CONVERSATIONS [A ROME]

Informations générales
  • TD43.042
  • CONVERSATIONS [A ROME]
  • [Chez le P. Ventura, le 12 novembre]
  • Orig.ms. BJ 1; T.D. 43, pp. 42-44.
Informations détaillées
  • 1 BIENS DE L'EGLISE
    1 CATHOLICISME
    1 CURE
    1 FAMILLE
    1 GOUVERNEMENT
    1 IMPOTS
    1 NOBLESSE
    1 PEUPLE
    1 PROTESTANTISME ADVERSAIRE
    1 REPUBLICAINS
    1 REVOLUTION
    1 ROYALISTES
    1 SOUVERAIN PROFANE
    2 CHARLES X
    2 ENEE
    2 JOSEPH II, EMPEREUR
    2 LOUIS-PHILIPPE Ier
    2 METTERNICH, KLEMENS DE
    2 RUBICHON, MAURICE
    2 VENTURA, GIOACCHINO
    3 ALLEMAGNE
    3 AUTRICHE
    3 HOLLANDE
    3 ITALIE
    3 MILAN
    3 MODENE
    3 PADOUAN
    3 PRUSSE
  • 12 novembre 1834
  • Rome
La lettre

12 novembre 1834. Ventura, Rubichon.

M[oi]. Mon Père, voilà M. R[ubichon] qui vient vous attaquer avec toutes les cornes de boeufs qui ont été tués en Italie, depuis l’invasion d’Enée.

R[ubichon]. Oh! je ne veux pas attaquer le P. Ventura sur les subsistances, je veux l’attaquer sur le républicanisme.

V[entura]. Moi, je ne suis pas républicain; ce sont les rois qui sont républicains, car je mets en fait que les plus grands ennemis des rois ce sont les rois eux-mêmes. Je prétends que si les rois tombent, c’est par leur faute et uniquement par leur faute.

R[ubichon]. Sur cela, Père Ventura, nous serons toujours d’accord, et mon projet est de faire un voyage en Allemagne, dans lequel je parcourrai les divers pays dans lesquels la révolution n’a pas encore eu lieu, et je ferai voir tout ce que les princes de ce pays font pour la développer.

V[entura]. Certes, vous aurez de l’ouvrage et des matériaux, car il est bien vrai que les princes se laissent dévorer par la révolution ou plutôt ils se présentent à elle. Loin de défendre la religion qui au moins par ses principes d’ordre leur donnerait une fixité légitime, ils aiment mieux se ruiner en la ruinant. Tous les principes de Joseph II sont dans les cours d’Autriche, de Prusse, de Hollande. La Prusse surtout se met en entier dans les voies du protestantisme qui aboutira à la révolution. On dit bien que M. de Metternich commence à y voir clair, mais il est bien tard. Toutefois, pour vous donner une idée de la manière dont la religion est traitée dans ces heureux pays où tout se fait pour la plus grande gloire de Dieu, voici un fait dont j’ai été le témoin dans une petite ville du Padouan, sur les limites du duché de Modène. Le curé n’a pour tout revenu que huit centimes par an sur les personnes qui font leurs pâques. Il est seul et la ville a 5.000 âmes environ. Lui-même est obligé de lever cette modique et honteuse rétribution, et de plus est obligé de fournir avec cela à la dépense du culte. L’administration du lieu, qui est bonne, a demandé au gouvernement que l’employé chargé de lever les impôts eût le soin de prélever aussi l’impôt du curé, et le gouvernement s’y est refusé. Pendant le même temps, il faisait vendre les biens immenses du clergé vénitien qui sont encore à sa disposition.

Quand j’étais dans le même pays, je vis un employé du gouvernement qui me raconta un trait épouvantable. Le gouvernement autrichien fait vendre à Milan le sel dix sous la livre. Mais comprenez que 50 livres livrées au préposé à la vente doivent faire rentrer cinquante fois dix sous. Le préposé ne doit pas cependant être censé vendre la livre plus cher que le prix fixé. Que fait-il? Il ne donne jamais la livre complète, et quand on se plaint, le gouvernement impose silence. Je citais ce fait au duc de Modène qui ne voulait pas le croire. J’ai quelque raison de penser qu’il le fit vérifier, mais il ne m’en parla plus, parce qu’il reconnut que j’avais raison.

Puisque nous sommes sur le chapitre du duc de Modène, je dois dire qu’il est peu de princes aussi calomniés que lui. C’est un saint en particulier, et c’est le seul prince qui veuille la religion en elle-même. Son prédécesseur avait porté des lois horribles contre la religion. Je lui ai fait observer qu’elles subsistaient encore, que son successeur pourrait s’en servir, ce qui serait une tache à sa mémoire. Il a nommé une commission chargée de les reviser et d’en retrancher tout ce qui pourrait blesser la liberté religieuse. Il a déchargé son peuple d’une foule d’impôts. Je ne suis certainement pas sur tous les points de la même manière de juger les principes politiques, cependant voici ce qu’il me disait. La révolution m’a appris deux choses. La première, qu’il n’y a plus à compter sur la noblesse. J’ai comblé celle de mes états, j’ai acheté de mes propres deniers des terres que je lui ai données pour la dédommager de celles qu’on lui avait enlevées. Eh bien, c’est la noblesse qui en partie a fait la révolution dans mes états; l’autre partie ne m’a donné aucun appui et a vu ma défaite avec une secrète joie. L’autre chose que m’a apprise la révolution, c’est qu’il n’y a rien à faire que par le peuple; c’est sur lui seul qu’il faut compter désormais.

R[ubichon]. Ah! sur ce point vous avez bien raison et ce ne sera, certes, pas moi qui vous nierai que la noblesse s’est très mal conduite. Cependant il faut une noblesse.

[Ventura]. – Mais que voulez-vous que fasse une noblesse sans titre, sans action, et contre laquelle se tournent et les peuples et les rois? Dans l’ordre social tel qu’à mon gré il se prépare, il s’agit de bien autre chose que de la noblesse; il s’agit d’établir le gouvernement des familles, c’est-à-dire de mettre l’élection des membres des conseils communaux entre les mains des pères de famille. Les pères de famille ont en eux la plus grande garantie. Un père de famille veut nécessairement le bon ordre. Un père de famille veut du positif et ne se laisse point aller à ces idées qui emportent les meilleurs esprits vers des théories impraticables. Les membres communaux doivent être les électeurs du conseil de la province qui vote sur les impôts. Par là je m’affranchis de cette prétendue représentation nationale qui fait le fléau de l’Etat. Ce principe renferme en lui toute la force de la légitimité. Car dès lors je comprends que le gouvernement héréditaire ait des bases dans la nation. Aujourd’hui il n’en a aucune, et c’est pour cela que Charles X est tombé. C’est pour cela que Louis-Philippe peut tomber d’un moment à l’autre. En ce sens je suis légitimiste, car je suis pour celui à qui la société a confié le pouvoir de la régir pour le bien. Car dès lors il est le ministre de Dieu.

R[ubichon]. Mais, mon Père, nous sommes, je le vois, du même avis et il faut très peu de chose pour nous mettre d’accord. Comme vous, je ne veux de la légitimité que parce qu’elle fait le bien de la nation…

Notes et post-scriptum