3 MOSCOU
    3 MOSCOU, KREMLIN
    3 NEVA, FLEUVE
    3 ORIENT
    3 OURAL
    3 PLEVNA
    3 POLOGNE
    3 ROUMANIE
    3 RUSSIE
    3 SAINT-PETERSBOURG
    3 SALONIQUE
    3 SEBASTOPOL
    3 SERBIE
    3 SIBERIE
    3 SUBIACO
    3 TAURUS, MONT
    3 TURQUIE
    3 VERSAILLES
  • mai 1880.
  • Paris
La lettre

Les traditions de respect, de foi semblaient rester à l’Eglise orthodoxe, mais la foi et les traditions du respect s’en allaient: de grandes difficultés apparaissaient à l’horizon. Fallait-il écarter les périls par une initiative puissante? fallait-il réprimer? Nicolas Ier, le frère et le successeur d’Alexandre, crut que la répression était le système préférable. Examinons si la répression ou plutôt l’oppression put réussir.

Nicolas Ier, avec une loyauté digne d’éloges, ne voulut prendre le pouvoir qu’après avoir constaté à plusieurs reprises la volonté très arrêtée de Constantin, son frère aîné, de refuser le trône. Ses ennemis en profitèrent pour tenter une conspiration. Quelques régiments, excités par leurs chefs, refusèrent l’obéissance. C’était à Pétersbourg. La mitraille en eut raison. Ailleurs l’innocence des troupes apparut dans toute sa splendeur. Les chefs criaient: Vive la République! « Colonel, disaient ces braves gens, la République est-ce le nom de l’impératrice? Et quand on leur répondait qu’avec la république il n’y avait ni impératrice ni empereur, ils ne criaient plus rien du tout. Vainqueur de la révolte, Nicolas fut, dit-on, impitoyable. Est- ce bien sûr? Plus miséricordieux, n’eût-il pas encouragé les complots, et, à moins de céder comme Louis XVI jusqu’à l’échafaud, n’eût-il pas exposé la Russie à une effroyable effusion de sang? Posé ainsi, le problème se dresse effrayant. Qu’on songe à ce qu’ont coûté de victimes les révoltes contre ses prédécesseurs. La Russie a toujours compté très peu la vie de ses enfants. Et si elle a besoin d’être régie par une main de fer, la main de fer fut là pour arrêter la chute du trône moscovite. Je n’excuse pas Nicolas, mais vouloir que l’histoire impartiale écrive sur son front: bourreau, me semble un peu fort, au moins à cette époque. Qu’on se rappelle le despotisme que les seigneurs russes exerçaient sur leurs paysans. Ces amis de la liberté contre le czar savaient se servir du knout et de la potence contre leurs vassaux. Les immoralités des seigneurs sur leurs jeunes vassales, qu’ensuite ils imposaient selon leurs caprices, comme femmes, aux cultivateurs de leurs terres, ne légitiment pas les cruautés du souverain, mais ferment la bouche à ses accusateurs.

Mais où Nicolas fut réellement bourreau, ce fut centre la Pologne. Qu’on lise les détails de la persécution contre les Polonais. Et encore il faut distinguer, d’une part, les hommes de la révolution nombreux en Pologne et qui s’attirèrent, je ne dis pas tous les moyens violents employés contre eux, mais une répression méritée, et, de l’autre, les catholiques dont le sang a été versé avec un acharnement odieux. Je renvoie à l’histoire de Russie écrite par un protestant anglais très peu favorable aux papistes. Il est révolté, et flétrit avec justice les inventions de la police contre des hommes qui ne demandaient que la permission de rester ce qu’avaient été leurs pères. Cette fois Nicolas a été vaincu; le sang des martyrs est toujours une semence de chrétien, lorsqu’elle semble tarder à pousser. Et, malgré les reproches quelquefois vrais adressés à la Pologne, il est impossible de croire que, quand cette vaillante nation aura subi une expiation providentielle, elle ne donne pas à l’Eglise de nombreuses générations de chrétiens et des légions d’apôtres. Un poète polonais a dit:

Dors, ô ma Pologne, dors en paix dans ce qu’ils appellent ta tombe; moi, je sais que c’est ton berceau.

Le poète est mort un peu fou; je crois pourtant qu’il était prophète.

Le nouvel empereur voulait-il imiter Napoléon Ier? était-ce pour détourner ses sujets des rêves révolutionnaires qu’il les poussait sans cesse dans des guerres nouvelles: la Turquie attaquée plusieurs fois, l’asservissement du Caucase malgré les victoires souvent répétées des Circassiens et de tous les petits peuples d’alentour, l’envahissement de la haute Asie qui, conduit d’après un plan arrêté d’avance, allait mettre le czar de toutes les Russies en présence de l’impératrice des Indes, tout cela était-ce le besoin d’aiguillonner une agitation militaire, comme dérivatif des commotions pédadogiques? La police l’avait-elle averti qu’il fallait placer dans les premiers rangs des régiments d’attaque de futurs nihilistes? Les sociétés secrètes lui révélaient-elles leurs projets souterrains, ou bien était-ce une folle ambition unie au mépris des hommes? Paul Ier avait dit un jour à un ambassadeur qui lui parlait d’un homme considérable: « Sachez, Monsieur, qu’en Russie il n’y a de considérable que l’homme à qui je parle et seulement pendant le temps que je lui parle. » Le fils avait-il hérité des sentiments du père envers les Russes? et ces sentiments s’étaient-ils étendus aux peuples d’Europe et d’Asie qui avaient le malheur de lui déplaire? On serait tenté de le croire. La Turquie surtout subissait ses dédains cruellement autocratiques, et comme derrière la Turquie se dressaient les intérêts de l’Europe occidentale, il fallut arrêter des prétentions par trop exorbitantes. De là la guerre de 1855, où la France et l’Angleterre vinrent prêter main forte à la Turquie, menacée de perdre Constantinople. Il fallut que la Russie, humiliée sur les ruines de la Crimée, reconnût les droits du vainqueur. Mais Nicolas avait cessé de vivre et un nouvel ordre de choses allait commencer pour ce grand peuple, qui, pour panser ses blessures, sans bouder, demandait à se recueillir. Le despotisme semblait avoir fini son temps; Alexandre II, fils de Nicolas, montait sur le trône et tout présageait une ère d’affanchissement.

ALEXANDRE II

Empereur de toutes les Russies.

Lorsque Alexandre II monta sur le trône, la Russie était militairement vaincue à Sébastopol, et non moins politiquement vaincue au sein de ses vastes régions. On sentait que le système de Nicolas avait fait son temps, on attendait une ère nouvelle. Au lieu de l’insurrection militaire par laquelle fut inaugurée l’intronisation du successeur d’Alexandre Ier, ce ne fut que des cris d’espérance d’un bout du territoire à l’autre. On sentait une direction plus bienveillante; le rappel de bien des exilés de Sibérie laissait espérer d’autres affranchissements; la plupart des condamnés de Nicolas avaient eu le temps, il est vrai de refroidir leur enthousiasme révolutionnaire sous les frimas de l’Oural. Enfin on voulait croire que de nouveaux siècles allaient s’ouvrir; on eût volontiers chanté si l’on eût su le latin (on le sait peu en Russie):

Magnus ab incepto saeclorum nascitur ordo.

La Russie était fatiguée de ses humiliations; elle sentait l’urgence de reprendre avec un nouveau système son rang amoindri parmi les nations européennes. Le mot du prince Gorstchakoff était une règle d’une grande sagesse: « La Russie ne boude pas, elle se recueille. » Elle avait en effet besoin d’un profond recueillement pour reconstituer ses finances, réorganiser l’armée, ramener l’instruction générale à un niveau convenable, donner une forme nouvelle à l’administration et aux tribunaux, et surtout préparer et accomplir l’affranchissement des serfs. Je voudrais examiner successivement ces sujets divers, qui, dès les premiers jours de son règne, s’imposèrent aux méditations d’Alexandre II.

I. FINANCES.

Il serait d’autant plus difficile de fixer le budget exact des finances russes que les hommes chargés de l’administrer ne le savent pas bien précisément eux-mêmes. Cependant on peut indiquer plusieurs cause à leur mauvais état. La première est la prodigalité de l’empereur Nicolas et même de son fils. Quand il s’agissait de célébrer une fête, tout luxe devait être étalé. On cite bien un ministre des finances qui vait le courage de dire: « Sire, je n’ai pas d’argent. » Mais combien en donnaient, au risque d’épuiser le trésor!

Ce que dépensent les personnages placés autour du czar ne se peut dire; ils font des dettes souvent énormes, ils demandent au czar de les payer, et trop souvent l’empereur les paie.

Les malversations sont à l’ordre du jour; affaire de tradition. Catherine II avait absolument interdit l’usage des chandelles dans son palais. En vérifiant les comptes de l’intendant général, elle trouve: Chandelles, dix mille francs. Elle veut remonter à l’origine de la dépense. Il se trouve que le grand-duc, depuis Alexandre Ier, avait eu les lèvres gercées, qu’il avait voulu se les frotter avec de la chandelle. Le valet de pied à qui il les avait demandées en avait porté un paquet payé probablement le double de sa valeur. Un agent subalterne avait voulu faire son bénéfice, et, le bénéfice grossissant à mesure que le compte passait par des mains plus considérables, on arriva à dix mille francs de chandelles.

Ce système durait encore récemment. Il y a deux ou trois ans, causant des ressources matérielles de la Russie avec un fonctionnaire russe, je lui dis: « Mais enfin vous avez les mines de l’Oural! -Ah! répliqua-t-il, supposé qu’on entire cinquante millions, le czar devra s’estimer heureux si l’on en verse dix dans le trésor. »

On dit que M. de Reutern a mis quelque ordre en adoptant un autre système que ses prédécesseurs. Ceux-ci faisaient des emprunts, fournissaient aux déficits ordinaires, mais pour combler un gouffre en creusaient un plus profond. M. de Reutern a procédé autrement. Il a cherché des ressources dans la richesse du pays. A-t-il employé les moyens les plus moraux? je répondrai avec un exemple.

Le budget de l’armée est soldé par un impôt sur les eaux-de- vie, appelé le droit d’accise. Mais l’impôt s’élève à mesure que l’on boit plus, et voilà l’Etat poussant les paysans à l’ivrognerie pour accroître ses revenus militaires. L’accise donne chaque année davantage, mais dans cinquante ans et avant, que sera la moralité du peuple russe? La plus horrible dégradation est fatalement au bout de spéculations pareilles.

Est-on venu à bout de diminuer dans les derniers temps les fraudes des administrateurs des finances? Je n’en sais rien, mais j’ai quelques motifs pour en douter.

En attendant, le peuple qui perd en religion ce qu’il acquiert en abrutissement par l’ivresse, qui souffre parce qu’il est volé, vole à son tour, se plaint des voleurs de haut bord, perd le respect de l’autorité, et quand on lui aura persuadé que le czar est un tyran, on se demande pourquoi il ne se précipitera pas en masse dans le nihilisme.

II. LA NOBLESSE.

On a tout dit sur les boyards d’autrefois, sur la manière dont les grands princes de Moscou s’en servirent et leur obéirent; on a dit aussi comment Pierre Ier avait à peu près annihilé leur pouvoir. Malgré toutes les constitutions possibles, la Russie a des courtisans; elle n’a pas de noblesse, quoiqu’elle ait des comtes et des princes, comme Richelieu et Louis XIV en voulaient pour l’apparence et la pompe de la cour; mais l’idée d’une aristocratie comme en Angleterre leur avait toujours été odieuse. Cependant Pierre le Grand voulait autour de lui de hauts personnages, à condition de les assommer à coup de bâton quand ils arrivaient en retard aux séances du sénat. Se représente-on un lord anglais, un marquis ou un duc et pair français bâtonné par son roi? Cela était fort en usage à Saint-Pétersbourg. Qu’étaient les grands qui subissaient un pareil affront et ne partaient pas immédiatement pour leurs terres ou pour l’étranger?

Catherine II voulut singer Versailles; elle attira à sa cour les esprits forts. Elle eut une correspondance suivie avec le patriarche de Ferney; ses moeurs dissolues rivalisaient avec celles de Voltaire. Les grands seigneurs comprirent qu’il était de bon ton de ne croire à rien en ayant l’air pour le decorum de croire à quelque chose. On parlait français, on lisait les philosophes français, on riait de tout, on avait beaucoup d’esprit, mais peu de bon sens. On se livrait à toutes les orgies, on courbait la tête sous la main énergique de Catherine, et cinq ans après sa mort, son fils Paul Ier était étranglé par les premiers personnages de la cour.

L’incrédulité, l’immoralité, l’assassinat des souverains! mais il me semble voir poindre le nihilisme. Et ce n’était encore ni la classe moyenne, ni les paysans enivrés, ni ces étudiants si accusés et pourtant coupables après tout d’avoir recueilli les doctrines de Voltaire et de Rousseau et d’en avoir tiré les affreuses mais très légitimes conséquences. C’est toujours l’histoire de l’écrevisse reprochant à ses petits de marcher à reculons.

Sous Alexandre Ier, pendant les guerres avec la France, les officiers prirent en Allemagne et chez nous la fureur des sociétés secrètes. Alexandre les favorisa lui-même au commencement. Catherine II avait attiré les Jésuites chez elle à l’époque de leur suppression; Alexandre les chassa violemment sous la pression de la franc-maçonnerie. Vers la fin de son règne, les maçons s’étendaient au sein de l’armée avec une puissance qui se montra à l’avènement de Nicolas Ier. Ce ne furent pas les soldats qui firent la sédition de décembre 1825, ce furent bien de nobles officiers. Ils furent traités avec une grande rigueur. Pourquoi Catherine avait-elle inauguré la corruption systématique des grands? Pourquoi Alexandre Ier avait-il si longtemps favorisé les sociétés secrètes? Nicolas voulut s’en défaire avec des procédés à la russe, le knout, la Sibérie, la potence. Au point où en étaient arrivées les idées, était-ce le vrai moyen de couper la racine du mal? Il fallait une répression, fallait-il celle-là? Il est permis d’en douter. Un seul conspirateur a-t-il changé d’opinion? oui, par intérêt; de criminel il est devenu méprisable. Mais ce n’est pas l’intérêt de cette sorte qui sauve les peuples, on le vit bien à la mort de Nicolas. Et les acclamations qui saluèrent l’avênement de son fils, me semblent ressembler de bien près à l’enthousiasme des révolutionnaires pour Pie IX avant sa fuite à Gaëte.

En tout ceci, le peuple n’est encore pour rien. Son tour viendra sans doute, mais pour le moment l’heure de la révolution démocratique n’a pas sonné. Après les révoltes de la cour, l’on commence à voir surgir l’émeute par les étudiants, mais nous en parlerons plus tard.

Alexandre II, en proclamant l’émancipation des serfs, a nécessairement ruiné bien des nobles, il en a du moins appauvri un très grand nombre. Je ne connais pas les détails, mais des gens descendant les degrés de la misère s’éloignent, sans trop de regret peut-être, du souverain qui les dépouille de leur patrimoine, et s’ils poussent à la révolution, ils ont tort devant Dieu sans doute, mais si l’incrédulité leur a ôté la notion de Dieu et par conséquent l’idée claire de la loi morale, qui a le droit de les dire coupables parmi ceux qui leur ont donné l’exemple de ne croire à rien?

En attendant le mal s’étend; et si les grands en Russie offrent de nombreuses exceptions au tableau que je viens d’esquisser, il en reste assez qui portent le poids de la révolution qui s’avance et qui auront aidé à entraîner leur grand et beau pays dans l’abîme.

III. L’ADMINISTRATION.

Quand l’habitude du vol est-elle entrée dans les moeurs russes? Je ne puis le préciser exactement. J’en trouve deux sources: Byzance, que les Slaves tenaient à copier surtout dans ses vices, les Tartares de la horde d’or, dont les khans à force d’exactions obligeaient les grands princes à piller leurs sujets pour fournir des impôts vexatoires. A la vérité les grands princes s’arrangèrent bientôt pour garder à leur profit l’argent qu’ils auraient dû verser dans les mains du vainqueur cupide. Ils n’en avaient pas moins volé leurs sujets, et ceux-ci ne se firent pas faute pour imiter largement leurs maîtres.

Sans remonter si haut, il est sûr qu’en Russie on vole partout. Que de choses y sont vénales dans l’administration! J’ai connu un comte polonais sans enfants et fort riche, il avait chez lui une chapelle catholique, et plusieurs fois par an un commissaire de police était envoyé pour s’assurer que la chapelle n’était pas ouverte au culte. Le comte Poniatowski (il est mort) lui donnait un supplément de 2,000 fr. et le commissaire n’a jamais vu qu’une porte fermée.

Un autre Polonais faisait une grosse pension à un président de tribunal, pour épargner des vexations à ses paysans. Une fois le président manqua à ses promesses; que fait le Polonais? il demande par un intermédiaire ce qu’il faut qu’il perde à l’écarté pour qu’un gouverneur de province fasse envoyer en Sibérie le président du tribunal. On lui répond: 50,000 fr. Il pouvait les tirer de sa caisse; il les porte à une soirée du gouverneur, joue avec lui, perd selon les conventions, le gouverneur prend la somme si bien gagnée et fait expédier pour la Sibérie le président. Le Polonais ne s’en tint pas là. Pour montrer qu’il avait agi sans rancune personnelle, mais dans l’intérêt de sa cause, en faisant punir les agents de la persécution par les hauts persécuteurs eux-mêmes, il fit compter une pension à la femme et aux enfants de l’infortuné président, qui l’acceptèrent sans scrupule.

Peut-être ces abus doivent-ils être attribués au minime traitement des employés subalternes. Mourant de faim, ils s’arrangent pour vivre comme ils peuvent, volant l’Etat et les particuliers, se vendant au besoin, et après tout suivent l’exemple de gens plus haut placés qu’eux-mêmes.

Il faut bien qu’en dehors de modestes traitements il y ait quelque chose à gagner en Russie dans les plus humbles emplois. M. de Reutern, qui a cherché à réparer l’état déplorable des finances russes, établit le fameux droit d’accise sur les eaux-de-vie. Imaginez-vous qu’une partie considérable des universités restèrent vides, les étudiants préférant au droit, à la médecine, aux sciences, aux lettres, le bonheur d’être gabeloux. Une revue très sérieuse affirmait ces jours derniers que, depuis six ans, les universités avaient vu plus de cinquante mille jeunes gens abandonner leurs études. J’indiquerai plus bas les causes de ce mouvement, et je ferai voir quelle mine effrayante de nihilistes on peut trouver au sein de cette jeunesses, de qui s’est retiré non seulement tout principe religieux, mais l’élévation que laisse à un certain degré une culture sérieuse de l’intelligence. Il vaut bien mieux ne croire à rien, détester le pouvoir, conspirer la mort du czar, et, sur les ruines de toute espérance céleste renversée, pousser le cri de la révolution: VIVE LA TERRE!

Oui. L’administration en Russie est tombée bien bas, et, douloureuse mais incontestable expérience, les Russes en général ne se plaignent pas trop, parce qu’ils sont voleurs eux-mêmes. S’ils étaient à la place de certains préposés fiscaux, ils mettraient eux aussi quelque argent du trésor dans leurs poches. Du reste, ils y en mettent bien d’ailleurs.

J’aurais voulu parler de la justice. Elle a été toute renouvelés depuis Alexandre II. On a emprunté certains détails à l’organisation anglaise, mais surtout à la magistrature française. Mais on y fait et défait pour refaire encore avec une telle désinvolture que, même avec des renseignements relativement nouveaux, on s’exposerait à s’entendre dire: Mais on a changé tout cela! Le grand avantage de la nation anglaise a été de procéder avec lenteur, le temps a été son grand ministre, et le temps donne la durée à ce qui se fait sous sa protection. En Russie, au contraire, Catherine II a un système, Paul Ier un autre, Alexandre Ier en a deux, celui du commencement et celui de la fin. Nicolas a le sien très caractérisé: une seule loi, une seule religion, une seule langue; ajoutez la compression par la potence et la Sibérie, une armée que l’on croit forte, parce qu’elle se prête à de belles revues et étale de magnifiques costumes, l’espoir d’aller enfin à Constantinople, qui fuit toujours comme les eaux de mirage au désert. Que restera-t-il quand Nicolas aura expiré du chagrin de voir Sébastopol prêt à succomber? Il restera la preuve de l’infériorité de l’armée, de l’épuisement des finances, des fraudes sur la plus vaste échelle aux dépens de la vie des soldats, l’obligation pour le fils du czar expiré ce changer à son tour le système président.

Où est la tradition historique sans laquelle les institutions les meilleures ne sont rien qu’un essai souvent périlleux? Or, sous Alexandre II, nous voyons de perpétuelles modifications apportée à l’administration, à la justice, aux finances. Est-ce une disposition propre au caractère russe?

On nous dira peut-être: Mais notre république française ne change-t-elle pas bien souvent? Ah! répondrons-nous, c’est précisément pour nous le grand motif de croire à son peu de durée et à sa chute irrémédiable dans l’abîme. Que la Russie y songe. Je crois donner un vrai conseil d’ami.

IV. L’EMANCIPATION DES SERFS.

Le règne d’Alexandre II fut inauguré par une aspiration à peu près unanime qui réclamait l’émancipation des serfs.

Le servage remonte à deux cents ans environ. L’origine en est due à l’obligation pour les boyards de fournir au service militaire un certain nombre de soldats. Les paysans fuyaient d’une contrée à l’autre pour éviter le service. On cruit nécessaire de les fixer au sol. Les boyards propriétaires de ce sol, se crurent peu à peu propriétaires de ses habitants, et, les traditions tartares et cosaques aidant, les paysans furent traités maintes fois avec une horrible rigueur.

La conséquence était une paresse excessive, le vol quand il pouvait s’opérer sans trop de danger, une extrême ignorance, au lieu de la foi la superstition, au lieu du sentiment de la dignité et de la liberté chrétienne l’abaissement progressif de la moralité. Les confiscations de l’autocratie allaient se multipliant, et en dehors des serfs des grands propriétaires celles de l’Etat prenaient des proportions formidables.

L’arc trop tendu finit par se rompre. Alexandre II eut l’intelligence politique qu’il fallait détendre la corde. L’affranchissement fut décidé en principe. Le changement amena de grandes souffrances, soit chez les anciens propriétaires, soit chez les paysans. On laissa une partie des terres à leurs anciens possesseurs, avec un droit de corvée dont les paysans pouvaient se libérer pour une somme fixée à l’avance et pour laquelle l’Etat consentit à leur prêter des fonds. Réduits en étendue, les propriétaires pouvaient avec de l’énergie tirer bien meilleur parti de leurs bois, de leurs prairies, de leurs champs, les paysans de leur côté groupés en communes étaient collectivement propriétaires. La commune ou le mir repose sur un système de socialisme pratique le plus étonnant et qu’on est fort surpris de voir appliqué en Russie.

Dans le mir la communauté possède, personne à proprement parler n’est propriétaire. A des époques déterminées les terres changent de maîtres, et le partage se fait en tenant compte de la quantité de terrain et du nombre des membres d’une famille, chaque habitant du mir ayant droit à l’étendue suffisante de terrain pour vivre en la cultivant. Qu’après cela il y ait des arrangements particuliers pour qu’un ouvrier livré à une certaine industrie fasse cultiver son champ, c’est affaire à lui. Mais en Russie, là où la culture des terres ne peut avoir lieu que quatre ou cinq mois de l’année, les sept à huit autres mois où le sol reste sous la neige permettent aux paysans de chercher d’autres moyens d’existence. On voit des villages entiers se livrer à certaines industries exclusives, et si l’humeur voyageuse s’empare d’un certain nombre de paysans, ils afferment leur lopin à tel concitoyen qui préfère la vie sédentaire, mais le premier reste toujours responsable aux yeux de la commune et de l’Etat.

Il faut le redire: après avoir réclamé l’abolition du servage, grands propriétaires et paysans murmurèrent des grandes mesures adoptées. Les propriétaires ne se trouvaient pas assez indemnisés. Les paysans trouvaient dur d’avoir à payer des terres qu’il croyaient leur appartenir et qu’ils espéraient recevoir pour rien. Au fond, des deux côtés c’était affaire de paresse, d’incurie et de routine; là où l’on s’est mis sérieusement au travail, les terres ont plus rapporté, l’agriculture a pris un légitime essor, la Russie a produit plus de légumes, plus de bestiaux, les paysans ont été mieux nourris, et les propriétaires qui se sont sérieusement occupés de leurs terres ont eu plus de revenus.

Malgré un changement désiré, il est si doux de se plaindre que les plaintes ont poursuivi leur cours, et, les sociétés secrètes aidant, les villes sinon les campagnes ont vu croître la désaffection envers le souverain. Et pourtant Alexandre II avait émancipé les serfs. Qu’avait-il fait pour les moraliser en s’occupant de leur bien-être matériel?

V. L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Les idées de la Révolution française étaient du meilleur genre à la cour de Russie. Catherine II, bas-bleu de première classe, voulait se faire proclamer la Sémiramis du Nord. Pour obtenir ce titre des beaux esprits de France, rien ne lui coûtait; malgré son génie politique incontestable, elle ne voyait pas que les principes d’incrédulité favorisés par elle poussaient aux catastrophes. Elle laissa tous les grands de sa cour se pénétrer du virus dont elle refusait de reconnaître les effets, parce que son amour-propre y trouvait son compte. En attendant, les doctrines funestes faisaient leur chemin; il fallut les guerres de Napoléon et l’invasion de la Russie pour ouvrir momentanément les yeux à quelques-uns.

Cependant les guerres de 1812 et 1813 donnaient aux Russes un sentiment plus vif de leur dignité nationale, et leur grand historien moderne Karamsine, malgré des lacunes indépendantes de son génie et d’un travail acharné, créait une école que les travaux postérieurs de ses héritiers dans l’étude du pays rendaient chaque jour plus féconde.

Mais le problème ne consistait pas tant à avoir des hommes distingués qu’un ensemble de maîtres capables de former les jeunes générations

Or tout d’abord se dressaient mille difficultés. Pierre Ier avec son esprit absolu et pressé d’arriver avait convoqué d’Angleterre, de France, d’Allemagne surtout, un certain nombre d’hommes éminents par leurs connaissances; mais comme cet esprit tendait surtout aux résultats pratiques, il voulut à peu près exclusivement des ingénieurs et des mathématiciens pour lui construire des vaisseaux, fondre des canons, bâtir des forts, organiser l’armée, dresser des cartes de géographie, tracer des routes, jeter des ponts sur les fleuves, creuser des ports, des canaux, et faire jaillir Saint-Pétersbourg des marais de la Neva. Aussi sous son règne l’Académie des sciences, grâce aux étrangers qui la composaient jeta-t-elle un certain éclat. Toutefois il serait bien inutile d’y chercher quoi que ce soit qui ressemblât à la littérature, à la philosophie. Quant à la théologie, il ne peut en être question.

Les Allemands continuèrent à dominer presque exclusivement, et il faut leur rendre ce témoignage que leur modestie, leur persévérance obstinée, la tournure de leur esprit, ont rendu aux Russes des services dont ceux-ci n’ont pas toujours su profiter.

L’émigration française amena bien des hommes d’une haute capacité, et la façon dont ils furent accueillis par Paul Ier dans son règne de cinq ans, par Alexandre Ier ensuite, put influer sur un retour à des idées plus saines.

Quelques conversions à l’Eglise catholique eurent lieu; les Jésuites étaient accueillis avec plus de bienveillance, quand tout à coup le vent tourna et le mouvement religieux fut violemment comprimé.

Mais qu’était l’instruction publique?

De toutes les questions celle-ci est la plus difficile à résoudre. La raison de la difficulté se trouve dans la perpétuelle mobilité des systèmes adoptés par les divers ministres mis à la tête de cette branche importante du gouvernement.

Alexandre Ier favorise les lettres, la philosophie, les sciences, mais sous leur voile se forment des associations secrètes parmi les étudiants. A la fin de son règne le soupçonneux empereur commence à regretter une confiance qui paraît favoriser les anarchistes.

Nicolas Ier fait la triste expérience des fruits produits par les universités: aussitôt l’instruction subit les plus rudes entraves, les universités non supprimées ne devront avoir que trois cents élèves. Mais le mal était fait. Se figure-t-on que sous Alexandre Ier M. Razumowski cumulait le titre de ministre de l’instruction publique et celui de directeur général des loges maçonniques?

Nicolas Ier se trouvait donc en face d’une génération jeune et gangrenée; la potence, les exils en Sibérie ne firent rien. Il y eut compression extérieure; le mal gagnait en dessous.

Puis qu’étaient les nihilistes de ce département? Qu’on se représente le successeur de Razumowski, le prince Galitzin, piétiste de la plus belle eau en plein jour, mais la nuit se rendant dans un faubourg de la capitale et dans une maison écartée que l’on montre encore, et là se livrant en vêtement plus que simple à des danses adamiques. Le préfet de police, son ennemi mortel, le fit surprendre dans ce costume ou plutôt sans costume. Heureusement son secrétaire découvrit une lucarne, par où l’infortuné ministre se sauva, les pieds nus comme le reste du corps, et comme il était légèrement obèse, en laissant à la trop étroite fenêtre quelque fragments de son épiderme.

Puis arriva le prince de Lieven, mais déjà le panslavisme commençait à percer. Je suis tenté de croire qu’il laissa faire. Il aimait peu la littérature étrangère, qui abritait des doctrines odieuses à ses yeux; il ne devait pas aimer beaucoup la littérature russe, dont les partisans étaient en grand nombre des révolutionnaires nationaux.

Après 1848, Nicolas Ier rêva la destruction des universités. Avec ce système, on n’eût pas connu le mal, parce qu’on n’eût rien connu; plan d’une simplicité aussi merveilleuse que tyrannique.

On envoie en 1858 M. Kawalewski en mission parcourir l’Europe, d’où il revient avec des plans nouveaux, mais trop libéraux même pour Alexandre II.

Entre Kawalewski et Golowine, je vois un ministre de l’instruction publique rêver de l’union entre les Eglises d’Angleterre et de Russie. Le projet échoua, comme on sait.

Cependant deux systèmes se trouvaient en présence: fallait-il adopter les études classiques, le latin et le grec, comme dans les universités d’Occident; fallait-il au contraire baser l’instruction sur l’étude du russe? Pour faire un civet de lièvre, prenez un lièvre, dit le proverbe; pour faire de la littérature russes, prenez du russe littéraire.

Oserai-je dire que l’ode intitulée Dieu, traduite en dix-huit langues et attribuée naguère au Dante de la Russie Derjawin, se trouve depuis cent cinquante ans environ dans les oeuvres du P. Cotta, ermite de Saint-Augustin à Rome? Le cardinal Mezzofante, le célèbre polyglotte, la montra en 1848 à l’improvisateur Giustiniani après un voyage fait par celui-ci en Russie. On a traité le récit de fable. Pour établir l’imposture, il suffirait de montrer que l’ode intitulée Dieu (Bog) composée de quatorze strophes n’est pas dans les oeuvres du P. Cotta, et on ne le prouvera pas.

Au milieu de ces oscillations, la décadence de la jeunesse va s’accentuant; l’école de médecine, placée jusqu’à ces derniers temps sous la direction du ministre de la guerre, devient un foyer de matérialisme. Le nihilisme y plongera bientôt ses racines les plus profondes.

Golowine était l’ennemi du système à outrance inauguré par Nicolas, mais ce système venait d’être transformé par Katkoff et Leontieff de la Gazette de Moscou. Golowine fut vaincu et dut céder la place à un panslaviste. Cela ne dura pas très longtemps le panslavisme commençait à s’user, on commençait à en voir certains inconvénients.

Aujourd’hui le comte Tolstoy est à la fois ministre de l’instruction publique, et en même temps procureur général du saint synode, ce qui équivaut au titre de ministre des cultes. Je parlerai plus tard de cette seconde charge. Je veux dire seulement que le comte Tolstoy a cru devoir, depuis six ans, adopter le système classique, c’est-à-dire l’enseignement du latin et du grec; or depuis six ans, et au commencement de 1880, cinquante et un mille étudiants avaient laissé leurs études interrompues, en haine de l’enseignement classique.

L’horreur des fortes études, l’amour des places où l’on gagne quelque chose sans grands efforts, une certaine facilité pour les langues, l’horreur des connaissances sérieuses, la paresse native, donneront longtemps aux Russes une infériorité scientifique, et assureront un avantage marqué aux Polonais, et surtout aux Allemands confinés autour de l’Académie des sciences dans l’île de Wasili Ostroff sur la Newa, où leur modeste ténacité prépare les travaux les plus utiles et dont la Russie profitera malgré elle.

J’emprunte au livre intitulé: la Société russe par un Russe, l’extrait suivant comme une triste pre

Notes et post-scriptum