PANEGYRIQUE DE SAINTE ELISABETH

Informations générales
  • TD42.230
  • PANEGYRIQUE DE SAINTE ELISABETH
  • Première partie. [Sainte Elisabeth modèle de nos rapports avec les hommes]
  • Orig.ms. CP 135; T.D. 42, pp. 230-236.
Informations détaillées
  • 1 CHARITE ENVERS LE PROCHAIN
    1 ENFANTS
    1 IDEES DU MONDE
    1 MARIAGE
    1 SOUVERAIN PROFANE
    1 VERTU DE CHASTETE
    1 VERTUS
    1 VICES
    2 ABRAHAM
    2 ANDRE II DE HONGRIE
    2 CATHERINE D'ALEXANDRIE, SAINTE
    2 ELISABETH DE HONGRIE, SAINTE
    2 LOUIS IV DE THURINGE
    2 SOPHIE, DUCHESSE
    3 ASIE
    3 EUROPE
    3 HONGRIE
    3 JERUSALEM
    3 THURINGE
    3 WARTBOURG
  • 1836-1837
La lettre

On rencontre dans les annales ecclésiastiques l’histoire de certaines familles privilégiées, parmi lesquelles la piété se transmet avec le sang. Les pères y lèguent à leurs enfants un magnifique héritage de vertus et de sainteté. Elisabeth naquit d’une de ces races choisies, dont plusieurs membres ont été placés par l’Eglise dans le catalogue des saints. Fille d’André II, roi de Hongrie, elle n’avait que quatre ans quand les envoyés du duc de Thuringe vinrent la demander pour le fils de ce prince. De hautes convenances politiques exigeant cette union, Elisabeth fut confiée aux soins des envoyés et éloignée dans un âge si tendre de tous les siens. Qui n’admirerait, mes frères, la conduite de Dieu qui la prend, comme autrefois Abraham, et la conduit dans une terre étrangère où elle doit être la maîtresse d’un grand peuple, et par la puissance dont elle sera investie dans la personne de son époux, mais bien plus encore par la charité toute maternelle qu’on lui verra témoigner pour les plus malheureux de ses sujets.

Ne soyez pas surpris que je fasse arrêter vos pensées sur une enfant si jeune. Elle comprend déjà les devoirs de son rang. Ce n’est qu’une enfant, si vous voulez; mais suivez-la dans ses rapports avec ses compagnes, vous la verrez pénétrée de la nécessité d’être la première dans la piété et la vertu, comme elle est la première par la dignité. Ce n’est qu’une enfant, mais suivez-la dans ces cimetières où elle conduit ses compagnes, écoutez les réflexions que le spectacle de la mort inspire à cette jeune princesse, qui à peine a franchi le seuil de la vie. Comme déjà la brièveté du temps la frappe! Elle n’est qu’au commencement de sa carrière, et son oeil en a déjà fixé le terme. La mort lui apprend à détacher son coeur de tout ce qui passe et à n’aimer que Dieu.

Ne croyez cependant pas que l’amour des choses éternelles fut pour elle un obstacle au développement des affections légitimes. Au contraire, les liens qu’elle avait contractés avec son fiancé, le prince Louis de Thuringe, et qui devaient un jour être encore plus resserrés, prenaient une nouvelle force, se retrempant dans la charité céleste. Mais avant d’arriver à cette union complète avec celui qui devait être son époux, que d’épreuves n’eut-elle pas à subir! Si Dieu permet quelquefois que dans les cours apparaissent un de ces anges de pureté et d’amour, condamnation vivante de tout ce qui se voit d’ordinaire là où sont réunis des hommes avec de grandes passions et de grands moyens de les assouvir, on peut être assuré que le vice et le crime ne voient pas sans frémir et s’indigner le spectacle d’une vertu accusatrice, et qu’ils s’efforcent à l’envi par toutes sortes de moyens de la ternir ou de l’éloigner comme une importune vision.

Qu’était Elisabeth dans le château Wartbourg qu’un remords vivant pour ceux qui ne se sentaient ni la force d’imiter son courage, ni l’humilité d’avouer sa supériorité sur eux? C’était pourtant une enfant de neuf ans, qui était en butte aux insultes et aux sarcasmes de la mère et de la soeur de son fiancé. Encouragés par de si hauts exemples, les seigneurs qu’un genre de vie trop chrétien fatiguait, ne lui épargnaient aucun mépris. Profitant surtout d’une absence du prince Louis que la mort de son père avait obligé à des voyages prolongés, ils ne s’étaient proposé rien moins que de renvoyer la jeune princesse à la cour de Hongrie, sous le prétexte que la dévotion d’Elisabeth rabaissait la dignité de la couronne ducale.

Vous vous étonnez, mes frères, que l’on puisse trouver une incompatibilité entre les couronnes du monde et les couronnes du ciel, et que le même front ne puisse être paré du même diadème. Ce n’est pas nous qui le disons, mes frères, c’est le monde, ce sont ses organes qui le proclament. Mais il devait être montré que ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu. Elisabeth instruite de tout ce qui se tramait contre elle, n’opposait extérieurement à tant de persécution que la douceur la plus sublime, la patience et le silence. Dans la retraite elle ajoutait les larmes et la prière. Sa prière fut entendue. Dieu prémunit le coeur du prince contre toutes les dénonciations: il déclara maintenant qu’Elisabeth serait son épouse. Dès qu’elle fut arrivée à sa quatorzième année, il s’unit à elle par le sacrement de mariage.

Vous m’arrêterez ici peut-être pour me dire: Quoi donc! vous vouliez nous présenter Elisabeth comme un modèle de charité envers les hommes, mais quelle est donc cette charité qui excite ainsi une haine universelle? Ah! mes frères, c’est par cela même que cette charité triomphe. Notre-Seigneur n’a-t-il pas dit: « Aimez ceux qui vous persécutent. Que si vous n’aimez que ceux qui vous font du bien, quelle différence y aura-t-il entre vous et les païens? ». C’est au milieu de la haine que la charité brille le plus. Et, du reste, qui a plus aimé que Jésus-Christ? N’a-t-il pas été dit de lui: In propria venit, et sui eum non receperunt? Cependant la charité doit finir par triompher, et, de même que l’amour de Jésus a conquis le monde, de même la charité d’Elisabeth subjugua-t-elle à la fin presque tous ses ennemis. La duchesse Sophie, sa belle-mère, rendit enfin hommage aux vertus de notre princesse, et les seigneurs de la cour de Thuringe reconnurent enfin que la plus haute piété peut s’unir à une grande puissance.

Pureté du prince Louis. Son époux, dont la piété égalait l’amour ardent pour la justice et une volonté inébranlable pour la faire rendre dans ses états, avait d’importantes réformes à opérer dans ses états pour y établir le règne des lois. Mais les réformes, il ne craignait pas de les tenter; il les accomplit avec la même persévérance qu’il avait mise à surmonter les obstacles dont on avait voulu entourer son union avec Elisabeth. Mais l’exécution de si généreuses entreprises exigeait des voyages fréquents. Il était nécessaire que le prince vît beaucoup de choses par lui-même et qu’il fût toujours prêt à soutenir par l’épée la majesté des lois. Pendant son absence, Elisabeth qui d’ailleurs savait conserver dans son extérieur ce qui était dû à son rang, se dépouillait de ses parures et se revêtait d’un habit de veuve pour montrer que son unique pensée était de plaire à son époux et que, privée de lui, elle n’avait plus que du mépris pour les vanités du monde.

Vous parlerai-je des relations intérieures des deux époux, de ce nom de frère et de soeur qu’ils s’étaient donné dès l’enfance, et qu’ils continuaient à s’adresser après leur mariage comme un signe de la persévérance et de la pureté de leur affection. Vous montrerai-je Elisabeth s’avançant à grands pas dans la voie de la perfection et son époux l’encourageant, au lieu de la retenir, se contentant toutefois de modérer certains excès de zèle. On pourvoyait à certaines dépenses de la table du prince par certaines levées que le directeur d’Elisabeth avait déclarées injustes. La princesse résolut de ne plus rien manger de ce qui provenait par une voie défendue et son époux, loin de la blâmer, prenait la peine de lui indiquer ce qu’elle devait s’interdire. « Un jour viendra, disait-il, où toute injustice disparaîtra de mes états, mais tout ne se peut faire à la fois ».

Ce que le monde a le plus en horreur, c’est cette haine envers nous-même que le Seigneur nous commande, et qui nous oblige à une guerre continuelle envers nos sens, afin de les dompter et de prévenir ou de réparer leurs révoltes. Cette guerre est ce que le monde redoute le plus, et pour l’éviter il n’est point de prétexte qu’il n’invente. Est-on dans une position élevée, les obligations de remplir des devoirs importants sont une excuse que l’on croit légitime. Est-on dans une position inférieure, les peines et les ennuis sont si grands qu’on n’a pas besoin de se créer des croix nouvelles. Sans doute, mes frères, que les peines que la Providence nous envoie sont la meilleure des mortifications. Mais je vous le demande, comment acceptons-nous ces peines, avec quels murmures, avec quelles plaintes? Et ne nous arrive-t-il pas d’aller jusqu’à blasphémer contre le Providence divine? Voyons notre condamnation écrite dans la conduite de notre sainte.

Nous avons admiré sa résignation, lorsque de toutes parts les insultes lui étaient prodiguées. Nous l’avons suivie dans les années d’épreuves qu’elle eut à subir, avant de pouvoir être unie à son époux. Suivons-la aussi dans les douceurs du mariage. Sous des vêtements de duchesse elle porte constamment un rude cilice. Toutes les nuits elle se lève pour méditer, pendant le sommeil de son époux, sur les souffrances du Sauveur dans la crèche. Ses jeûnes sont presque continuels, quoiqu’elle apporte un soin extrême à empêcher qu’on ne s’en aperçoive. Elle ne dévoile ses austérités à ses suivantes qu’afin de leur prêcher d’exemple. Dans cette lutte entre la charité et l’humilité, chacune de ces deux vertus ont leur part [= a sa part].

Mais je ne veux vous montrer notre sainte dans tout l’éclat de sa charité. Ce n’est point au milieu de la cour de Wartbourg que je vous la présenterai, c’est dans les hôpitaux qu’elle a fondés pour donner un asile aux pauvres malades, ou bien dans les chaumières qu’elle parcourt afin d’aller chercher dans leurs tristes asiles toutes les infirmités qui ne peuvent parvenir jusqu’à elle. On la vit dans une disette générale épuiser toutes ses richesses, donner jusqu’à ses vêtements lorsque l’argent lui manquait, et l’on vit Dieu récompenser par des prodiges cet amour brûlant pour les pauvres, le pain se multiplier entre ses mains, comme autrefois dans celles du Sauveur.

Une autre fois qu’elle gravissait avec peine par un côté rapide la montagne, au sommet de laquelle était situé le château de Wartbourg, quêtant dans les pans de sa robe les vivres qu’elle allait distribuer aux indigents, roses rouges. De pareilles faveurs, il faut qu’on le sache, étaient achetées, il est vrai, par des sacrifices dont la seule pensée fait frémir. Les pauvres les plus dégoûtants étaient ceux qui avaient le plus de droits à sa tendre sollicitude. A cette époque où la lèpre était assez répandue et où l’Eglise avait cru devoir venir au secours de la société pour en arrêter les progrès, le lépreux était une personne sacrée, mais qu’en même temps on pouvait accabler de mauvais traitements et même mettre à mort, sans que la justice le protégeât contre les insultes des hommes. Et les lépreux étaient ceux qu’Elisabeth soignait avec le plus de prévenances. Que de fois pansant leurs plaies dégoûtantes on la vit prendre entre ses mains leur tête couverte d’ulcères, en couper les horribles cheveux et sourire à l’effroi que manifestaient ses suivantes! Ces détails vous révoltent peut-être, mes frères. Ah! sans doute, il y a quelque chose de bien dégoûtant dans ces maladies auxquelles tous nous sommes exposés; mais plus ces maux sont affreux, plus est sublime la charité qui en surmonte les dégoûts et trouve dans ce qu’ils ont de plus hideux des charmes inexprimables.

Ces soins prodigués aux étrangers ne lui faisaient point oublier ses devoirs de mère de famille, et vous jugerez de l’importance qu’elle y attachait par la manière dont elle remerciait le Seigneur toutes les fois qu’il lui donnait un nouvel enfant. Aussitôt après ses couches, dès que les forces le lui permettaient, vêtue d’une robe de laine, elle allait nus-pieds offrir à Dieu son nouveau-né dans une église dédiée à sainte Catherine qui se trouvait au bas de la montagne. Elle agissait ainsi afin d’honorer la présentation du Sauveur. Ses enfants faisaient sa joie, et la vivacité de son amour était pour elle un sujet de trouble. Enfin, elle était heureuse de tout le bonheur que le monde et la vertu peuvent donner ici-bas. Cependant un secret pressentiment l’avertissait qu’il n’en serait pas toujours ainsi. Plus d’une fois on la vit se revêtir d’une pauvre robe de bure et demander l’aumône à ses suivantes. C’est ainsi, disait-elle par un instinct prophétique, que je serai, quand Dieu m’aura dépouillée de tous mes biens. Comme si Dieu, pour la préparer à toutes les souffrances par lesquelles il voulait la glorifier, lui en eût donné une vision anticipée!

Il nous reste, en effet, à vous faire voir de quelle manière cette âme angélique, après avoir été le modèle des affections légitimes, fut dépouillée peu après de ces affections, en sorte que Dieu seul lui restant elle pût aller se perdre dans l’océan de son amour.

Notes et post-scriptum