25 janvier 1846

Informations générales
  • TD48.237
  • Sermon sur la nécessité de l'instruction prêché à Alais le 25 janvier 1846 en faveur de l'école des adultes.
  • Orig.ms. CU 25; T.D. 48, pp. 237-243.
Informations détaillées
  • 1 APOSTOLAT DE L'ENSEIGNEMENT
    1 BONHEUR
    1 CLASSES INFERIEURES
    1 COURS
    1 ENFANTS
    1 ENSEIGNEMENT
    1 ENSEIGNEMENT RELIGIEUX
    1 IGNORANCE
    1 INDUSTRIE
    1 LUTTE CONTRE LE PECHE
    1 MAITRES
    1 MORALISATION DU PAUVRE
    1 OUVRIER
    1 PEUPLE
    1 TRAVAIL
    3 NAZARETH
    3 NIMES
  • 25 janvier 1846
  • Alès
La lettre

Sur l’instruction de la classe ouvrière.

Pauperes evangelizantur.

Si jamais je suis monté avec bonheur, mes frères, dans cette chaire, c’est aujourd’hui où appelé par votre cher et vénéré pasteur, je viens prêter ma voix à la charité si intelligente de ces hommes chrétiens, qui comprenant tout ce que le champ des bonnes oeuvres a de fertile, ne s’arrêtent pas seulement à distribuer quelques secours aux malades, à soulager par une aumône rapidement dévorée des souffrances sans cesse renaissantes, mais veulent tarir une des sources les plus tristes et les plus abondantes de la misère, en réparant pour une classe qui a les plus hauts titres à l’intérêt, l’insuffisance des premiers enseignements. Et ne suis-je pas assuré de gagner la cause que j’essaie de défendre, puisque je m’adresse en même temps à votre foi et à votre générosité? Déjà les membres des Conférences de Saint-Vincent de Paul ont procuré une amélioration considérable dans vos écoles par la sollicitude qu’ils ont réveillée chez les parents, par l’émulation qu’ils ont stimulée chez les enfants. C’est ainsi que se faisant les auxiliaires des bons Frères de la Doctrine chrétienne, ils ont rendu le zèle de ces admirables éducateurs de l’enfance non pas plus grand, c’était impossible, mais plus fécond en résultats. Aujourd’hui ils me chargent de vous dire qu’ils veulent faire plus encore, et s’adressant à ceux qui, plus âgés, n’ont pas compris ou n’ont pu profiter des bienfaits d’une première éducation, veulent en réparer les funestes conséquences par des efforts plus difficiles, mais plus énergiquement voulus. Pour atteindre un but si admirable, votre concours leur est nécessaire. Je vous le demande en leur nom. Penseriez-vous le leur refuser? Je n’y verrais qu’un motif, c’est que vous n’auriez pas suffisamment compris l’importance [de] l’instruction du peuple. Eh bien, ce prétexte, s’il existait pour vous, je vais vous l’enlever en abordant aujourd’hui dans cette chaire la question de l’instruction populaire au point de vue religieux. Question immense et qui touche aux bases mêmes de l’ordre social.

Demandons au père des lumières la grâce nécessaire pour vous convaincre et pour vous décider largement, généreusement, chrétiennement dans une oeuvre aussi noble que celle qui vous est proposée. Ave, Maria.

Première partie.

1° Est-il avantageux que les classes populaires soient instruites? Cette question ainsi posée a exercé les plus nobles esprits, et les solutions les plus opposées ont été données. Il me paraît que le problème était mal posé. Il fallait dire: est-il nécessaire que les classes populaires soient instruites? A cette question il n’y a pas à hésiter, je réponds oui, mille fois oui. Mais, direz-vous, pourquoi? Le peuple, avec sa paisible ignorance, n’était-il pas plus heureux?…

Description du prétendu bonheur…

Je n’en sais rien, et sans prétendre relever des hontes peut-être légitimes, je dis que ce qui a été n’est plus, et que l’instruction devient pour le peuple et devient de plus en plus une question de vie ou de mort. L’instruction augmentant de toute part, ceux qui restent en arrière sont libres de ne pas s’instruire, à peu près comme ils sont libres de ne pas mourir de faim. Il faut de l’instruction à l’ouvrier et cette instruction devient de jour en jour plus nécessaire et plus étendue.

Aujourd’hui que la concurrence est si grande, on prend le plus habile.

Aujourd’hui que le chômage est si fréquent, il faut que l’ouvrier s’industrie.

Souffrances du père, à qui ses enfants demandent du pain. La charité est épuisée, la faim presse, et pourtant s’il avait eu un peu plus d’instruction, il eût eu un emploi.

2° L’instruction est un préservatif contre le vice. A quoi les classes ouvrières passent-elles trop souvent le temps du repos? Au vice.

Si elle s’instruit, elle [la classe ouvrière] trouve là un refuge contre la corruption. Description de l’oisiveté populaire(1).

Quoi, et vous donnez à ce même ouvrier quelques livres, un peu de papier, et vous charmez ses heures d’oisiveté. Vous lui faites oublier ses besoins, vous le rendez plus intelligent, vous l’empêchez de devenir plus mauvais, et vous dites que cela n’est rien!

Mais cette instruction ne sera pas sèche. Il verra ceux de qui il la reçoit, le motif qui les porte à la lui donner; sa pensée s’élèvera vers Dieu et il le remerciera, elle redescendra sur ses bienfaiteurs et il les aimera. Un lien nouveau s’établira entre eux et lui, et la haine populaire du pauvre contre le riche sera diminuée d’autant. Son coeur s’agrandit et devient plus capable d’aimer.

Voyez, au contraire, l’abrutissement où l’industrie réduit tant de malheureux. Des enfants condamnés à seize heures de travail, ne connaissant ni Dieu ni la vertu. Qui remédiera à ces maux?

3° La dignité morale de l’homme ne se relève que par les idées, et qu’est-ce que l’instruction sinon la communication des idées. Pour moi, je me demande quelquefois si l’industrie n’est pas le dernier des fléaux auxquels le genre humain soit réservé, pire que l’esclavage. Elle rend l’homme machine et souvent le place au-dessous des machines.

Il faut que la dignité de l’homme se relève, et pour cela faire, je ne vois qu’un moyen, l’instruction, la communication de la vérité. Veritas liberabit vos(2).

Nous marchons vers l’esclavage, nous voulons vous en préserver.

L’instruction lui rappelle qu’il a une âme. Consolation au milieu des douleurs. L’ouvrier instruit a de plus nobles sentiments. La mort de l’ouvrier(3).

Vous donc, ô mes amis, qui avez compris le bien que peut vous apporter l’instruction, vous fréquenterez ces écoles, vous demanderez la science au degré où vous pourrez l’acquérir, vous y verrez votre véritable grandeur.

Mais, direz-vous, nous ne pouvons trouver des maîtres de cette science, et c’est pour cela que je me suis fait votre avocat et que je viens demander pour vous, que dis-je? – exiger de la part de Dieu ce à quoi vous avez un droit imprescriptible. C’est pour cela que je viens, représentant de la Conférence de Saint-Vincent de Paul, dire à ceux qui ont : Donnez, car il ne suffit pas de prouver que l’instruction est nécessaire, il faut montrer le devoir impérieux qui pèse sur tous les chrétiens de la répandre. C’est ce qu’il me reste à établir.

Deuxième partie: Il faut aider l’instruction.

1° Que le peuple soit convaincu(4), cela ne surprend pas, mais il faut qu’on lui fournisse les moyens de s’instruire, il faut qu’on lui donne des maîtres. Or, j’entends dire: les peuples instruits sont les plus immoraux. Je le nie. Ce sont eux, dont l’immoralité choque le plus. A la bonne heure! Ailleurs l’immoralité passe inconnue à l’aide de l’abrutissement et d’un si furieux despotisme.

Mais quand cela serait(5)? N’y a-t-il pas deux genres d’instruction? l’une bonne l’autre mauvaise. Ne faut-il pas répondre à l’objection que l’on prétend triomphante, la religion ne veut pas de l’instruction? Pourquoi l’arrête-t-on, quand elle la veut? On a peur de l’instruction religieuse qui prévient l’objection et fortifie la foi(6). On trouve plus commode de se croiser les bras, de voiler la tête des peuples et de leur dire: Restez là dans une complète immobilité. Et qui reste donc immobile?

O peuple, ô peuple, on veut faire de toi un bloc de marbre, un instrument que l’on prend et que l’on rejette. Mais qu’est-ce qui reste immobile? Tout se meut, la terre, le soleil. Vous ne l’arrêterez pas(7), mais vous pouvez faire mieux, vous pouvez diriger sa marche par l’instruction. C’est un volcan; vous pouvez donner une marche à sa lave.

2° Vous pouvez diriger le peuple par l’instruction, et c’est là ce que je ne crains pas d’appeler un vrai sacerdoce. Quand l’Etna mugit dans ses vastes entrailles, que son immense cratère commence à vomir les éléments qui bouillonnaient dans ses gouffres, lorsque l’inondation de la lave commence à déborder, tout tremble, tout fuit devant les ondes enflammées qui emportent l’imprudent et la chaumière du laboureur, et le palais de ces grands qui croyaient que la nature qui ne respecte rien reconnaîtrait leur puissance. Quelque chose de semblable se passe parmi nous. J’emprunte une figure de rhétorique bien connue en disant que nous avons les pieds sur un volcan. Entendez-vous gronder les passions populaires attisées, excitées. Quelles ruines n’ont-elles pas faites!

Quelle digue à ces flots qui ont tant brisé? Mais, voyez, ce sont des idées qui ont préparé ces tempêtes, des idées seules peuvent les arrêter.

Préparez-les par l’instruction et faites ce que fait l’ouvrier devant le fourneau d’où le métal en fusion demande à s’échapper; il ne redoute pas cet incendie qu’il a préparé lui-même. Un peu de sable et une pelle, voilà ce qu’il lui faut pour tracer une route à la fonte enflammée, et cette fonte fera des instruments utiles. De même vous, mes frères, en aidant l’instruction, vous donnez une direction aux passions; vous faites servir pour le bien et la vie ce qui portait la mort dans ses flancs.

L’ouvrier utile; l’ouvrier moral.

3° Il est, dit-on, dangereux d’instruire le peuple; il en sait plus que les classes supérieures. Oui, parce qu’il y a des classes supérieures dégradées par l’oisiveté. Oui, il y a du mal et de grands maux dans cette absence de travail. Mais parce que vous manquez à votre vocation, est-ce une raison pour que l’ouvrier manque à sa destinée? Pour moi, j’ai compris la société telle que le Christ l’a faite, bien autrement.

Bonheur de faire l’aumône de la vérité.

Bonheur dans l’échange de secours de ceux qui instruisent, et d’amour de la part de ceux qui sont instruits.

Société régénérée par l’instruction.

Preuve du christianisme: pauperes evangelizantur.

Vous donnerez donc, mes frères, et vous donnerez beaucoup, parce que les besoins sont grands. Vous prouverez que vous avez compris la pensée des membres de Saint-Vincent de Paul, vous ratifierez ce qu’ils ont fait. Vous prouverez que vous entrez dans la pensée des magistrats si éclairés qui administrent cette cité. J’ai été déjà deux fois témoin de la sanction publique qu’ils donneraient aux efforts tentés pour le développement de l’instruction salutaire…

La manière dont ils ont applaudi à de premiers efforts est un gage des encouragements qu’ils se réservent de donner encore. Mais un des caractères essentiels de l’autorité qui établit des oeuvres stables, c’est une charité prudente. A ceux dont la responsabilité fut moindre d’agir avec cette heureuse témérité qui exécute ce que d’abord on avait cru impossible, et ces folies telles que les aiment les chrétiens. A vous, mes frères, à prouver que les membres de la Conférence n’ont été ni insensés ni téméraires en comptant après l’aide de Dieu sur votre générosité.

Pourrai-je descendre de cette chaire sans adresser quelques mots à ces fervents religieux, dont le dévouement se montre encore ici d’une manière si admirable, et ne le ferai-je pas avec d’autant plus de bonheur que je crois avoir, moi aussi, compris quelque chose de leur admirable mission? Plus heureux que moi cependant en prodiguant leurs soins à l’enfant du pauvre et à l’humble artisan, ils sont plus rapprochés de Jésus enfant pauvre, de Jésus ouvrier économe dans l’atelier de Nazareth. Qu’ils comprennent toujours la dignité de leur tâche, et qu’en vous prodiguant leurs sueurs ils vous apprennent à [connaître] vos enfants, ils vous aident à comprendre ces jeunes hommes, comment par la véritable instruction le chrétien s’élève, malgré les obstacles, au-dessus des choses de la terre et du temps, il apprend à devenir le citoyen du ciel et de l’éternité.

Notes et post-scriptum
1. Que deviennent trop souvent les moeurs dans les villes industrielles? Mais si l'homme comprend qu'il a besoin de réserver ses forces pour s'instruire, il se préserve de la contagion. - L'étude affaiblit l'aiguillon des passions.
2. Liberté par l'instruction: sentiment de ses droits, de sa grandeur. *Veritas liberabit vos*. Peur de la vérité.
3. *Beati pauperes spiritu, quoniam ipsorum est regnum coelorum*. Il comprend cela.
4. Que dans un pays protestant où l'inspiration suffit, l'instruction parût moins nécessaire, je le conçois; mais dans un pays catholique!
5. Ne faut-il pas, à cause de cela même, répandre l'instruction morale, l'instruction chrétienne? Oui, il y a deux fleuves dont les eaux donnent les unes la vie, les autres la mort. Les peuples vont, altérés, chercher à étancher leur soif. Malheur à ceux qui se trompent! Donc devoir à ceux qui ne se trompent pas d'avertir.
6. L'instruction fortifie la foi, j'entends l'instruction bien dirigée. Ne confisquez pas l'intelligence au profit de la paresse.
7. Il éclatera plutôt comme la machine à vapeur.