[Notes diverses. Analyses et extraits d’ouvrages divers. 1837-1840]

Informations générales
  • TD49.362
  • [Notes diverses. Analyses et extraits d'ouvrages divers. 1837-1840]
  • [IV. Notes sur saint Thomas d'Aquin]
    Notes sur la Somme de saint Thomas.
Informations détaillées
  • 1 DOCTRINE CATHOLIQUE
    1 DOGME
    1 ENSEIGNEMENT DE L'ECRITURE SAINTE
    1 ENSEIGNEMENT DES SCIENCES
    1 FOI
    1 FONDEMENTS DE LA THEOLOGIE
    1 HERESIE
    1 IDEES DU MONDE
    1 MYSTERE
    1 PENSEE
    1 PERFECTIONS DE DIEU
    1 PHILOSOPHIE CHRETIENNE
    1 PHILOSOPHIE MODERNE
    1 POLEMIQUE
    1 POSSESSION DE DIEU
    1 PROTESTANTISME ADVERSAIRE
    1 RATIONALISME
    1 REVELATION
    1 SOUVERAINETE DIVINE
    1 TEMOIN
    1 THEOLOGIE
    1 THEOLOGIE DE SAINT THOMAS D'AQUIN
    1 VERITE
    1 VOLONTE DE DIEU
    2 BAUTAIN, LOUIS
    2 JEROME, SAINT
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
  • 1837-1840
La lettre

[A]

Le docteur de la vérité catholique ne doit pas seulement instruire ceux qui sont avancés dans la vérité, il doit encore s’occuper de ceux qui commencent, selon cette parole de l’Apôtre: lac vobis potum dedi, non escam; nondum enim poteratis. Or le but de cet ouvrage est de faciliter aux commençants l’étude de la théologie, soit en apportant plus d’ordre dans les sujets controversés, soit en élaguant certaines questions inutiles et qui ne font qu’embarrasser. C’est dans ce but qu’avec le secours de la grâce d’en-haut nous entreprenons cet ouvrage, dans lequel nous nous efforcerons d’apporter le plus de lumière possible à votre sujet. Et d’abord nous examinerons ce qu’est la sacrée doctrine et nous diviserons cette question en 10 articles.

Question I.

1° De la nécessité de cette doctrine.

2° Est-ce une science?

3° Est-ce une seule science ou en renferme-t-elle plusieurs?

4° Est-elle spéculative ou pratique?

5° De ses rapports avec les autres sciences.

6° Est-ce la sagesse?

7° Dieu est-il son objet?

8° Est-elle argumentative?

9° Peut-on employer pour la traiter des métaphores et des expressions symboliques?

10° L’Ecriture Sainte dans cette doctrine peut-elle être interprétée de plusieurs manières?

Article 1.

Est-il nécessaire qu’outre la philosophie il y ait une autre doctrine? Il paraît que non: 1° parce que nous ne devons pas chercher à découvrir ce qui est au-dessus de la raison. Or toute science que la philosophie ne peut atteindre dépasse les limites de la raison. Et cependant l’Ecriture dit: Altiora te ne quaesieris. 2° La philosophie traite de l’être en général, car rien n’est réel que ce qui se rapporte à l’être. Or Dieu est un être. Donc la philosophie traite de Dieu. Il n’est donc pas nécessaire de chercher une autre science que la science philosophique.

Mais d’autre part il est dit: Omnis Scriptura divinitus inspirata, utilis est ad docendum, ad arguendum, ad corripiendum, ad erudiendum ad justitiam. Or l’Ecriture divinement inspirée ne peut appartenir à la doctrine philosophique. Donc il est utile qu’il y ait une autre science, outre la philosophie.

Pour que l’homme puisse obtenir le salut éternel, il faut qu’il ait connaissance de certaines vérités lesquelles doivent nécessairement lui être inspirées, parce qu’elles dépassent la portée de son esprit. Et je dis qu’il est nécessaire qu’il y ait une doctrine donnée à l’homme par la révélation: 1° parce que l’homme a des rapports avec Dieu. L’homme est ordonné avec [= à] Dieu comme vers un être supérieur, à lui qui dépasse la capacité de son esprit, selon cette parole d’Isaïe: Oculus non vidit. Deus absque te, quae praeparasti diligentibus [= expectantibus] te. Or ce but, ce terme ne peut être connu que par un moyen surnaturel, c’est-à-dire que par la révélation. 2° En second lieu, l’homme avait besoin d’être instruit par la révélation des choses mêmes qu’il peut découvrir par la raison. Voici pourquoi, c’est que son salut dépend de la connaissance de certaines vérités. Or la raison peut les connaître, mais ce n’est qu’avec le temps, et après tout c’est encore un moyen incertain. Or il fallait un moyen certain, un moyen divin, et ce moyen c’est la révélation.

Je réponds à la première objection que sans doute ce n’est pas avec la raison que je connaîtrai ce qui est au-dessus de la raison, que je le connaîtrai par la foi. Et voilà précisément pourquoi la philosophie n’est pas l’unique science. A la seconde [objection] qu’il y a plusieurs manières de considérer un objet et de le prouver. La rondeur de la terre se prouve par les mathématiques et par les faits de la nature; de même ce qui a rapport à Dieu peut se prouver par la philosophie, mais se prouve encore par la révélation. Et voilà pourquoi il y a deux sciences, la philosophie et la théologie.

Article 2.

La sacrée doctrine est une science, en ce sens qu’il y a deux sortes de sciences: les unes qui reposent sur des principes connus par eux-mêmes, comme l’arithmétique, la géométrie, etc…, et les autres qui reposent sur des principes connus par une autre science. De même la théologie est connue par le moyen d’une science supérieure, qui est la connaissance de Dieu et des bienheureux. Et de même que le musicien reçoit les principes de son art de l’arithméticien de même le théologien reçoit les principes de la science de Dieu.

Article 3.

Quoique la théologie traite de différents sujets, on peut dire qu’elle traite d’une science unique, parce qu’elle traite de différents êtres dans leurs rapports avec Dieu; ensuite, parce qu’elle les ramène tous à un même point de vue qui est celui de la révélation.

Article 5.

Paroles très remarquables de s. Jérôme. Antiqui tantum philosophorum doctrinis atque sententiis suos referserunt libros, ut nescias quid in illis prius admirari debeas, eruditionem saeculi an scientiam Scripturarum.

La théologie est la plus élevée des sciences, parce que sa certitude repose sur Dieu, son objet est divin, son but pratique est la volonté et la possession de Dieu. Si elle use des sciences humaines, c’est à cause de notre faiblesse, qui ne peut s’approprier directement à son excellence.

Question V, art. 6.

Peut-on diviser le bien en utile, honnête et agréable? Cette question me paraît très propre à réfuter les objections des philosophes qui veulent partir de l’utile et disent: Cela est bien qui est utile, cela est vrai qui est utile. L’utile n’est qu’un des points de vue sous lesquels le bien peut être considéré, et, comme le remarque saint Thomas, tout ce qui est utile est honnête; mais ceux qui ne veulent partir que de l’idée de l’utile courent grand risque de se tromper, par la raison fort simple que l’expérience montre chaque jour que rien n’est plus facile que de se tromper sur ses vrais intérêts, que tous les jours on voit l’utilité particulière opposée à l’utilité générale, de telle sorte que le monde serait livré à une anarchie irrémédiable si l’utile était le seul point de vue sous lequel le bien est considéré. J’en dis de même de l’agréable. Rien au fond n’est agréable que le vrai. Cependant on ne s’en aperçoit pas toujours. Il faut donc le considérer sous un autre point de vue; ce sera le point de vue de l’honnête.

Nous dirons donc que l’utile est ce pourquoi on tend à la fin, l’honnête est ce qui est désirable en soi, le délectable ce qui procure le repos quand il est possédé. D’où je conclus qu’il y a un faux bien, que son honnêteté [fait désirer], c’est-à-dire que l’on court vers lui et qu’on le désire, quoique à tort. Il y a un faux utile, un faux délectable, et pour trouver le vrai bien, il faut considérer qu’il y a hors de nous un vrai bien honnête, utile, délectable.

Question VI, art. 1.

La perfection de l’effet est une plus grande participation de la cause.

[B]

Première partie. Question I.

Art. Ier.

Saint Thomas pose assez clairement les limites de la théologie et de la philosophie, limites qu’il s’agit de bien connaître, parce que aujourd’hui plus que jamais elles sont méconnues. La théologie s’occupe des choses divines manifestées par la révélation, la philosophie des choses divines et humaines, telles que la raison peut les connaître. Je ne cherche pas ici quels sont les sujets particulièrement propres à ces deux sciences, j’examine la base sur laquelle repose chacune d’elles. Or je trouve deux bases bien différentes: la théologie s’appuie sur la parole de Dieu, la philosophie sur la parole de l’homme. Ce qui a fait, pendant quelque temps trop méconnaître dans la discussion la différence de ces deux sciences, c’est que les protestants ont voulu les confondre. Ils proposaient la Bible interprétée par la raison de chacun comme règle de l’esprit. C’était unir la parole divine à la parole humaine, mais en dernière analyse assujettir l’une et élever l’autre. Car du moment que la raison de l’homme a le droit d’interpréter, la raison est tout et la parole de Dieu n’est rien. Il a fallu que le temps, et un long temps, montrât cette conséquence rigoureuse, devant laquelle reculaient les bons esprits de la Réforme; mais aujourd’hui il faut rétablir la séparation et s’opposer à ce résultat dangereux, duquel ne se sont pas assez préservés les écrivains catholiques de ces derniers temps: c’est-à-dire qu’il faut montrer que la raison humaine seule ne peut rien et que de plus elle ne peut rien même avec le secours de la Bible, que par conséquent la philosophie est impuissante à découvrir la vérité, que la vraie philosophie ne doit pas s’arrêter à la chercher dans l’espoir de la découvrir, mais l’accepter telle que la lui présente la révélation et chercher ensuite à l’expliquer.

Ces résultats que l’expérience de toutes les aberrations modernes rend plus frappants, pouvaient échapper à saint Thomas; cependant, il les constate: Necessarium fuit, hominem instrui revelatione divina, quia veritas de Deo per rationem investigata a paucis, et per longum tempus, et cum admixtione multorum errorum homini perveniret. Saint Thomas ne nie pas que l’esprit puisse parvenir à la vérité, mais il y voit tant de difficultés et d’autre part une nécessité si grande de cette vérité qu’il en conclut nécessairement, et à bon droit, à la nécessité d’un autre moyen pour la découvrir. Qu’ensuite, quand on l’a toute on se plaise à étudier la marche rationnelle qui y conduit, comme après être parvenu dans un état inconnu, conduit que l’on était par un guide sûr, on lève une carte des lieux, afin de se reconnaître et d’examiner le chemin que l’on eût dû suivre, si l’on eût été seul, rien de mieux; mais on connaît alors le point de départ et le terme du chemin.

Art. 2.

Saint Thomas ne voit pas de plus haute certitude humaine que ce qui est connu par soi, et pas de preuve plus forte qu’une chose est connue par elle que lorsqu’elle n’est contestée par personne. Ne serait-ce pas le cas de distinguer, – ce que M. de Lamennais n’a pas parfaitement vu – que la certitude des choses divines s’appuie sur la certitude des choses humaines, parce qu’étant hommes nous n’avons pour connaître que les moyens donnés à l’humanité, mais que la certitude divine était et au-dessus et au-dehors de la certitude humaine, et que par conséquent les choses divines ne doivent pas être jugées de la même manière. Ceci résolvait bien le problème.

Art. 5.

Non enim accipit principia sua (theologia) ab aliis scientiis, sed immediate a Deo per revelationem. Donc il faut commencer par la foi et battre en brèche l’échafaudage philosophique que l’on veut mettre avant la foi, prouver ou qu’on ne peut rien croire, ou qu’il faut croire en Dieu et aux rapports que Dieu a établis avec les hommes.

Art. 8.

Saint Thomas prétend que l’on peut disputer avec un hérétique qui nie un principe de foi, en partant d’un autre principe de foi, mais l’argument est humain, car c’est une raison humaine qui fait l’argument. Cependant je crois qu’on peut dire qu’il existe un lien rationnel entre les dogmes de la foi, que le chrétien peut connaître le lien qui unit un dogme à l’autre, et que par conséquent il peut savoir ce qu’il faut dire pour conduire l’hérétique d’un principe nié à un principe admis: de telle façon que, bien que le chrétien puisse se tromper en argumentant, l’hérétique n’a aucun droit de l’attaquer, parce qu’il se trompe, c’est la faute de la raison humaine.

Question II. – Art. 1.

Il me semble que voilà bien ce que je disais, Dieu n’est pas connu par lui-même, mais il faut qu’il soit connu par les choses les plus simples. Quelles sont-elles aujourd’hui que l’on nie tout?

Art. 2.

Si saint Thomas accorde que la croyance en Dieu n’est pas un article de foi, on peut bien dire que la plus forte preuve est le témoignage universel. Remarquons cependant comment cette croyance est le point de réunion des sciences physiques, philosophiques et théologiques.

Question III. Art. 6.

La question de savoir s’il y a des accidents en Dieu paraît une des moins importantes, parce qu’on en parle peu, et me semble cependant une des plus propres à donner une idée de la divinité. – Quelques développements.

Existe-t-il des accidents en Dieu? Qu’est-ce qu’un accident? Un accident est ce qui affecte d’une manière quelconque la substance, et, ajoute s. Thomas, subjectum comparatur ad accidens, sicut potentia ad actum. En Dieu, il n’y a pas de puissance, tout est acte. Or il n’y a de sujet que là où il y a puissance; et comme il n’y a pas d’accident là où il n’y a pas sujet, il ne saurait y avoir accident là où il n’y a pas puissance. Par puissance j’entends ce que saint Thomas entend par faculté d’être, et en Dieu il n’y a pas faculté d’être, parce que faculté d’être implique imperfection. Dieu est toujours tout ce qu’il peut être, car il est l’être par exemple [= excellence]; il est la plénitude de l’être, l’être complet. Or l’être est essentiellement actif. Par conséquent l’être par excellence n’est pas seulement actif, il est acte en ce sens que tout en lui agit sans cesse, de lui-même, en lui-même et par lui-même.

Mais, poursuit saint Thomas, Dieu est l’être par excellence; il est aux autres êtres ce que la chaleur est aux objets chauds. Les objets participent de la chaleur, mais ne sont pas la chaleur. La chaleur est et rien ne pourrait lui être ajouté, car ce ne serait pas la chaleur. De même on ne peut rien ajouter à Dieu, car ce qu’on lui ajouterait ne serait pas l’être. Ce serait autre chose. Or comme Dieu est l’être par excellence, il n’est rien dans l’être qu’il ne possède, comme il n’est aucun degré de chaleur que la chaleur absolue ne possède.

Prenant cette idée dans un autre sens et disant: tout ce qui est chaud participe à la chaleur absolue, à une portion de chaleur, de même tout ce qui subsiste a une portion de l’être absolu, c’est-à-dire de Dieu. Mais il faut observer que comme dans les objets chauds il y a la chaleur et quelque chose de plus, de même dans les êtres contingents il y a la participation à Dieu et quelque chose de plus.

Question IV. Art. 1.

Dieu est essentiellement parfait par cela même qu’il est l’être absolu; car il a en lui la plénitude de l’être, et la plénitude de l’être exclut tout défaut. Donc quand on vient dire que Dieu n’est pas parfait, c’est comme si l’on disait que l’être absolu n’a pas la plénitude de l’être, ce qui est contradictoire. Dieu est le principe de tout être, et s’il n’était pas souverainement parfait, il y aurait des êtres qui ne tireraient pas leur perfection de lui, ce qui est contradictoire. Par cela même que Dieu est principe, il est parfait. Car l’objection qui consiste à dire: le germe, principe de l’arbre, est imparfait; donc Dieu, principe du monde est imparfait; cette objection, dis-je, ne signifie rien. Car le germe a un principe. Parfois il y a succession du parfait à l’imparfait et de l’imparfait au parfait, mais le point de départ est nécessairement le parfait. Car il faut observer que le germe est l’arbre imparfait et que Dieu, principe du monde, ne saurait être un monde imparfait; qu’il est séparé du monde comme l’arbre qui a produit le germe s’en sépare quand celui-ci va se développer. Le premier principe est donc nécessairement parfait.

Art. 2.

De plus, il contient en lui la perfection de toutes choses. Car si tout sort de lui, toute perfection doit avoir son principe en lui et lui-même doit surpasser toute perfection. Car de même que le soleil pris pour la lumière absolue contient le principe de toute lumière, et qu’il est plus parfait que tout autre degré de lumière donnée, de même Dieu, être par excellence, contient le principe de la perfection de tout être, à quelque degré que ce soit et dépasse non seulement toute perfection, mais encore toutes les perfections réunies.

Question V. – Du bien.

La dernière conséquence à laquelle parvient aujourd’hui la philosophie anticatholique est la négation du bien, c’est-à-dire la destruction de toute morale. En considérant un pareil résultat des efforts de l’esprit humain, on regrette sans doute le temps où pour discuter sur le bien il fallait poser les questions de savoir si le bien selon la raison est avant l’être, si le bien contient en lui la raison de cause finale, si la raison du bien consiste dans la raison, l’espace et l’ordre. – Avant d’en venir là, la philosophie demande si le bien existe, et elle est réduite à répondre: Non, il n’existe pas. Quelle notion peut-on avoir du bien, si l’on ne se fait pas l’idée d’un ordre absolu, éternel, maintenu par un pouvoir absolu, éternel, et dont l’ordre n’est pour ainsi dire que le reflet? Ceci semble tout naturel pour qui n’a pas d’arrière-pensée.

Et les philosophes dont je parle admettront, en effet, sans trop marchander la nécessité de l’ordre, mais l’idée d’ordre implique l’idée de règle et de régularisation et de principe régulateur. S’il y a un principe régulateur, s’il y a une règle, ce principe doit être un, cette règle doit être uniforme, quoique s’appliquant à tous les genres d’ordres; sans quoi la notion d’ordre disparaît ou n’est plus que le résultat de la fantaisie de chaque individu, ce qui revient entièrement au même. Or il est trop dur de dire que l’ordre est déterminé par une règle immuable et par un principe absolu qui applique cette règle; car de cela il faudrait conclure qu’il existe des rapports certains pour les hommes soit avec eux-mêmes, soit entre eux, soit selon le principe de l’ordre des choses dans lequel ils sont placés; que ces rapports ne varient pas ou que du moins, s’ils ont l’air de varier selon telle ou telle circonstance accidentelle, ils n’en sont pas moins dirigés vers un but unique, principe absolu et universel.

On voit là ce qui choque nos gens, car les conséquences seraient terribles, et pour éviter ces conséquences qui révoltent leur nature corrompue ils trouvent bien plus simple de sacrifier la raison. Dès lors, si vous leur dites: croyez-vous à l’ordre? Ils répondent: Oui, j’y crois. Mais l’ordre est général, absolu. – Je crois encore cela, disent-ils. – La nature de l’ordre va se développant, poursuivez-vous, et tout en admettant que les circonstances ont pu faire cesser certains rapports accidentels, pour en établir de nouveaux entre les hommes et les principes de l’ordre, il faut admettre que les rapports essentiels n’ont pu changer, à moins que sa nature ou la nôtre ait changé. Par conséquent, ce qui a été essentiellement bien ne saurait être mal aujourd’hui, ni ce qui était essentiellement mal ne saurait être bien en aucune façon. Donc si l’adultère, le meurtre, le vol, la débauche, tout ce qui fait triompher les passions, a été condamné, jamais on n’en pourra trouver la sanction. Ici ils ne vous écoutent plus. L’ordre se modifie, disent-ils. Mais si l’ordre se modifie, – j’entends essentiellement – la vérité dont l’ordre est l’expression doit se modifier aussi. Alors qu’est-ce que l’ordre? Qu’est-ce que la vérité? Il n’y a plus de vérité absolue, et sans vérité absolue admise à quoi sert de raisonner?

Aussi suis-je persuadé tous les jours davantage que le raisonnement est parfaitement inutile avec ces hommes; il ne peut servir qu’à les obliger à suivre leurs principes jusque dans leurs dernières conséquences. Il peut servir, pour celui qui a déjà la foi, à montrer la connexion des vérités reçues par la foi; car, selon la pensée de saint Augustin, la vraie philosophie consiste à comprendre par la raison ce que l’on croit par la foi. Ce qu’il faut donc prouver à ces hommes, c’est premièrement que sans une vérité absolue il n’y a aucun ordre possible, et en second lieu la manière dont le catholicisme pose la notion de l’ordre, du bien et du mal.

Que la notion de la vérité soit indispensable pour admettre un ordre quelconque, c’est ce dont ils ne disputent pas. Ils comprennent en effet très bien que le beau est la splendeur du vrai. Ils comprennent encore que le beau est le résultat d’un ensemble qui plaît aux yeux, le résultat de l’harmonie qui subsiste entre ce qui est susceptible de charmer nos sens, notre coeur ou notre esprit, et l’objet qui nous frappe. Ils admettront donc qu’il peut subsister des relations entre nous et le monde extérieur, et que là où nous sommes frappés de l’harmonie des choses que nous voyons, nous disons que le beau subsiste. Or pour qu’il y ait relation de plaisir entre l’objet que nous voyons et nous qui sommes frappés par cet objet, on doit supposer nécessairement une convenance basée sur la relation qu’il y a entre nous et ce qui nous environne. Cette convenance doit être déterminée par une loi. Naturellement personne ne nie cela. Mais cette loi ne peut s’accomplir que lorsque les objets qui nous frappent sont en harmonie avec nous. Il faut donc reconnaître que cette loi s’accomplit seulement lorsqu’il y a harmonie entre l’objet qui frappe et le sujet frappé. La disposition qui doit subsister dans l’objet pour plaire au sujet s’appelle l’ordre. Et l’on comprend dès lors qu’il peut subsister autant d’ordres partiels qu’il y aura de sujets frappés. C’est ce que reconnaissent les philosophes anticatholiques.

Mais s’il est vrai qu’entre les sujets et les objets il y ait des relations quelconques, ces relations doivent être intellectuelles. Je laisse pour le moment de côté une belle preuve de l’immatérialité de l’âme pour continuer ma marche. Je dis donc que s’il y a relation entre le sujet et l’objet, et que nous prenions dans ce moment les hommes pour sujets contemplant l’univers qui sera leur objet, il faut dire qu’il y a ressemblance générale entre les sujets, qui est la disposition à être frappés par l’objet de n’importe quelle manière. Là s’arrêtent les philosophes et ils diront que chacun étant frappé d’une manière différente, chacun se crée un ordre particulier; que par conséquent ce qui est bien pour lui peut être mal pour l’autre, que par conséquent il n’y a pas de règle générale, que par conséquent l’ordre n’existe pas. Il faut les faire convenir encore que les mêmes personnes peuvent être impressionnées selon les circonstances par des opinions diverses, et non seulement il y aura autant d’ordres particuliers qu’il y a d’individus, mais l’ordre se modifiera souvent plusieurs fois pour le même individu. Dans ce cas-là que peut-on espérer? Et pourra-t-on jamais venir à bout de se faire comprendre, si ce que je trouve mal, vous le trouvez bien et vice-versa? S’il n’y a pas une raison nécessaire pour que les hommes s’entendent entre eux, à quoi bon disputer? Que sert de chercher à se convaincre? Et puis, quand ils seront convaincus, qu’en résultera-t-il? Quelques avantages partiels qu’ils anéantiront eux-mêmes, dès que l’ordre à leurs yeux subira quelque nouvelle modification. Eh bien, arrêtés par ces contradictions qui se croisent, se choquent et se brisent mutuellement à chaque instant, sur chaque point du monde matériel et du monde moral, auront-ils le temps de regarder au-delà du tombeau? Non. L’ordre pour eux, cet ordre si chancelant ne subira certainement pas l’épreuve de la mort. Alors, je le demande, à quoi bon disputer? Du moment que vous dites rien n’est vrai, rien n’est faux, rien n’est bon, rien n’est mal, il n’y a de vrai, de faux, de bien, de mal que ce que rêve mon imagination, mon caprice. A quoi bon disputer? Ne vaut-il pas mieux jouir de ce bien fugitif tel qu’il se présente, et renoncer à toute discussion qui fatigue l’esprit par des doutes importuns?

Voilà ce que l’on est forcé de dire et voilà ce que se disent intrépidement certaines gens. Il est vrai que par compensation la contradiction les tire d’embarras, car vous les voyez se former un ordre à eux et qu’ils veulent, pour la plupart du temps, imposer aux autres. Ce besoin d’un ordre quelconque est donc un fait général que personne ne peut nier. Qu’on le dénature tant qu’on voudra, chacun n’en sent pas moins le besoin de l’ordre, c’est-à-dire le besoin de l’unité, d’un point quelconque par lequel il puisse communiquer avec le reste des êtres.

Un second fait non moins général, c’est celui qui porte chacun à trouver un ordre, par lequel il pourra communiquer avec ses semblables. Troisième fait qui semble nié par les plus intrépides, mais qui en dernière analyse est forcément reconnu par eux, c’est l’existence d’un ordre quelconque indépendant de la pensée humaine, mais auquel la pensée humaine peut et doit se rattacher. L’homme s’il n’est pas aveuglé par l’orgueil, doit, une fois qu’il a élevé son esprit à l’idée de l’ordre, comprendre que l’ordre subsiste avant lui, qu’il subsistera après lui, que par conséquent il dépend de l’ordre et que l’ordre ne dépend pas de lui.

Ce principe posé, il faudrait examiner encore si l’ordre, tel que nous le voyons sur la terre dans les révolutions des astres, dans les mouv[ements] des saisons, dans les lois de la végétation, de la vie, subsiste par lui-même et s’il faut admettre la trinité panthéistique de l’intelligence, de la matière et de l’ordre: trinité subsistant par elle-même, se modifiant, se reproduisant dans ses myriades de formes. Mais il est facile, ce me semble, de prévoir que l’esprit ne saurait aujourd’hui se satisfaire d’une rêverie pareille. La trinité panthéistique admise, toute liberté est détruite, tout tombe sous le joug de la fatalité, la volonté n’est plus rien, le bien et le mal ne sont rien non plus. Voilà l’homme transformé en coopérateur aveugle d’un ordre qu’il ne comprend pas. Je crois ce système totalement contraire non seulement à la vérité, mais même aux opinions dominantes. Car comment accorder cet amour effréné de la liberté avec la négation de toute liberté? Comment accorder cet ordre fatal qui pèse sur les hommes avec la prétention présente de ne reconnaître d’autre ordre que celui qui est écrit dans les lois faites par les hommes?

Je sais que le propre de l’erreur est de se contredire à chaque pas, et que les monstruosités ne lui coûtent pas, pourvu qu’elles l’éloignent de la vérité; mais je sais aussi qu’il y a chez les hommes, alors qu’ils sont descendus le plus bas, un certain instinct qui leur ouvre les yeux, lorsque la contradiction devient trop forte. Et c’est ce qui doit finir par arriver. Car vous dites: Je crois à l’ordre en général, et puis vous voulez que chacun le suive en particulier à sa manière. Qu’est-ce que cet ordre, et comment ceux qui agissent en sens contraire pourront-ils l’accomplir? Voilà, je l’avoue, ce qui me passe, ce qui est au-dessus de ma compréhension. Si vous croyez à cet ordre général, dites-nous quel il est. Si vous ne le connaissez pas, pourquoi nous en parler? Et si vous refusez de le reconnaître, parce qu’il vous gêne, gardez au moins le silence, enfoncez-vous dans vos passions. Oui, il exixte un ordre général.

Pars prima, quaestio 11, articulus 2.

Deum esse et alia ejusmodi, quae per rationem naturalem nota possunt esse de Deo, ut dicit Rom., I, non sunt articuli fidei, sed praeambula ad articulos. Quand M. Bautain reproche à M. de la Mennais de dire: Dieu est parce que tous les hommes disent qu’il est, il dit lui-même une souveraine bêtise. Il devrait savoir que Dieu ne se prouvant pas par sa cause, puisqu’il est sa cause à lui-même, mais par ses effets, il faut nécessairement tirer la pensée de l’existence de Dieu de ses effets. Or un effet de l’existence de Dieu est l’existence des hommes et la connaissance qu’il leur a donnée de son existence.

Question 11, art. 3.

On ne veut pas voir que lorsqu’on nie Dieu et que l’on dit: Ceci est contraire à la bonté souveraine, on suppose par cela même cette bonté. Quoi, ceci est contraire à la souveraine bonté? Mais pour que ceci soit contraire, il faut que l’objet de votre contradiction subsiste. Or voyons maintenant si ce que vous objectez à la souveraine bonté lui est essentiellement supérieur. Je vous défie de le prouver. Or arrivant à cette conséquence, ou votre objection n’est rien ou la bonté souveraine n’existe pas. Je me décide naturellement pour la bonté souveraine et je conclus seulement que votre objection a une solution, quand même elle ne me serait pas présente dans le moment.

Singulière opposition de l’imperfection absolue de la première cause matérielle et de la perfection absolue de la première cause spirituelle. Quest. IV, art. 1.

Question XII, art. 6.

Qui plus habebit de charitate, perfectius Deum videbit, et beatior erit. C’est une question à laquelle on ne fait aucune attention et qui donne le secret de l’amour de Dieu envers les hommes. Une pauvre ouvrière, un paysan ne peuvent penser à Dieu, avoir de lui autant d’idées rationnelles que le philosophe, qui passe sa vie dans son cabinet à méditer sur la nature des êtres. Cependant qu’ils aiment dans l’obscurité de leur foi, et leur récompense sera de connaître Dieu à proportion de leur amour. Les forces de toute intelligence créée ne pouvant arriver à le connaître tel qu’il est, sicuti est, Dieu aura besoin de nous communiquer sa lumière pour nous aider à le voir. In lumine tuo videbimus lumen. Par conséquent cette lumière, il peut la communiquer au plus ignorant et faire que celui-ci découvre dans un instant ce que l’autre n’avait [pu] au milieu de ses ténèbres découvrir, malgré ses longs tâtonnements.

Quaestio XVI, art. 1.

Sicut bonum nominat id in quod tendit appetitus, ita verum nominat id in quod tendit intellectus. Hoc autem distat inter appetitum et intellectum, sive quamcumque cognitionem, qui cognitio est secundum quod cognitum est in cognoscente, appetitus autem secundum quod appetitus inclinatur in rem appetitam, et sic terminus appetitus, quod est bonum, est in re appetibili, sed terminus cognitionis, quod est verum, est in ipso intellectu. Sicut autem bonum est in re, inquantum habet ordinem ad appetitum, et propter hoc rationis derivatur a re appetibili in appetitum, secundum quod appetitus dicitur bonus prout est bonus. Ita cum verum sit in intellectu, secundum quod conformatur rei intellectus, necesse est quod ratio veri ab intellectu ad rem intellectam derivetur, ut res etiam intellecta vera dicatur secundum quod habet aliquem ordinem ad intellectum.

Quaestio XVI, art. 1.

Cum verum et falsum opponantur, opposita autem sunt circa idem, necesse est, ut ibi prius quaeratur falsitas, ubi primo veritas invenitur, hoc est in intellectu. In rebus autem neque veritas neque falsitas est nisi per ordinem ad intellectum, et quia unumquodque secundum id quod convenit rei per se, simpliciter nominatur, secundum autem id quod convenit ei per accidens, non nominatur nisi secundum quid.

Quaestio XIX, art. 2.

Res naturalis non solum habet naturalem inclinationem respectu proprii boni, ut acquirat ipsum, cum non habet, vel ut quiescat in illo, cum habet, sed etiam ut proprium bonum in alia defundat, si possibile est. Unde videmus quod omne agens, in quantum est in actu et perfectum, facit sibi simile.

Quaestio XX, art. 1.

Necesse est ponere amorem in Deo. Primus enim motus voluntatis et cujuslibet appetitivae virtutis est amor. Cum enim actus voluntatis et cujuslibet appetitivae virtutis tendat in bonum et malum, sicut in propria objecta, bonum autem principalius et per se sit objectum voluntatis et appetitus, malum autem secundario et per aliud, inquantum scilicet opponitur bono, oportet naturaliter priores esse actus voluntatis et appetitus qui respiciunt bonum his qui respiciunt malum, ut gaudium quam tristitiam, et amorem quam gaudium. Semper enim quod est per se, prius est eo quod est per aliud.

Quaestio XXI, art. 2.

Veritas consistit in adaequationem intellectus et rei, sicut supra ostensum est. Intellectus autem qui est causa rei, comparatur ad ipsam, sicut regula et mensura. E converso autem est de intellectu qui accipit scientiam a rebus. Quando igitur res sunt regula et mensura intellectus, veritas consistit in hoc quod intellectus comparatur rei, ut in nobis accidit. Ex eo enim quod re est, vel non est, opinio nostra et aversatio vera vel falsa est. Sed quando intellectus est regula vel mensura rerum, veritas consistit in hoc quod res adaequatur intellectui, sicut dicitur artifex facere verum opus, quando concordat arti. Sicut autem se habent artificiata ad artem, ita se habent opera justa ad legem, cui concordant. Justitia igitur Dei, quae constituit ordinem in rebus conformem rationi sapientiae suae quae est lex ejus, convenienter veritas nominatur. Et sic etiam dicitur in nobis veritas justitiae.

Quaestio XXI, art. 4.

Necesse est quod in quolibet opere Dei misericordia et veritas inveniantur. Si tamen misericordia pro remotione cujuscumque defectus accipiatur, quamvis non omnis defectus proprie possit dici miseria, sed solum defectus rationalis naturae, quam contingit esse felicem: nam miseria felicitati opponitur.

Hujus autem necessitatis ratio est, quia cum debitum, quod ex divina justitia redditur, sit vel debitum Deo, vel debitum alicui creaturae, neutrum potest in aliquo opere Dei praetermitti. Non enim potest aliquid facere Deus quod non sit conveniens sapientiae et bonitatis ipsius, secundum

Notes et post-scriptum