CONVERSATIONS [A ROME]

Informations générales
  • TD43.017
  • CONVERSATIONS [A ROME]
  • [Chez le P. Ventura, le 20 avril]
  • Orig.ms. BJ 1; T.D. 43, pp. 17-21.
Informations détaillées
  • 1 BIENS DE L'EGLISE
    1 CHARITE THEOLOGALE
    1 CHRISTIANISME
    1 CLERGE
    1 EGLISE
    1 ERREURS MENAISIENNES
    1 ESPERANCE
    1 FOI
    1 HOMME CREE A L'IMAGE DE DIEU
    1 INTELLIGENCE
    1 LANGAGE
    1 LIBERTE
    1 PAPE
    1 PHILOSOPHIE CHRETIENNE
    1 PHILOSOPHIE MODERNE
    1 POUVOIR TEMPOREL DU PAPE
    1 PURIFICATION
    1 REVOLUTION
    1 TRANSFORMATION SOCIALE
    1 TRINITE
    1 VERITE
    1 VERTU DE CHASTETE
    1 VERTUS THEOLOGALES
    1 VIOLENCE
    2 BOSSUET
    2 COMBALOT, THEODORE
    2 GABRIEL, JEAN-LOUIS
    2 GREGOIRE XVI
    2 LACORDAIRE, HENRI
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 VENTURA, GIOACCHINO
    3 FRANCE
  • 20 avril 1834
  • Rome
La lettre

20 avril. V[entura].

M[oi]. Voici encore une lettre de M. Féli, du 29 mars: « Je vous avoue que j’avais depuis longtemps ces pensées, mais que mon esprit ne pouvait les accepter. Il me paraissait trop terrible de fixer mes regards sur des faits pareils, je ne vois là cependant que l’expression de la plus exacte vérité ».

V[entura]. Tout ce qu’il dit, je le pense. Il faut qu’il y ait modification profonde, absolue, dans ce qui n’est pas de l’essence des choses. Or de pareilles choses n’arriveront que par des révolutions. On ne laisse pas volontiers ce que l’on a acquis. Il faudra donc un dépouillement violent. Chez vous, vous avez cinquante ans d’avance; aussi je ne pense pas que vous ayez de réaction violente, sanglante. Ici, au contraire, je crains bien qu’une révolution n’amène l’effusion du sang et de beaucoup de sang. Ce sera cependant un moyen dont Dieu se servira pour arracher jusqu’à la racine certains abus, qui ne seraient jamais détruits sans cela. Voyez l’effet produit par la Révolution sur votre clergé. Pensez-vous qu’il se fût autant épuré, si la persécution ne lui eût pas fait sentir ses flammes?

M[oi]. Une chose déplorable résulte malheureusement de là, c’est que le Saint-père sera peut-être renversé violemment. Sans me permettre de juger le pape actuel, on peut dire qu’il faudrait un génie autrement vaste qui pénétrât bien autrement l’avenir, pour oser se dépouiller de ses biens et sacrifier une force temporelle dont l’abandon doublerait, que dis-je? centuplerait son pouvoir spirituel. Une observation qui résulte de ce que vous avez dit que le clergé avait en France acquis une puissance qu’il n’avait pas avant la Révolution, est que cette puissance est paralysée par la crainte qu’ont toujours les possesseurs de ces biens, de les voir renouveler ses [= leurs] prétentions. Cette crainte est, quoi qu’on prétende, entretenue par le traitement que fournit l’Etat, car le principe de ce traitement est une indemnité. Or une indemnité suppose un droit antérieur, auquel on peut renoncer pour un temps, mais qu’on peut faire revivre plus tard. Or l’abbé de la M[ennais], en proposant de renoncer au traitement fourni par l’Etat, proposait au clergé de renoncer au dernier titre de ses droits sur ces biens enlevés et calmait par conséquent les craintes des propriétaires de ces biens. Par là il rompait pour jamais un obstacle qui empêchera longtemps encore une foule de gens de revenir à la religion.

J’ai reçu trois lettres qui m’apprennent que l’abbé Lacordaire fait un bien immense et que l’abbé Combalot prêche également avec le plus grand succès.

V[entura]. J’ai fourni à l’abbé Gabriel des idées pour son carême. Je crois que s’il prêche d’après les notions que je lui ai données, ou il sera lapidé ou il fera un bien immense. Je pars de cette idée que de même qu’autrefois la religion était le criterium de toute science, de même aujourd’hui la liberté est le criterium de toute religion. Les hommes disent: la liberté s’oppose à la religion, donc la religion est mauvaise. Il faut donc aujourd’hui dire aux hommes: sans liberté point de vie politique, point de morale, point de développement intellectuel. Or sans religion point de vraie liberté. Donc…

Considérant tous les principaux sujets religieux sous ce point de vue, j’arrive à cette conclusion que la religion est la première nécessité de l’esprit humain. Tous les sujets considérés de la sorte me paraissent propres à produire une grande impression.

M[oi]. Certainement on ne peut pas nier que l’esprit humain ne tende vers la vérité et que cette vérité toujours une, toujours la même, ne doive lui être présentée sous un aspect tout neuf. Nous avons aujourd’hui à faire la philosophie de la religion.

V[entura]. Vous me rappelez là une pensée que j’avais l’autre jour sur la Trinité et que je développai d’après un passage de Bossuet sur le même sujet. L’homme est l’image parfaite de la Trinité. L’homme est intelligence, en latin mens, en italien mente. Or cette âme pense et pense sa parole, de même que le Père se réfléchissant lui-même engendre son Fils. Dieu agit intérieurement et sa pensée reste ad intra, et la pensée de l’homme reste ad intra. Dieu se connaissant par son Verbe s’aime, et cet amour est le Saint-Esprit. L’homme ne s’aime que lorsqu’il se connaît, et il ne se connaît que lorsqu’il s’est réfléchi tout entier par sa parole. Son intelligence passe tout entière dans sa pensée, et sa pensée dans son intelligence. De même le Fils s’incarne et se manifeste extérieurement, et cependant reste tout entier dans le Père. Il est à la fois tout entier dans l’incarnation et tout entier dans son Père.

Remarquez, de plus, que la seule manière directe que l’homme puisse avoir de se communiquer ad extra est la parole. L’action qui marque son intelligence, et les caresses, les larmes, les ris qui sont l’expression du sentiment de l’amour, n’en sont pas des manifestations directes comme la parole. La parole est la véritable manifestation de la pensée humaine, en sorte que l’homme qui parle prouve l’incarnation.

M[oi]. Ce n’est pas tout, car si vous passez de l’incarnation à l’eucharistie, vous voyez que l’homme a aussi un moyen particulier de rendre sa pensée présente en même temps sur plusieurs points de l’espace. L’écriture permet à l’homme de répandre sa pensée sur tous les points du globe, et le livre imprimé et communiqué à deux mille lieues de distance révèle la même pensée sous des espèces différentes. A Dieu ne plaise que l’on veuille par là expliquer un mystère inexplicable. On veut seulement prouver qu’il n’existe pas seulement en Dieu. On ne prétend pas, non plus, que dans l’homme il soit entièrement semblable, on veut prouver qu’il y a similitude et que jusqu’à ce que l’homme se soit expliqué lui-même sa propre essence, il n’a pas le droit de rejeter la Trinité divine, sous le prétexte qu’il ne la comprend pas.

V[entura]. Bossuet a une pensée magnifique sur la Trinité. La Trinité, dit-il, se manifeste à deux époques dans l’Ecriture, la première lorsqu’il créa l’homme, faciamus, et la seconde, lorsque l’oeuvre de la régénération consommée, elle va être appliquée aux hommes: « Euntes, baptizate eos in nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti. J’ai trouvé la ressemblance de l’homme avec Dieu dans la création, je voudrais la trouver dans la réparation.

Moi. Il me semble que la chose est assez facile par la foi, l’espérance et la charité. Dans la foi nous voyons trois faits: l’intelligence qui s’anéantit et qui en s’anéantissant accomplit l’acte le plus grand de sa puissance. En s’anéantissant elle répare l’outrage fait à Dieu, à la place de qui elle avait voulu se mettre; elle reçoit de Dieu une vie nouvelle, la vie de la foi. – L’espérance. Pour agir il faut avoir un but. C’est le propre de la créature raisonnable, sans quoi l’action n’est qu’un mouvement brut. Ce but a besoin d’être connu. Pour être connu, il faut que la révélation nous éclaire et nous fasse connaître trois choses: l’homme, le but de l’homme qui est Dieu, les moyens qu’a l’homme de s’unir à Dieu.

C’est ce que fait l’espérance. – La charité est ce lien même et suppose deux choses: la grâce de Dieu, son amour et la conformité de l’amour de l’homme. Cet amour a deux époques, l’époque d’épreuve et l’époque de la perfection. L’amour éprouvé sur la terre reçoit sa consommation dans le ciel. Et permettez-moi d’ajouter une observation qui montre la différence de la vérité révélée avec les opinions des philosophes. La religion a des dogmes fixes, positifs; sa morale est fixe, claire, précise. Celui qui croit véritablement joint la pratique à la croyance, il marche à un but certain. Le philosophe qui ne peut pas se fixer d’une manière positive sur sa foi a nécessairement une morale indécise, autant qu’un avenir incertain.

V[entura]. Bossuet pousse plus loin la chose et prétend trouver une trinité dans l’Eglise: dogme, morale et culte; je ne comprends pas bien cela.

M[oi]. Il me semble que le culte et la morale se confondent en dernière analyse; il faudrait parler de l’autorité qui enseigne.

V[entura]. Eh bien, alors nous dirons: enseignement, dogme et morale.

M[oi]. Avez-vous remarqué que le sacerdoce ancien n’enseignant pas, les prêtres ne s’appelaient pas pères, tandis que dans l’Eglise le chef du corps enseignant s’appelle le Père par excellence, le Pape, de pappas*, ou le Saint-Père?

V[entura]. Oui, et les premiers docteurs s’appellent les Pères.

M[oi]. C’est qu’en effet celui qui enseigne la vérité exerce une haute paternité.

V[entura]. On pourrait dire une foule de choses qui reviendraient à cette question, la question de la chasteté par exemple.

M[oi]. Sans doute, et montrer comment la chasteté introduit l’homme proprement dit à la vérité, et l’aide surtout à passer de l’état de foi à l’état d’intelligence. L’impureté détruit souvent la foi, mais alors même qu’elle la laisse, elle ferme les yeux de l’esprit.

Notes et post-scriptum