- ES-1439
- OEUVRES SPIRITUELLES EDITEES.|TEXTES DIVERS PARUS DANS LES ECRITS SPIRITUELS.
- ALLOCUTIONS ADRESSEE AUX CONFERENCES DE SAINT-VINCENT DE PAUL DE NIMES ET DE MONTPELLIER.
AU PELERINAGE DE PRIME-COMBE.
le 7 MAI 1876 - Ecrits Spirituels, p. 1439-1445.
- CT 9; TD 47, P. 143-149.
- 1 BONNES OEUVRES DES LAICS
1 CHARITE ENVERS LE PROCHAIN
1 DEVOTION A LA SAINTE VIERGE
1 MAUX PRESENTS
1 MOEURS ACTUELLES
1 PELERINAGES
1 PROLETARIAT
1 QUESTION SOCIALE
1 TRANSFORMATION SOCIALE
2 VINCENT DE PAUL, SAINT
3 PRIME-COMBE - 7 mai 1876
- Prime-Combe
Beatus qui intelligit super egenum et pauperem, in die mala liberabit eum Dominus.
Messieurs,
C’est déjà une preuve de charité intelligente que de venir ranimer votre zèle pour les pauvres dans un sanctuaire consacré à une Vierge, qui par ses aïeux était fille de rois, par son fils reine du ciel et de la terre, et qui pourtant a passé sa vie, de toutes la plus sainte, dans l’indigence et la pauvreté. Laissez-moi donc vous saluer tout d’abord en vous appliquant les paroles de mon texte: Beatus qui intelligit super egenum et pauperem. Heureux qui a l’intelligence des mystères de l’indigent et du pauvre.
Cette intelligence de la charité, vous la manifestez encore en venant prier, vous membres des Conférences de St-Vincent de Paul, dans une chapelle restaurée par la piété des filles de votre patron, et confiée à ses fils continuateurs de ses vertus sous un manteau d’humilité qu’il leur a jeté, ce semble, du haut du ciel. Venez, Messieurs, avec ces pensées de pieuse dévotion et pour Marie et pour saint Vincent de Paul, demander les lumières dont a besoin votre zèle pour accomplir les grandes choses qui vous sont demandées; car à la charité nous avons besoin de joindre, pour secourir les pauvres, l’intelligence des saints et arriver ainsi à écarter, dans les jours mauvais qui nous menacent, les maux qu’ont préparés les haines diaboliquement exploitées entre ceux qui n’ont rien contre ceux qui possèdent. Beatus qui intelligit super egenum et pauperem, in die mala liberabit eum Dominus. Heureux qui a l’intelligence des mystères, de l’indigent et du pauvre, au jour mauvais Dieu le délivrera.
Oui, les dangers sont grands, d’autant plus grands qu’on n’en veut pas voir les causes et que les sages du jour semblent prendre plaisir à les accroître, comme des médecins ignorants qui augmentent l’intensité de la maladie et hâtent le dernier jour par les remèdes empoisonnés qu’ils ordonnent et la manière dont ils les appliquent.
Voulez-vous me permettre, Messieurs, de vous dire toute ma pensée sur un de vos grands devoirs dans les temps présents? Vous versez d’abondantes aumônes dans le sein des pauvres, vous tendez la main pour eux, vous les visitez, vous les consolez, vous cherchez à fonder des établissements où l’enfance soit protégée, où la vieillesse et la maladie soient à l’abri de la misère. Et pourtant comment se fait-il que, d’un bout de la France à l’autre, l’envie, la jalousie des prolétaires contre les riches accumulent des fureurs, derrière lesquelles de grands chefs d’industrie, malgré une largesse royale dans les bonnes oeuvres, croient apercevoir la guerre civile? Aimons à croire qu’ils se trompent, mais il faut que des spectacles bien sombres se soient dressés devant leurs yeux, pour qu’ils aient manifesté de pareils effrois.
Le pauvre, le prolétaire est mécontent; il est haineux. On a beau inscrire sur le frontispice de nos monuments: Egalité, Liberté; la Fraternité est nulle pour lui, il la repousse. Pourquoi? Cherchez. Au fond il veut plus qu’il n’a, et il veut avoir pour jouir. Et d’où lui est venue cette soif révolutionnaire de jouissance? Elle lui est venue d’abord des exemples funestes qui lui ont été donnés par ceux qui ont abrité leurs plaisirs surabondants, leur luxe, leurs passions mauvaises, derrière l’abandon des devoirs religieux et un scepticisme d’autant plus moqueur qu’il est presque toujours plus ignorant. Les pauvres ont dit: « Ah! vous vous plongez dans l’orgie, et, pour être plus libres, vous faites bon marché de votre foi! Nous aussi, nous ne croirons plus. Mais plus de croyance, dès lors plus de morale, et sans morale que reste-t-il que des appétits? Nous en avons tout comme vous. Comme vous, nous voulons les satisfaire. Nous n’avons rien; nous vous prendrons, car nous sommes le nombre et la force. Partageons et qu’entre vous et nous règne l’égalité du capital, du travail et de la jouissance. »
Est-ce que j’exagère, Messieurs, et mes paroles ne sont-elles pas le lamentable écho des affirmations démagogiques que l’on entend gronder, comme les mugissements de la tempête qui s’avance et s’apprête à emporter dans ses gouffres riches et pauvres, la société tout entière?
Suis-je indiscret en vous répétant une conversation que j’avais, il y a quelques jours à peine, avec un de vos confrères les plus haut placés, dont le sang-froid égale presque la charité, et l’aide à plonger avec le calme le plus chrétien son regard si intelligent dans les problèmes les plus tristes de ce jour? « On parle beaucoup, me disait-il, de la question ouvrière. Pour moi, elle n’existe pas ou plutôt c’est à chacun de la trancher. Quand les femmes chrétiennes, au lieu d’acheter des robes de mille francs, n’en achètent que de cent; quand la simplicité des meubles remplacera toutes les inventions de la mollesse; quand la frugalité des repas aura chassé toutes les découvertes des cuisiniers et des confiseurs; alors les riches donneront à mains pleines, les moins riches seront étonnés du superflu mis à leur disposition pour aider les ouvriers indigents, et les ouvriers encore à l’aise, étonnés de ces exemples de modération, perdront peu à peu quelque chose de la férocité de leurs appétits; ayant d’autres modèles, ils s’accoutumeront à prendre d’autres moeurs. »
Peut-être me séparerai-je de votre illustre confrère, non pas en contestant ce qu’il voulait bien me dire, mais en allant un peu plus loin que lui et en croyant à l’existence d’une question ouvrière. Sa conviction me semblait excellente, quand il demandait la réforme volontaire du luxe des riches, pour mieux secourir l’indigence et donner par l’exemple une impulsion pratique et féconde à la réforme volontaire des pauvres et à leur apaisement. Mais ne peut-on pas se demander si, en dehors de ces réformes individuelles très désirables, des réformes plus générales ne sont pas possibles, comme on le voit dans des établissements formés par de vaillants catholiques et où des dispositions utiles à l’ouvrier le rendent plus laborieux, plus économe, plus moral, plus chrétien.
C’est pourquoi je ne crains pas de vous inviter à demander à la divine Mère de Notre-Seigneur une surabondance de zèle dans une surabondance d’intelligence, pour l’accomplissement des grands devoirs qui se dressent devant vous, et dont vous êtes peut-être responsables et envers les riches et envers les pauvres. Envers les riches. -Rappelez-leur que s’ils veulent la réconciliation, c’est à eux à faire les premiers pas. Ainsi la France compte près de 160.000 grandes usines, où généralement le despotisme hautain du patron envers l’ouvrier et la haine profonde de l’ouvrier envers le patron peuvent faire prévoir les catastrophes les plus effrayantes. Pourtant les faits sont là. Partout où les patrons sont allés au-devant des ouvriers, non pas seulement l’aumône à la main, mais avec des mesures inspirées par une charité intelligente, on a constaté ce triple résultat: le travail s’est accru, la moralité s’est affermie, les bénéfices ont augmenté et, comme couronnement, au-dessus des haines éteintes, une loyale réconciliation s’est accomplie.
Mais, me direz-vous, comment s’y sont pris ces heureux chefs d’industrie?
Je ne suis pas de ceux qui croient qu’il y ait un procédé unique. Les moyens sont multiples selon les pays, les travaux, les moeurs et les coutumes légitimes, souvent patriarcales, malgré le vandalisme des lois. Toutefois on peut le répéter, après l’expérience d’une école de plus en plus chrétienne, les moyens généraux sont l’observation de la loi de Dieu, le respect de l’autorité paternelle, la protection accordée à l’enfant et à la femme, jeune fille, épouse ou mère, la prévoyance qui amène les goûts économiques, l’attrait de la propriété. L’ouvrier, devenu propriétaire avec l’épargne de son salaire, perd l’appétit du cabaret et de la Révolution, aime le patron qui l’a préparé à une transformation pareille. Arrivé à ce point, il est bien près de devenir honnête et chrétien, s’il ne l’est déjà, et la démagogie n’a plus qu’à constater la perte de puissants auxiliaires de ses anarchiques desseins.
Ce que je dis avec certitude des prolétaires des usines, parce que j’en ai un peu plus approfondi le problème, je ne crains pas de l’affirmer de toutes les agglomérations ouvrières, que des lois fatales poussent à devenir les ennemis de la société et dont votre charité intelligente doit faire ses plus solides défenseurs. Pour atteindre ce but, il faut réfléchir, examiner, étudier sans doute, parce qu’aujourd’hui plus que jamais la charité, en face des grands devoirs, conséquence de grands périls, a besoin de lumières et que, malgré l’humilité et le silence qui conviennent à toute oeuvre, vous êtes par la force des choses obligés d’offrir la lumière aux classes pauvres comme le plus précieux fruit de la charité.
Messieurs, lorsque Notre-Seigneur Jésus-Christ se disposait à faire au genre humain coupable l’aumône de son sang, il traçait en ces termes à ses apôtres ses dernières recommandations: « Mes petits enfants, je vous laisse un commandement nouveau, c’est que vous vous aimiez les uns les autres et que de même que je vous ai aimés, vous vous aimiez entre vous. » Ces paroles, tombées du coeur de Notre-Seigneur à travers celui de saint Vincent de Paul dans le coeur de quelques jeunes chrétiens, ont produit les merveilles de votre oeuvre.
La charité a toujours existé dans l’Eglise de Dieu sous des formes multiples, celles qu’adoptèrent vos fondateurs furent admirables. Je demande à Notre-Dame de Prime-Combe de les rendre plus admirables encore par la considération des devoirs que vous imposent les dangers de l’heure présente. Ne vous contentez pas d’aimer les pauvres, montrez aux riches l’obligation de les aimer comme vous; rendez les pauvres aimants, inspirez-leur une sainte affection envers ceux que des passions haineuses les ont accoutumés à considérer comme des ennemis. Pour accomplir cette tâche, usez de cette intelligence que le psalmiste considérait comme un vrai bonheur: Beatus qui intelligit et, en agrandissant la pratique du testament de notre divin Maître, sauvez la société des fureurs révolutionnaires, si elle peut être sauvée. C’est pour vous le vrai moyen d’être délivrés par Dieu même aux jours mauvais, in die mala liberabit eum Dominus. C’est ce que je souhaite ardemment que l’on puisse dire de vous, et aux jours mauvais de la vie et au jour redoutable de l’éternité. Ainsi soit-il.