[Cahier de sermons de 1838-1839]

Informations générales
  • TD50.107
  • [Cahier de sermons de 1838-1839]
  • [Sermon] Sur la pensée de la mort.
  • Orig.ms. BL1, pp. 151-179; T.D. 50, pp. 107-120.
Informations détaillées
  • 1 ACCEPTATION DE LA VOLONTE DE DIEU
    1 AME
    1 AMOUR DES AISES
    1 ANGOISSE
    1 ATHEISME
    1 BIEN SUPREME
    1 BUT DE LA VIE
    1 CHATIMENT DU PECHE
    1 CIEL
    1 CIMETIERE
    1 CONCUPISCENCE DES YEUX
    1 CONNAISSANCE DE SOI
    1 CONTRITION
    1 CONVERSION SPIRITUELLE
    1 CRAINTE
    1 CULPABILITE
    1 DEGOUTS
    1 DEPOUILLE
    1 DESESPOIR
    1 DESSEIN DE SALUT DE DIEU
    1 DEVOIR
    1 DOULEUR
    1 EMPIRE DE SATAN
    1 EMPLOI DU TEMPS
    1 ENFANTS
    1 ENFER
    1 ENFOUISSEMENT
    1 EPREUVES
    1 ESPERANCE BASE DE LA PAUVRETE
    1 ESPRIT FAUX
    1 ETERNITE
    1 ETRE HUMAIN
    1 EXAMEN DE CONSCIENCE
    1 FATIGUE
    1 FOI
    1 FORCES PHYSIQUES
    1 HAINE CONTRE DIEU
    1 HANDICAPS
    1 IGNORANCE
    1 ILLUSIONS
    1 INDIFFERENCE
    1 INSENSIBILITE
    1 INSTRUCTION RELIGIEUSE
    1 JESUS-CHRIST JUGE
    1 JEUNESSE
    1 JUSTICE DE DIEU
    1 LACHETE
    1 LUXURE
    1 MANQUE DE FOI
    1 MAUX PRESENTS
    1 MENSONGE
    1 MISERICORDE DE DIEU
    1 MORT
    1 PAIX
    1 PASSIONS MAUVAISES
    1 PECHE
    1 PECHEUR
    1 PENSEE
    1 PURIFICATION
    1 REFLEXION
    1 RESISTANCE A LA GRACE
    1 SAGESSE HUMAINE
    1 SAINTETE
    1 SAINTS DESIRS
    1 SERMONS
    1 SOCIETE
    1 SOUVERAIN JUGE
    1 SUICIDE
    1 TOMBEAU
    1 TRIPLE CONCUPISCENCE
    1 TRISTESSE
    1 VANITE
    1 VENGEANCE
    1 VIE HUMAINE
    1 VIEILLESSE
    1 VISION BEATIFIQUE
    2 JOB, BIBLE
    2 MOISE
  • 1838-1839
La lettre

Dispone domui tuae, quia morieris tu, et non vives.

Ces paroles que le prophète Isaïe adressait autrefois au saint roi Ezéchias, de la part du Seigneur, je viens à mon tour vous les adresser, mes frères, avec le désir que la menace d’un trépas inévitable produise en vous le même fruit que sur le prince de Juda. Oui, mettez ordre à vos affaires, car le temps est court et la mort va vite. Mettez ordre à vos affaires, car le Seigneur ne sait pas attendre et le fils de l’homme vient au moment où l’on y pense le moins. L’éclair qui parti de l’orient s’enfonce en un clin d’oeil aux extrémités du couchant, n’est pas plus rapide que les coups que frappe le Seigneur. Et je viens vous dire de sa part que vous mourrez, Dispone domui tuae.

Pensée pénible, fatigante, je le sais, mon frère; pensée que l’on repousse autant qu’on le peut lorsqu’il ne s’agit que de nous, avec un soin et des efforts que l’on ne s’explique pas plus que le secret plaisir d’une foule d’hommes de nos jours à semer les produits malades de leur imagination, de spectacles de sang et de meurtre. En sorte que ou l’on ne s’occupe pas de la mort, ou l’on s’en occupe comme d’un mal qui ne saurait nous atteindre. Hé bien, je viens, moi aussi, vous parler de la mort. Je viens vous parler de la nécessité de réfléchir sérieusement sur l’avenir qui nous attend, et voici sur quoi je viens appeler votre attention. Ou l’on ne pense pas à la mort, ou l’on y pense mal. On ne pense pas à la mort. Je viens vous ordonner de la part de Dieu d’y penser. Ou bien l’on y pense mal, et je viens vous apprendre à y penser avec fruit. Nécessité de la pensée de la mort. Avantages de la terreur de la mort. Voilà tout mon dessein.

Première partie. Nécessité de penser à la mort.

On ne pense pas à la mort par [= pour] des motifs divers que je réduis à trois: 1° On ne pense pas à la mort, parce qu’on croit avoir toujours le temps d’y penser.

2° On ne pense pas à la mort, parce que sa pensée troublerait les projets qu’on forme.

3° On ne pense pas à la mort, parce que son souvenir attriste.

Je commence par établir, mes frères, que l’immense majorité des hommes, pour ne pas dire leur universalité, est surprise par la mort, tant le sentiment de la vie est inhérent à la nature humaine, tant il a fallu briser notre être pour le soumettre aux lois du trépas. On se fait à cet égard les plus étranges illusions. On se berce d’une espérance qui n’est déçue qu’au dernier soupir, et sans vous répéter ce que l’on vous a dit mille fois, ce que vous avez peut-être expérimenté vous-même, on tient plus à la vie à mesure que l’on approche davantage du tombeau. On a beau dire que notre existence ici-bas n’est qu’une vallée de larmes, que nous ne sommes pas faits pour habiter cette prison, cet exil, dès que la nature aperçoit l’instant de sa destruction elle frémit, elle est saisie d’horreur et il convient qu’il en soit ainsi. La mort étant un châtiment, il convient qu’elle inspire les terreurs que la justice divine a voulu inspirer à l’homme. Qu’en résulte-t-il? c’est qu’on éloigne toujours la pensée du trépas. On a beau dire: je n’ai pas longtemps à vivre, on a beau le dire avec indifférence, à moins qu’une pensée de la foi ne vienne soutenir, encourager, on ment aux autres, on se ment à soi-même. Vous aurez donc beau dire; la mort ne m’effraie point, je ne vous croirai pas, mon frère, si je ne vois dans votre conduite quelque chose qui m’indique que vous prenez des moyens pour en prévenir les effets.

Mais, me dites-vous, je suis jeune. Oh! mon Dieu, puis-je entendre une pareille excuse? Et qu’est-ce que la jeunesse? qu’est-ce que la vieillesse aux yeux de la mort? demandez-lui, depuis que sa faux moissonne nos jours, si elle a abattu autant de fronts dépouillés de cheveux que de têtes parées des attraits de la jeunesse. Vous êtes jeune, mais, mon frère, qu’est-ce que dix, trente, cinquante, quatre-vingts ans, aux yeux de la mort, elle qui fauche le monde depuis six mille ans, elle qui pousse toutes les générations vers l’éternité? Vous êtes jeune, mais qu’est-ce qu’être jeune pour se soustraire au trépas? Allez au lieu du repos, allez lire sur les inscriptions les années qu’ont parcourues ceux qui dorment jusqu’au jour du réveil, et si les inscriptions sont effacées, examinez la longueur des fosses et vous verrez que le plus grand nombre renferme des enfants. Vous êtes jeune pour penser à la mort! Mais en partant de l’idée que vous avez été forcé d’admettre avec moi que votre affaire unique après tout c’est votre salut, quel raisonnement est le vôtre? Et que penseriez-vous d’un négociant qui dirait: je suis jeune, je ferai plus tard ma fortune; je vais en attendant dépenser celle que m’a laissée mon père? Que diriez-vous d’un magistrat qui dirait: Je suis jeune, plus tard je songerai à avancer dans ma carrière; plus tard je ferai les études nécessaires pour remplir mes fonctions avec conscience et dignité? Que diriez-vous d’un jeune homme, comme il y en a tant aujourd’hui, qui dirait: je veux embrasser une carrière, mais je suis jeune, je veux m’amuser d’abord et laisserai couler le temps d’embrasser une carrière honorable? Vous êtes jeune, hé bien, vous ne savez pas alors ce que c’est que la vie.

Je ne suis pas bien vieux, moi, et pourtant je ne puis plus m’expliquer ce que deviennent mes jours. Ce n’est qu’une ombre, Sicut umbra dies nostri sunt super terram. C’est le rêve d’une ombre, le songe de l’homme qui se réveille: Velut somnium surgentium. Voilà ce que c’est que la vie, et vous l’avez éprouvé, plus vous avancez, plus le temps va vite. Vous êtes jeune, et moi je vous dis que vous êtes vieux, car il y a longtemps que le péché vous a vieilli, vous a mûri pour l’enfer, et ce n’est que par un effet de la miséricorde de Dieu que la mort ne vous a pas consumé, Misericordiae Domini, quia non sumus consumpti. Mais enfin vous n’êtes pas tous jeunes, et si j’examine vos traits, je puis m’apercevoir aisément que le poison de la mort, que nous portons tous, commence à agir en vous, que vous êtes au milieu de votre carrière, mon frère; au moins le croyez-vous? Hé bien, ne commencez-vous pas [à] sentir que vous n’avez plus la même vigueur? n’avez-vous pas éprouvé que les jours de cette terre sont courts, rapides? Ecce enim breves anni transeunt, et semitam per quam non revertar, ambulo. L’homme par ce chemin ne repasse jamais, s’est écrié un poète moderne en traduisant la plainte de Job. Et vous, vieillard, vous que les rides et les cheveux blancs, et le front incliné, et les infirmités croissantes avertissent de vous [= se] tenir prêt, me direz-vous aussi que vous aurez le temps? Le temps, mais de quoi? De vous consacrer à Dieu, et que lui consacrerez-vous? mon frère, de grâce, n’insultez pas Dieu; dites franchement que vous ne voulez pas vous convertir, que vous ne voulez pas de Dieu, que vous voulez braver sa colère, que vous voulez courir la chance de nier votre religion; dites que vous n’êtes pas chrétien, dites-le bien hautement, et lorsque vous aurez rendu le dernier soupir, nous saurons qu’il suffira de prévenir le fossoyeur pour qu’il débarrasse les vivants de la puanteur de votre cadavre. Mais, me direz-vous, si je pense toujours à la mort, il me sera impossible de former aucun projet. Quel goût pourrai-je prendre aux choses de la terre, quel coeur pour former un établissement? Je n’aurai plus qu’à m’ensevelir comme un solitaire et vivre dans un sépulcre avant de m’y coucher. A cela j’ai deux réponses: la première, qu’on ne vous interdit point de faire des établissements honnêtes, mais qu’on veut vous rappeler que vous n’avez pas de cité permanente ici-bas, que vous devez par conséquent faire tous vos efforts pour ne pas vous trop attacher à la figure d’un monde qui passe si vite. Je trouve que vous avez parfaitement raison de songer que la vie n’est qu’un voyage, et voyez ces hommes dont la vie a été la plus longue, ils la trouvaient si courte qu’ils ne croyaient pas même nécessaire de se bâtir des maisons. Il semble que les hommes ont voulu s’attacher davantage à la terre, à mesure qu’ils ont eu moins de temps pour l’habiter. Je ne vous interdis donc pas les établissements, les projets, mais je veux que dans tous ces projets vous preniez un conseiller auquel vous n’avez pas songé jusques à aujourd’hui, la mort. O mort, que tes conseils sont avantageux! s’écriait un prophète: o mors bonum est consilium tuum. Que les choses changeraient de face, si tout se décidait en présence de la mort! peut-être, femme vaniteuse, vous eussiez refusé à votre caprice cette parure qui eût nourri plusieurs familles pendant un hiver rigoureux. Peut-être, homme de plaisirs, vous auriez employé votre or à sauver du vice des âmes que cet or a perdues; peut-être, homme vindicatif, eussiez-vous pardonné une injure que le sang de votre ennemi ne lavera pas, et dont la vengeance vous poursuivra jusqu’au fond des enfers. O mors, bonum est consilium tuum.

Mais non, vous ne voulez pas de la pensée de la mort, parce que vous ne voulez pas de la pensée de Dieu. Vous êtes de ces hommes qui ont dit au Seigneur: retirez-vous de nous, nous ne voulons pas la science de vos voies: Qui dixerunt Deo: recede a nobis, et scientiam viarum tuarum nolumus. Et pourquoi ne voulez-vous pas de la pensée de Dieu? Ah! c’est qu’il est juste et vous ne l’êtes pas; c’est qu’il [a] ordonné l’innocence et vous ne l’avez pas; c’est qu’il s’irrite contre les prévaricateurs et vous voulez vivre dans votre péché. Mon frère, mon frère, tous vos motifs de ne pas penser à la mort m’engagent au contraire à vous exciter fortement à y penser. Ah! ne commettez donc pas la folie, vous qui voulez passer dans vos projets pour un homme prudent et sage, ne vous exposez pas à encourir la sentence de l’Esprit-Saint: morientur, et non in sapientia. Qu’en résultera-t-il? c’est que de tous vos projets auxquels vous vous serez livré, il y en aura un que vous n’exécuterez certainement pas, le projet de votre salut. Et voyez ces hommes, qui les yeux stupidement baissés vers la terre, ne cherchent qu’un peu d’or; quand ils l’auront cet or, quand ils en auront joui, en seront-ils plus avancés? il faudra bien qu’ils meurent, eux aussi. Mais que leur folie leur paraîtra grande à l’heure de leur réveil! morientur, et non in sapientia. Ce sont des hommes qui veulent faire avancer la science. Et la science humaine a peut-être fait quelque pas sous leur direction, mais ils n’ont négligé qu’une seule science, celle qui fait les saints. Insensés ils mourront, et leur réveil dans leur tombeau leur apprendra leur folie: morientur, et non sapientia. Ou bien ce sont des hommes ni bons ni mauvais qui ne s’occupent qu’à jouir d’une vie douce et pénible [= paisible], cherchant à ne nuire à personne afin que personne ne leur nuise, fuyant avant tout d’avoir des ennemis afin de jouir de la paix. Insensés qui ne voient pas que leur plus grand ennemi c’est eux-mêmes, puisqu’ils ont acheté un peu de calme dans le temps au prix de la paix dans l’éternité.

Oui, mon Dieu, ils mourront, et c’est parce qu’ils mourront dans leur folie que je tremble pour l’avenir que vous leur destinez. Ce n’est pas parce qu’ils demandent une paix menteuse, que je leur dirai de votre part: Il n’y a point de paix pour eux; c’est parce qu’ils forment des projets insensés que je leur veux montrer la folie, c’est parce qu’ils se font des idées si fausses de la vie que je veux leur apprendre à la connaître au flambeau lugubre mais sûr de la mort.

Mais ajouterez-vous: cette pensée est trop triste, la pensée de la mort me donne des vertiges. Quoi! voulez-vous que j’habite dans un tombeau? Je veux, mon frère, que vous preniez tous les moyens d’aller au ciel.

Voulez-vous après tout que la pensée de la mort ne vous attriste pas? Pensez- y beaucoup pendant la vie, afin de vous mettre à même de ne pas la craindre à l’heure de la mort. Accoutumez-vous-y peu à peu, examinez ce qui vous en effraie. Le prophète ne craignait pas cette pensée et il réfléchissait sur ses jours écoulés, en les comparant aux années de son éternité. Cogitavi dies antiquos, et annos aeternos in mente habui. Comparez ce que vous avez fait avec ce que vous auriez voulu faire en ce moment. Ah! sans doute, il y a des moments douloureux, mais ce qui vous attriste à la pensée de la mort, c’est moins la mort même que les dispositions que vous y apportez. Pensez donc à la mort, afin que cette pensée vous donne des idées différentes, des dispositions meilleures.

La pensée de la mort vous attriste, oh! mon frère, que je vous en félicite! et que j’étais bien plus effrayé pour vous de cette joie funeste et menteuse, que j’avais vu contracter votre visage par un rire qui n’était pas innocent! La pensée de la mort vous attriste, tant mieux, tant mieux, mon frère. Je vois que le remords n’est pas encore éteint en vous, et cette tristesse est pour moi un signe de vie. La pensée de la mort vous attriste. Ah! vous n’êtes pas encore décidé à en courir les chances, tant mieux. La pensée de la mort vous attriste, mais c’est que vous êtes pécheur et que vous en avez le vague sentiment. Dites, n’est-ce pas, que si tout à coup des nuages s’amoncelaient sur cette ville, si tout à coup les vents venaient à mugir, si tout à coup la terre tremblait sous vos pas, et que la foudre perçant la voûte de ce temple frappait votre tête et jetait votre âme devant le tribunal de Dieu, vous ne sauriez quelle sentence serait la vôtre, ou plutôt vous la connaissez, elle est écrite au front [= fond] de votre coeur, c’est le péché qui l’y a gravée. Vous savez que votre condamnation serait inévitable, et voilà pourquoi la pensée de la mort vous attriste. Mais alors je m’applaudis de votre tristesse, je veux encore y ajouter parce qu’elle vous sera salutaire; je veux vous convaincre que non seulement la pensée de la mort doit vous attrister, mais qu’elle est pour vous un juste sujet d’effroi, et voilà ce que j’établirai après un moment de repos.

Deuxième partie. Avantages de la terreur de la mort.

On ne pense pas à la mort, ou si l’on y pense, on y pense sans effroi. Je ne veux point m’adresser à vous, justes, qui depuis longtemps luttez contre votre chair et faites ce qui dépend de vous pour vous préparer à paraître devant le tribunal de Dieu. Non, ce n’est point à vous que je m’adresse. Comme l’Apôtre, loin de redouter la mort, vous la désirez, afin d’être unis à celui que vos désirs appellent; non, vous ne craignez pas la mort, et je vous loue de la sainte confiance avec laquelle vous pensez au trépas. Comme l’Apôtre, vous dites: Cupio dissolvi, et esse cum Christo. Loin, bien loin de moi, la pensée d’apporter quelque trouble à votre âme; non, ce n’est pas à vous que je m’adresse; mais je m’adresse à vous, pécheurs qui dansez gaiement sur le bord de l’abîme et pour qui la mort n’est qu’un mot.

On ne craint pas la mort, parce qu’on est dégoûté de la vie.

On ne craint pas la mort, parce qu’on ne s’en fait pas une idée exacte.

1° On ne craint pas la mort, parce qu’on est dégoûté de la vie.

Un des maux les plus effrayants de la société actuelle, c’est ce malaise profond, cet indéfinissable ennui, résultat d’une position fausse, de devoirs mal connus, de désirs qu’une éducation sans force a laissés [se] développer, sans pouvoir plus tard les satisfaire. Aujourd’hui on est blasé, mais on est blasé si vite que l’on ne sait vraiment quel moyen employer pour rendre la vie à ces intelligences détendues. Comme Job sur son fumier, voyez-les comptant leurs blessures; mais elles y trouvent je ne sais quelle joie, elles se posent en victimes afin d’avoir le droit de maudire la société, qui, disent-elles, tient le couteau levé sur leurs têtes. Infortunées en qui la foi éteinte ne peut plus donner ni chaleur ni clarté; aussi lorsqu’ils viennent à jeter un regard sur leur passé, ils n’y voient que douleurs, que fatigue, que tristesses, que larmes, que chagrins d’un esprit qui veut s’attacher à la vérité et qui ne peut saisir que le mensonge, planche inutile et qui les brisera contre l’écueil où ils seront poussés. Leurs jours passent, il n’en reste plus rien; leurs pensées se dissipent, et il n’en reste que d’immenses douleurs pour leur âme: Dies mei transierunt, cogitationes meae dissipatae sunt, torquentes cor meum. Oh! qui pourra peindre leur désespoir, lorsque arrivés au terme d’une série d’années qu’ils avaient vues brillantes de succès, ils se trouvent abattus, sans force, sans résultats, demandant le bonheur et ne le trouvant pas? Infortunés, ils demandent encore pourquoi la lumière a été donnée au misérable, et la vie à ceux qui sont dans l’amertume du coeur, qui attendent la mort et elle ne vient pas. Ils désirent la mort, et voilà la raison de tant de suicides. Le suicide, et ils s’applaudissent, ô mon Dieu, de se donner la mort, les lâches! Ils n’osent pas porter le poids de la vie, et ils se croient des hommes courageux; les lâches! Ils se sont étourdis dans l’ivresse de leurs passions, et ils ont eu le courage de vous braver. Mais c’est à cause de cela même qu’ils doivent redouter la mort. Pourquoi veulent-ils renoncer à la vie? parce que la vie [leur] est à charge; parce que Dieu n’est pas bon; parce que la Providence n’est plus; parce que la terre a été livrée aux méchants: Ex ore tuo te judico, serve nequam.

Ah! vous ne craignez pas la mort, vous l’appelez au contraire de vos voeux; hé bien, elle va venir cette mort, elle arrive. Mais afin de dissiper vos illusions, afin d’éclairer vos ténèbres, afin de vous mettre en face de vous-même, en présence de votre juge, vous dites qu’il est injuste; car s’il était juste, vous devriez porter sa loi. Hé bien, il vous prend au mot: Ex ore tuo te judico, serve nequam.

Et puis, êtes-vous bien sûr de vous-même? êtes-vous bien certain que vous ne reculerez pas, que vous ne [inachevé]. J’ai vu, et le souvenir m’en sera toujours présent, j’ai vu de ces malheureux qui avaient voulu s’enlever l’existence. La mort n’avait pas répondu assez promptement à leurs voeux, et ils se débattaient contre les ombres et les terreurs du trépas. Mon Dieu, qu’elle était horrible cette lutte d’une vie forte, vigoureuse contre un coup irréparable! Qu’elles étaient horribles les convulsions de ce corps au pressentiment d’une dissolution prématurée! Qu’ils étaient effrayants ces regards vers un ciel qui semblait fermé à jamais! Et la mort avait posé la main sur sa proie et elle disait: Tu m’appartiens, je ne te lâcherai pas. Que la foi, si elle a jamais subsisté se réveille, mais pour torturer encore davantage, car il est horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant: Horrendum est.

Mais grâces au ciel ces exemples, ces lamentables exemples sont trop rares dans nos contrées pour qu’il soit nécessaire d’insister longuement. Toutefois, je ne puis m’empêcher de vous faire observer que trop souvent on ne pense pas assez aux terreurs de la mort, parce qu’on ne se fait pas une idée assez exacte de ce qu’elle est pour l’homme, et surtout pour l’homme pécheur.

Ne pensez pas que je veuille faire ici une peinture dont votre imagination pourrait être frappée. Je veux quelque chose de plus. Je veux vous instruire. Ecoutez-moi. La mort est pour l’homme la séparation du corps d’avec l’âme, mais cette séparation n’est rien, si on la compare à la séparation de l’âme avec Dieu. Séparation nécessaire, inévitable, si l’on n’y songe pas pendant la vie. Et cependant vous n’y songez pas. La mort me coûtera peu, dites-vous. Pourquoi faites-vous de votre corps une divinité? Pourquoi le traitez-vous avec tant de délicatesse? La mort vous coûtera peu, mon frère, vous mentez. Vous ne chercheriez pas avec tant d’empressement la vie des sens. La mort vous coûtera peu. Mais qu’espérez-vous au-delà du tombeau?

Et moi, je vous dis qu’elle vous coûtera beaucoup. Et moi je vous dis qu’au dernier moment vous ne voudrez pas mourir; et moi je vous dis que vous ne voudrez pas renoncer à vos amis, à vos parents, à votre fortune; et moi je vous dis que vous tiendrez tant à la vie qu’on n’osera pas vous apprendre qu’il faut y renoncer, et que la crainte de troubler les derniers moments de votre vie sur la terre sera la cause de la perte de la vie pour l’éternité. Vous n’avez pas peur de la mort. Hélas! mon frère, savez-vous ce que c’est que la mort? et si vous ne la craignez pas parce que vous ne la connaissez pas, êtes-vous bien admis à la braver comme vous le faites? Vous n’avez pas peur de la mort, mais savez-vous donc ce qui se passera pour vous de l’autre côté de la tombe, et pensez-vous qu’en vous couchant dans le sépulcre ce sera pour toujours? Vous n’avez pas peur de la mort, mais connaissez-vous tous les mystères, avez-vous été frapper à la porte de son lugubre palais? vous en a-t-elle révélé les lugubres mystères: Numquid apertae sunt tibi portae mortis, et ostia tenebrosa considerasti? Mon frère, mon frère, que je vous plains, si vous n’aviez pas d’autre raison de ne pas trembler que votre ignorance d’un avenir que [= auquel] vous n’échapperez pas! Mais sans prétendre ici vous donner une preuve qui vous attend, laissez-moi vous inspirer quelque doute; approchez pour un moment de cet homme, ou pour mieux dire de ce qui était tout à l’heure le corps d’un homme. Ne voyez-vous pas dans ce qui s’y passe la preuve d’un châtiment, l’horreur qu’inspire ce cadavre, l’aspect qu’il offre: ces yeux éteints, dans ce qu’un poète appelle les portiques de l’intelligence, cette bouche muette et sans expression; une odeur fétide qui commence la dissolution qui s’opère, les vers qui approchent? Mon frère, quelque chose ne vous dit-il pas qu’il y a là le châtiment de la main de Dieu? Mais si [le] corps est ainsi puni, mon frère, que sera-ce de l’âme? Et vous ne craignez pas la mort. Ah! le juste, sans doute, il ne la craint pas, parce que l’heure de sa délivrance approche, sa soif de voir le Seigneur va être rassasiée; comme Moyse alors que le Seigneur lui apparut dans la terre d’exil, il désire s’approcher de l’éternelle lumière dont il voit poindre les premières clartés et il dit: je passerai et verrai cette merveilleuse vision, Transiens, videbo visionem hanc magnam.

Mais vous, mon frère, que verrez-vous, qu’espérez-vous voir? Qu’est-ce que Dieu vous manifestera? Ah, laissez-moi vous le répéter: Numquid apertae sunt tibi portae mortis, et ostia tenebrosa considerasti?

Quoi! mon frère, vous êtes sûr de votre avenir? la pensée des jugements de Dieu ne vous effraie pas? en fermant les yeux à la lumière du soleil, vous êtes sûr de les ouvrir à la lumière de l’éternité. Vous n’avez point de remords. Hélas! hélas! que je vous plains, que je tremble pour vous! Ah! mon frère, mais cette restitution que la justice réclame depuis longtemps, l’aurez-vous faite? Mais cette réputation détruite, l’aurez-vous réparée? Mais cette habitude honteuse, l’aurez-vous détruite? mais cette haine, l’aurez-vous étouffée? Mais cette vengeance, l’aurez-vous expiée? Mon frère, mon frère, que je tremble pour vous, si la mort ne vous glace pas d’effroi!

Mais venez avec moi et permettez-moi que je vous fasse assister aux derniers instants d’un homme qui comme vous était un honnête homme selon le monde, qui comme vous n’était qu’un malheureux pécheur devant Dieu. Ne croyez pas que je veuille vous peindre ce qu’il y a de déchirant dans ces scènes du dernier adieu, que je veuille vous montrer les passions des vivants qui se groupent avec plus ou moins d’hypocrisie ou de franchise, selon les intérêts, autour de celui qui s’en va. Non, ce n’est pas de cela que je veux vous parler. C’est avec le flambeau de la foi que je veux éclairer cette scène lugubre. Voyez le temps marquer l’heure fatale où il faut mourir. Voyez satan se dresser et demander sa victime. Voyez ceux qui ont été damnés par les exemples du malheureux demander vengeance, le sang de J.-C. apparaître comme des taches de feu partout où l’onction sainte eût dû faire l’application de ses mérites. Voyez ces entrailles brûlées par le corps de mon Sauveur qui y descend. Voyez Jésus lui-même se transformer en accusateur. L’éternité commence et l’enfer s’entrouvre pour recevoir sa victime.

Mon Dieu, mon Dieu, ne me jugez pas, je vous en conjure, selon votre fureur, ne me punissez pas selon votre colère: Domine, ne in furore tuo arguas me, neque in ira tua corripias me. Hélas! qui la fuira cette colère et quel homme sera justifié à vos yeux, quand elle le citera à votre tribunal? Non, mon Dieu, je ne puis rien dire en votre présence, et de quelque côté que je me tourne, je suis écrasé sous le poids de mes crimes. J’ai beau regarder de tous côtés, je suis seul en votre présence, seul dans les ténèbres que m’ont faites mes péchés, seul avec la terreur de la mort, contexerunt me tenebrae, et formido mortis cecidit super me. Hé bien, Seigneur, que votre volonté s’accomplisse, oui je veux craindre la mort.

Percez mes os d’une crainte salutaire sur la terre: Confige timore tuo carnes meas, a judiciis enim tuis timui, afin que je ne la redoute pas dans l’éternité.

Notes et post-scriptum