[Essais de jeunesse]

Informations générales
  • TD49.127
  • [Essais de jeunesse]
  • Du bien.
  • Orig.ms. CU 129; T.D. 49, pp. 127-133.
Informations détaillées
  • 1 AMOUR FRATERNEL
    1 AUTHENTICITE BIBLIQUE
    1 CONTRARIETES
    1 CREATION
    1 DESIR
    1 EGOISME
    1 ENSEIGNEMENT DE JESUS-CHRIST
    1 ESPECE HUMAINE
    1 ESPRIT DE L'EGLISE
    1 ESPRIT FAUX
    1 ETRE HUMAIN
    1 FOI
    1 ILLUSIONS
    1 INCARNATION DE JESUS-CHRIST
    1 INTELLIGENCE
    1 JUSTICE
    1 LOI MORALE
    1 LUXURE
    1 MENSONGE
    1 OUBLI DE SOI
    1 PANTHEISME
    1 PENSEE
    1 PHILOSOPHIE MODERNE
    1 POLEMIQUE
    1 SAINTS DESIRS
    1 SCEPTICISME
    1 SOCIETE
    1 VERITE
    1 VOLONTE PROPRE
    2 NAPOLEON Ier
  • 1830-1833
La lettre

Une des plus fortes preuves du triomphe prochain du catholicisme, c’est la rage avec laquelle certains esprits s’avancent vers l’erreur. Plus ils vont, plus ils repoussent toute vérité et par conséquent plus ils détruisent leurs forces, car l’erreur n’est forte que par la vérité qu’elle mêle à ses systèmes. Quand une fois poussée de conséquence en conséquence l’erreur est dépouillée de toute apparence de vrai, l’absurde se présente bientôt, et l’esprit est forcé ou de s’étourdir dans la fange des passions ou de ressaisir d’un coup la vérité, son véritable aliment. C’est, je n’en doute pas, le spectacle que vous commes appelés à contempler.

Il existe en dehors de la vérité une foule d’intelligences ardentes qui la désirent. Qu’elles ne l’aient point eue dès le berceau ou que l’entraînement des passions la leur ait fait perdre, elles ne s’en trouvent pas moins dépouillées; que pour un grand nombre, des obstacles volontaires les en tiennent séparés, c’est ce dont nous sommes convaincus; pour d’autres, l’erreur est devenue un châtiment qui courbera leur front jusqu’à ce que le temps de l’expiation soit passé. Cependant elles lèvent de temps en temps leurs yeux vers le ciel, et puis continuent leur marche pénible, s’avançant douloureusement vers un terme inconnu.

Pour ceux qui ne se sont pas séparés de la vérité, le terme n’est pas difficile à prévoir. Ils avancent pas à pas vers la négation complète; quand ils seront arrivés à ce terme, ou ils s’enfonceront dans le vice et s’étourdiront par la débauche, ou ils ressaisiront ce qu’ils ont perdu.

Déjà vous les voyez affirmer qu’absolument parlant rien n’est vrai, rien n’est faux, et cette proposition [est] avancée par M. N. dans une de ses préfaces qui est le nouveau symbole malheureusement trop général.

La vérité absolue ne saurait subsister, elle est purement relative. Ainsi il y a une vérité relative quand Jésus-Christ est venu au monde: plusieurs ont cru en lui et sont morts pour lui. Mais qu’est-ce que cela prouve? Les conquérants n’étaient-ils pas aussi une vérité pour leurs soldats qui avaient foi en eux, alors qu’ils ne croyaient à rien d’autre? Si Jésus-Christ a eu ses martyrs, les conquérants ont eu les leurs qui subissaient la mort avec courage; ils ont eu aussi leurs pénitents: c’étaient ces soldats qui affrontaient tour à tour le chaud, le froid, la faim, les maladies sur la parole de leur général. Quand cette foi se retirait, l’homme qui en était l’objet [tombait], (Dieu, il y a quelques instants, et à peine un homme). Ainsi tomba Napoléon.

Vous parlez de foi – vérité(1) -, continuent-ils, et comment se fait-il que tant de vérités se partagent le monde? Pour nous, nous aimons mieux ne la trouver nulle part que de la trouver partout. Voilà l’objection dans toute sa force, si je ne me trompe.

A cela on pourrait répondre que de deux choses l’une: ou nous sommes faits pour nous reposer à [= en] quelque chose de certain, et cet effort général des hommes qui disent tous tenir la vérité, quoique si peu la possèdent en effet, est, ce semble, une preuve assez forte du besoin que l’homme a de cette vérité, que par conséquent elle lui est nécessaire, et que dès lors ce dont il s’agit pour lui est de chercher par quels moyens il pourra la trouver; ou bien que ce mot vérité est un leurre auquel s’est pris le genre humain, et aussi loin qu’on puisse remonter vers son origine. Et dans ce cas à quoi bon disputer, à quoi bon poursuivre un songe, une illusion, moins que cela? A quoi bon prendre la peine de persuader aux hommes qu’ils se trompent? Car s’il n’est rien de certain, on ne peut pas même prouver que rien n’est certain. Croisez-vous donc les bras, étouffez en vous, si vous le pouvez, ce désir impérieux, cette curiosité insatiable qui vous porte à connaître ce que vous êtes, où vous êtes, d’où vous venez et où vous allez, cherchez ce qui vous étourdira, mangez et buvez car vous mourrez demain.

Que vos désirs se rassasient comme ils pourront. Etes-vous voluptueux, plongez-vous dans la débauche; aimez-vous l’or, volez; êtes-vous poursuivi par la soif de la vengeance, voilà un poignard et du poison, car il n’y a rien de vrai ni de faux; il n’y a rien de vrai ni de mal, aucune loi qui fixe l’ordre, aucun pouvoir qui le maintienne, rien, rien que vous et vos passions; voyez prudent, voilà tout.

La négation de toute morale est trop entièrement liée à la négation de toute vérité pour que nous nous arrêtions à la faire ressortir; mais comme malgré ces efforts l’esprit ne peut vivre de vérité ni de devoirs niés, il se crée un certain ordre de vérités et de devoirs qu’il est curieux d’examiner. Et d’abord je commence par déclarer que donner un tableau exact de toutes les folies dans lesquelles l’esprit s’avance, lorsqu’il veut se faire lui-même une croyance, serait chose impossible. Nous nous contenterons de raconter ce que nous avons entendu dire.

Nous voulons seulement pour aujourd’hui considérer la notion qu’une portion, malheureusement trop nombreuse de la jeunesse se fait de l’ordre, du mal, de la morale en ce monde. Et d’abord il est vrai de dire que ceux dont je tente d’esquisser le système, font profession de croire à l’ordre quelconque. L’ordre, disent-ils, subsiste éternellement uni à l’intelligence et à la matière; et voilà leur trinité, la matière et l’intelligence se développent éternellement en des myriades de formes sous l’influence de l’ordre, et vont toujours se développant. Quelque durée qu’ait notre planète, qui n’est qu’une bien petite modification du grand tout, on ne peut nier l’existence de la même loi. D’abord elle a produit des êtres inorganiques, puis des plantes, puis des animaux, puis l’homme, et l’homme lui-même s’est considérablement modifié, développé dans l’ordre social. Nous le voyons d’abord livré au culte des idoles, aussi loin que nos recherches puissent remonter. Les notions du vrai se dégagent peu à peu des formes grossières. Jésus-Christ ne fit que constater ce qui se déclarait tous les jours. L’esclavage, par exemple, qui pesait sur les trois quarts du genre humain, était devenu vers les derniers temps de la république romaine un joug intolérable; il fallait le briser. Jésus-Christ paraît sans apporter ces vérités au monde, il proclame celles qui étaient mûres pour l’époque et charge l’Eglise de briser les chaînes sans opérer une commotion trop violente. Ce fut pour opérer cet affranchissement que l’Eglise se fit esclave, c’est-à-dire qu’elle institua les corps religieux dans lesquels des esclaves volontaires à force de sacrifices et de privations, vinrent faire un contrepoids à l’immense ébranlement, quand les maîtres dirent à ceux qui n’étaient auparavant considérés que comme une chose: vous serez désormais nos frères.

L’Eglise toutefois doit avoir son temps. Son point d’appui a été l’esprit de sacrifice, esprit de dévouement, de vertu, d’amour, de charité. A cet esprit doit succéder l’esprit de justice, d’égoïsme, en un mot le principe de l’intérêt bien entendu, car il faut bien savoir que cela seul est vrai qui est utile. Dès lors un développement nouveau commence. Jésus-Christ a dit: aimez-vous les uns les autres. Dans le nouvel ordre de chose chacun dira: je dois m’aimer avant tout. La société s’établira donc non sur le sacrifice de chacun à tous, mais sur la combinaison des intérêts, de telle façon que tous concourent à l’intérêt de chacun.

Telle est l’analyse des rêveries qui dans ce moment occupent sérieusement un grand nombre de têtes. Les réfuter directement est chose difficile, et nous en avons donné plus haut la raison. Si vous les poussez, ce qui est facile, ils vous répondent d’un grand sang-froid: Il est fort possible, monsieur, que vous ayez des raisons pour croire qu’il y a une vérité absolue, moi je n’en ai aucune, et je ne saurais croire que rien soit absolument vrai; dans ce cas-là vous voyez bien que je ne puis raisonner avec vous; je vous donne des faits que vous ne voulez pas admettre, j’en suis fâché, mais moi, de mon côté, je n’admets pas non plus les vôtres. Ainsi pensez ce que vous voulez et laissez-moi penser ce qu’il vous [= me] plaira.

S’ils s’en tenaient réellement là, on pourrait les plaindre, mais ils ne donneraient aucune peine. On laisserait ces pauvres insensés qui refusent de rompre avec leurs semblables le pain de la vérité, se repaître des fruits décevants du mensonge, mais il n’en est pas ainsi. Car, quoiqu’ils vous parlent de la sorte, du moment que vous les laissez parler, ce qu’ils supposaient purement hypothétique prend tout à coup un caractère de certitude, ce qui n’était qu’une supposition de leur esprit devient une réalité, pour laquelle ils vous donneront d’excellentes raisons, si vous voulez les écouter. Il importe donc de montrer la contradiction qui subsiste entre leurs paroles, et leur prouver ou qu’ils sont obligés à garder le silence ou à n’ouvrir la bouche que pour confesser leur erreur.

Essayons donc par leurs propres paroles de les réfuter.

Nous croyons à l’existence éternelle de l’ordre, de l’intelligence et de la matière; c’est là notre trinité qui se développant sans cesse produit des myriades de mondes.

Il faut croire d’abord que l’idée de trinité n’est pas tout à fait la même pour eux que pour nous, car comment la matière ne ferait-elle qu’un avec l’ordre et l’intelligence? Mais passons.

Qu’est-ce que l’ordre? Est-ce le résultat de l’union de l’intelligence et de la matière? Est-il libre ou nécessité? S’il est libre, il peut y avoir désordre, et s’il y a désordre, il doit subsister un moyen de connaître lorsque dans le monde il y a ordre ou désordre. Ce moyen, quel est-il? L’intelligence. Mais c’est, dites-vous, le défaut de l’union de l’intelligence avec la matière qui produit le désordre. L’intelligence se juge elle-même et juge l’ordre et la matière qui font partie de sa trinité, dont elle n’est qu’une fraction.

S’il peut y avoir désordre, il faut qu’il y ait des moyens de le faire cesser. Il faut qu’il y ait un pouvoir qui maintienne l’ordre. Ce pouvoir, quel est-il?

Il faut qu’il y ait une loi pour connaître, pour dire ce qui est ordre et ce qui est désordre. Cette loi, qui l’a promulguée?

Direz-vous que l’ordre est nécessité et que par conséquent il ne pourrait être détruit, vous voilà poussé dans la fatalité. Allez, livrez-vous à tous les rêves de votre imagination, à tous les rêves de votre coeur, l’ordre ne saurait être troublé; quoi que vous fassiez, vous serez dans l’ordre. – Singulier ordre que celui-là, mais n’importe.

Inutile d’observer que nous sommes dans un panthéisme complet et que dès lors la notion du bien et du mal doit disparaître. Si tout est Dieu, tout est bien. Mais ne nous arrêtons pas à ce qui a été réfuté mille fois.

Poursuivons.

Aussi loin que nos recherches puissent remonter, nous le [= l’homme] voyons livré au culte des idoles, mais les notions du vrai qui toujours ont été dans la société se détachent peu à peu des formes grossières. Jésus-Christ ne fit que prêcher ce qui se manifestait tous les jours sans lui, il ne fait que le montrer davantage.

Nous ne faisons pas remarquer le mépris avec lequel est traité tout ce que nous apprend le catholicisme des traditions antiques. A ne considérer les choses que sous le point de vue humain, je voudrais bien qu’on me montrât au monde un livre dont l’authenticité fût égale à celle de la Bible, mais ne nous arrêtons pas là, quand nous pouvons battre nos adversaires avec leurs propres armes.

Ce que je m’explique le moins, je l’avoue, c’est l’imperturbable sang-froid avec lequel j’ai entendu dire à certaines personnes: on croit que Jésus-Christ a apporté des vérités au monde, tout était connu avant lui; c’était seulement une forme mythique qu’il a jetée comme un voile sur la vérité qui est le bien de l’esprit humain. Et ces mêmes hommes vous disent ensuite: il n’y a point de vérité absolue. Mais qu’est-ce que Jésus-Christ a donc revêtu? Ce que vous appelez une forme mythique, est-ce la vérité ou n’est-ce que son ombre? Si c’est la vérité, la vérité subsiste donc. Ah! répondent-ils, c’est la vérité, mais non pas la vérité absolue. Ainsi Jésus-Christ a revêtu d’une forme mythique une vérité qui n’est pas absolue et qui pourtant est la propriété de l’esprit humain, en sorte qu’il n’y a pas de vérité absolue pour l’esprit humain. Dans ce cas-là, Messieurs, pour la troisième fois à quoi bon raisonner, si la vérité n’est qu’un leurre, qu’une chimère dont l’esprit humain se repaît depuis qu’il existe – et cela date de loin selon vos calculs. Mais dans ce cas qu’est-ce encore une fois que l’ordre? Qu’est-ce que ce développement dont vous nous parlez? car selon vous l’esprit humain a fait un pas en passant de l’idolâtrie au christianisme. Mais sur quelle route, je vous prie? En brisant les idoles pour adorer un seul Dieu, a-t-il passé de l’erreur à la vérité ou d’une moindre vérité à une vérité plus grande? Dans le premier cas il y a évidemment une vérité, puisque le genre humain l’a conquise; dans le second, il faut avouer que si les hommes ne la possèdent pas encore, ils la posséderont un jour car elle ne fuira pas devant eux comme un fantôme menteur. Et si ce n’est pas ce que vous entendez lorsque vous parlez de progrès, qu’est-ce que le progrès de l’humanité qui va se perdant dans un dédale dont elle n’aura jamais le fil? Non, l’idée de progrès implique l’idée d’une perfection dans celui qui en est l’objet, et l’idée de perfectionnement. Mais pour savoir que quelque chose est imparfait et qu’il se perfectionne, il faut avoir une idée quelconque de la perfection. Où trouvez-vous cette idée en dehors de celle de la vérité absolue?

Notes et post-scriptum
1. Le mot *vérité* est écrit au-dessus du mot *foi*.