31 janvier 1847

Informations générales
  • TD48.244
  • Sur la nécessité de rendre le peuple chrétien. *Evangelisare pauperibus misit me*. Prêché à la cathédrale de Nîmes, le 31 janvier 1847.
  • Orig.ms. CU 26; T.D. 48, pp. 244-250.
Informations détaillées
  • 1 ANEANTISSEMENT DE JESUS-CHRIST
    1 BOURGEOISIE
    1 CHRISTIANISME
    1 CLASSES INFERIEURES
    1 CLASSES SUPERIEURES
    1 DEFAUTS
    1 EGLISE
    1 FAUSSE SCIENCE
    1 FRANCAIS
    1 LIVRES
    1 OUBLI DE SOI
    1 PEUPLE
    1 SOCIETE
    1 SOUFFRANCE
    1 SOUFFRANCE ACCEPTEE
    1 SOUFFRANCES DE JESUS-CHRIST
    1 TRAVAIL
    1 VICES
    2 PAUL, SAINT
    3 ABOUKIR
    3 AFRIQUE
    3 FRANCE
  • 31 janvier 1847
  • Cathédrale de Nîmes
La lettre

Videte vocationem vestram, fratres. Tout chancelle tellement autour de nous qu’il importe de se demander où nous allons, et c’est pourquoi il importe de regarder à ce qui se passait au temps de la primitive Eglise. J’interroge saint Paul. Videte vocationem vestram, fratres, quia non multi sapientes secundum carnem, non multi potentes, non multi nobiles. Il y en a, mais fort peu.

Qu’y a-t-il donc? Stulta, infirma, ignobilia, contemptibilia, ea quae non sunt. La folie, la faiblesse, des objets de mépris, la mort, voilà les éléments avec lesquels J.-C. pétrit le christianisme, les cinq bases fondamentales. Aujourd’hui en sera-t-il autrement? Je ne le pense pas. En d’autres termes, si le christianisme doit triompher, sera-ce par en haut ou par en bas? Je crois que c’est par en bas, et c’est pourquoi je conclus [à] l’importance de s’occuper des classes inférieures de la société, et qu’à ce point de vue l’oeuvre pour laquelle je monte une troisième fois dans cette chaire me paraît si importante. Mais tous ne sont pas convaincus au même degré de cette nécessité, et c’est à la faire comprendre que je consacre cette instruction.

Je pars de cette idée qu’il n’y a pas de société stable, si elle n’est en paix avec l’Eglise. Où va la société aujourd’hui? Qui le sait et qui peut nous le dire? S’affaisse-t-elle dans l’indifférence? Le volcan ne fait-il silence que pour renouveler bientôt de plus terribles irruptions? Nul ne le sait, et pourtant un malaise universel se fait sentir. On veut interroger les étoiles et le ciel est sans étoiles. Si l’avenir de la société est lettre close, sur quels appuis peut-elle compter? Serait-ce les classes supérieures? Mais elles [ont] abdiqué. A peine quelques noms séculaires envoient les rayons de leur gloire vieillie sur les fronts de leurs pâles descendants. De classes élevées, aujourd’hui, mes frères, il n’y en a plus.

Je lisais aujourd’hui même que sur les côtes d’Afrique un Français, obligé de demander asile contre un orage à la chaumière d’un Maure, y avait découvert une planche du vaisseau qui porta dans la bataille d’Aboukir un de nos plus célèbres marins. Ce glorieux débris sera placé en spectacle dans les musées de notre histoire, mais on ne l’exposera plus aux vagues de la mer ni aux boulets des ennemis de la France.

Seraient-ce les classes moyennes? A elles, il est vrai, appartient le pouvoir, mais elles n’ont qu’une pensée, l’argent. L’argent, c’est ce qui constitue le pouvoir. Donc il faut de l’argent. Les intérêts matériels, les jouissances de l’ordre matériel, le sacrifice de ce qu’il y a de plus élevé dans l’ordre de l’intelligence et jusqu’à l’honneur quelquefois, c’est ce qui frappe. En fait de morale, des idées étonnamment lâches; en fait de principes, beaucoup de flexibilité. Le tout couvert des grands mots de vertu, de bien public et de patriotisme. En un mot et avant tout, l’intérêt. Et avec l’intérêt on fait des marchés et des comptoirs, on ne fait pas de société.

Seraient-ce les classes savantes? Ou elles attaquent positivement les nations catholiques, ou elles prétendent les couvrir du manteau de leur protection dérisoire. Les systèmes n’ont jamais rien fondé, ils détruisent, ils usent par l’analyse, ils n’édifient pas. Que si nous demandons maintenant où en sont par rapport à la religion les classes élevées, les classes moyennes qui ont le pouvoir, les classes savantes, reste la réponse de saint Paul, applicable aujourd’hui plus que jamais après dix-huit siècles: Videte vocationem vestram, frateres; non multi sapientes secundum carnem, non multi potentes, non multi nobiles. Otez les exceptions; saint Paul les avait faites.

On veut de la religion comme d’un instrument; on ne la veut pas pour elle ni pour soi, on la veut pour les autres.

Remettre l’ordre suivant les savants, les puissants, les nobles.

Mais, mes frères, revient ma double question: Sur quoi comptera la société? Sur quoi comptera l’Eglise?

Il ne reste ici que les classes inférieures, ces classes dont saint Paul a dit qu’elles étaient insensées, stulta; qu’elles avaient la faiblesse en partage, infirma; qu’elles étaient sans honneur, contemptibilia; qu’elles étaient comme un objet de mépris, contemptibilia; qu’elles étaient comme si elles n’étaient pas, ea quae non sunt. Vous ai-je assez abaissés, mes frères du peuple? Rassurez-vous, car si bas que je vous fasse descendre, il y aura quelqu’un de plus bas encore, c’est J.-C. votre Dieu. Car plus j’étudie le passage qui sert de texte à mes réflexions, plus je m’étonne de voir comme l’Apôtre, dans ces caractères qu’il accumule, a pu vous laisser l’honneur de la folie, de la faiblesse, de l’ignominie, de l’opprobre, du néant, et ne l’a pas réservé exclusivement pour J.-C. Mais rassurez-vous. Car si J.-C. a voulu mériter tous ces titres, c’est parce qu’il a voulu se faire homme du peuple et qu’il a pu prendre la folie, la faiblesse, l’ignominie, les opprobres, le néant du peuple, pour bouleverser le monde, briser l’ancienne société et bâtir son Eglise.

Pénétrons donc dans cet élément du peuple, élément incompris et dont le christianisme seul peut donner le secret. Et d’abord, mes frères, rappelez-vous que je vous fais l’honneur de vous croire chrétiens, capables de porter la vérité et de la séparer de tout l’impur alliage, dont les passions voudraient la ternir.

Je dis que le peuple a beaucoup de défauts; il a plus que des défauts, il a des vices. Mais ces vices d’où lui viennent-ils? Qui les lui a inoculés? Jetons un voile; je ne veux pas accuser, je ne veux constater que des faits. Le peuple, c’est l’expression la plus complète de l’humanité. Donc le peuple a tous les défauts de l’humanité. Ai-je assez fait de concessions? Je pourrais déjà conclure que si le peuple, c’est l’humanité prise dans sa masse de telle sorte que les autres classes forment l’exception, ou il faut désespérer de l’humanité, ou il ne faut pas désespérer du peuple. Mais j’ai d’autres raisons, je vous les donnerai tout à l’heure.

Ne peut-on tirer parti d’aucune de ces classes? Un très grand parti, mais lentement. Les mages vinrent après les bergers.

Le peuple a trois caractères, qu’il est impossible de lui enlever.

[a] Le travail. Son front est courbé vers la terre. On lui a pris son sang à force de lui prendre ses sueurs.

Le travail. Lutte contre celui qui fait travailler et qui veut le plus de travail possible avec le moins d’argent possible. Supposez le peuple impie: ou vous l’abrutirez comme en Angleterre, ou vous le réduirez à l’état d’esclavage. Or un jour il brisera ses fers.

Et pourtant le travail est une bonne chose; depuis le jour où celui qui était appelé faber et fabri filius a de ses mains béni, sanctifié le travail, le travail a acquis un prix infini. – Chaque goutte de sueur. Eh bien, le travail tend à devenir honnête. Rendez le travail chrétien, et l’ouvrier fait cesser la lutte, il n’a plus besoin du fabricant, ou s’il en a besoin, il ne voit plus en lui son ennemi. – Nous laisserons pour les fabricants, les fripons; il y en aura toujours assez. – Mais le travail chrétien donnera une plus grande masse de liberté au profit de [la] dignité.

Quae stulta sunt mundi elegit Deus, ut confundat sapientes.

Les sages de l’industrie.

[b] Le peuple souffre. Lui ôtez-vous ce titre? Oui, le peuple souffre. Niez-le tant que vous voudrez, le peuple souffre.

Il y a dans la souffrance quelque chose qui abrutit. Quand la souffrance a courbé jusqu’à un certain degré les ressorts de l’âme, elle les brise. Et il a des hommes qui ont calculé jusqu’où l’on pourrait être courbé sans cesser d’être une intelligence!

On dit encore: il y a des souffrances morales. Oui, et j’en remercie la Providence qui les a réservées pour le supplice de ceux qui ne connaissaient pas la souffrance physique. Mais croyez-vous que la souffrance morale ne soit pas dans le coeur de la mère, qui n’a pas un morceau de pain à donner à ses enfants?

La souffrance, elle aussi, amènera des révolutions. Son aiguillon poussera les hommes, car si elle brise les faibles, elle stimule les forts. L’animal enchaîné et battu, s’il vous mord, fait bien. Mais quoi? Vais-je prêcher le désordre? Non, je viens vous dire, puisque le peuple est condamné à souffrir, laissez-lui comprendre au moins la dignité de la souffrance. Depuis que J.-C. a souffert, son sang s’est mêlé comme un précieux levain à la masse de toutes les douleurs humaines, la souffrance est devenue quelque chose de très grand. La souffrance est devenue l’expiation. Or l’expiation du Calvaire dure encore; elle dure là où il y a souffrance acceptée, résignée. Il y a continuation du mystère de la rédemption, et c’est un éloge qu’il faut donner aux populations catholiques du Midi, leur résignation. Mais pour que leur mérite soit plus grand, comprenez donc qu’il faut les rendre plus chrétiennes.

Les souffrances seront la plus grande richesse de la société. Vous les diminuez et cependant les rendez plus méritoires. Infirma mundi elegit Deus, ut confundat fortia. – Pouvoir de la douleur.

[c] Le peuple en troisième lieu porte en lui l’esprit de dévouement. Où trouverez-vous le dévouement à l’état naturel? Chez le peuple. Otez les exceptions. La masse du peuple est capable de dévouement. Eh! mon Dieu, n’en abuse-t-on pas? Les habiles ne savent-ils pas le mettre en jeu ce dévouement? Vous ne le reconnaissez pas toujours, mais le germe est là, le coeur de l’homme y est aussi. L’habitude des privations, l’habitude même de la souffrance lui rendra, si vous le voulez, le dévouement plus facile. Mais enfin le peuple est dévoué.

C’est avec ce dévouement que vous ferez les sociétés, et non avec vos calculs stupides à force de sagesse.

L’habileté grecque, l’énergie occidentale.

Eh bien, ce dévouement il faut le diriger et vous ferez de grandes choses. Le Christ ne s’est-il pas dévoué?

Le dévouement, protestation contre l’égoïsme. Le dévouement a fait mourir Jésus sur la croix. Et c’est là la folie du peuple, glorieuse folie, surtout si elle devient chrétienne.

Ignobilia mundi et contemptibilia elegit Deus, et ea quae non sunt, ut ea quae sunt destrueret.

Le peuple ayant ces trois caractères: le travail, la souffrance, le dévouement; le travail, la souffrance et le dévouement peuvent l’avilir, [ils] peuvent l’ennoblir, selon que vous ferez son éducation.

Rendez son travail chrétien, vous augmentez la sécurité de celui qui lui confie une tâche, vous augmentez sa dignité et son indépendance. Rendez ses souffrances résignées, quel trésor pour la société, quelle richesse pour l’Eglise! Dirigez son dévouement, quels prodiges n’en obtiendrez-vous pas?

Chrétiens, mes frères, disons la rougeur au front: ce n’est pas le peuple qui fait défaut au christianisme, ce sont les chrétiens qui font défaut au peuple. Entre le peuple et le christianisme il y aurait une alliance naturelle, si ceux qui ont intérêt à calculer sur les passions et combiner les forces du peuple avec leurs intérêts n’y mettaient obstacle. Mais vos devoirs n’en sont pas moins grands.

Mais, me direz-vous, qu’est-ce que le peu que fera l’oeuvre des bons livres, la bibliothèque populaire? Oui, je le sais, c’est très peu et si c’est peu, c’est votre faute. Quoi, vous estimez [peu] une bonne pensée qui tombe d’un bon livre dans une âme, qui s’y creuse sa place, y enfonce des racines dans le silence d’abord, puis germe et se développe! Qui par certaines agitations réveillera le remords? La vertu. C’est peu! Faites donc davantage, si vous le pouvez. Parlez, instruisez; mais si vous n’en avez pas la force, laissez aux livres muets le soin de prêcher pour vous. Dieu connaîtra l’heure où ils fructifieront; il sait comment, ouverts à l’heure du repos, ils distrairont de la fatigue du travail et le sanctifieront, comment à l’heure de la souffrance ils verseront un baume en rappelant la pensée du ciel, comment dans les moments où le devoir est difficile, les exemples qu’ils auront rappelés réveilleront l’esprit de sacrifice. Et quand par l’instruction vous aurez sanctifié le travail, la souffrance, le dévouement, vous aurez posé la société sur d’immuables bases, donné à l’Eglise des enfants dignes de sa destinée, préparé le plus magnifique avenir et augmenté le nombre des élus du ciel.

Notes et post-scriptum