8 septembre 1840

Informations générales
  • TD51.059
  • [Sermon] POUR LA PROFESSION D'UNE SOEUR DE LA CHARITE. 8 septembre 1840.
  • Orig.ms. BM5, pp. 221-227; T.D. 51, pp. 59-64.
Informations détaillées
  • 1 APOSTOLAT DE LA CHARITE
    1 CONCUPISCENCE DES YEUX
    1 FOI BASE DE L'OBEISSANCE
    1 HOSPITALIERES
    1 HUMILITE
    1 PROFESSION PERPETUELLE
    1 RELIGIEUSES
    1 UNION A JESUS-CHRIST
    1 VIE DE PRIERE
    1 VIE DE RECUEILLEMENT
    2 BERNARD DE CLAIRVAUX, SAINT
    2 EUGENE IV
    2 JETHRO
    2 MARIE, SOEUR DE MARTHE
    2 MARTHE, SAINTE
    2 MOISE
    2 ROUSSEAU, JEAN-JACQUES
    2 VINCENT DE PAUL, SAINT
    2 VOLTAIRE
    3 CLAIRVAUX
  • 8 septembre 1840
La lettre

Martha, Martha, sollicita es et turbaris erga plurima; porro unum est necessarium.

Telles étaient, mes chères Soeurs, les paroles par lesquelles le Sauveur du monde réprimait les soins trop empressés et la vaniteuse sollicitude de Marthe. Jésus-Christ la voyait s’agiter, se troubler, afin de lui témoigner par un accueil plus empressé sa reconnaissance du miracle qu’il venait d’opérer en ressuscitant son frère. La dignité de son hôte, la reconnaissance du bienfait reçu semblait légitimer les fatigues qu’elle prenait et l’impatience que lui causait l’inaction où était restée Marie, sa soeur. Elle croit pouvoir se plaindre de ce que Marie ne ferait rien pour traiter convenablement Jésus. Et comment Jésus répondit-il à cette plainte: Martha…

Telles sont aussi, ma chère Soeur, les paroles que je crois devoir vous adresser en ce moment solemnel, non comme un reproche, mais comme un utile avertissement. Vous allez vous consacrer à Dieu; vos moments, votre volonté, vos forces, rien de vous-même ne vous appartiendra plus; toutes vos paroles, vos actes, vos pensées, vos désirs, le bien que vous ferez et celui que vous ne pourrez faire, tout vous ramènera vers Dieu. Hé bien, cela ne suffit pas. Et quand votre corps serait consumé par les flammes du zèle, quand vous seriez toute transportée d’amour pour les pauvres que vous visiterez, pour les enfants que vous instruirez, pour les malades que vous soignerez, tout cela ne serait [rien] et vous pourrez vous trouver exposée au reproche de Jésus à Marthe: Martha…

C’est que, ma chère Soeur, la nature humaine est tellement mauvaise que corrompant les meilleures choses elle change souvent en poison ce qui devait être pour elle un remède salutaire. Elle se préoccupe des oeuvres de charité, et oublie le but qu’elle doit se proposer, l’esprit qu’elle doit y apporter, elle en tire une vaine gloire et s’enorgueillit d’un bien dont elle n’est après tout qu’un indigne instrument; alors elle se trouble, s’inquiète et s’expose au reproche du Sauveur: Martha…

C’est afin de prévenir ces inconvénients auxquels vous serez exposée, ma chère Soeur, que je me propose de réfléchir avec vous quelques moments, sur les obstacles à l’esprit surnaturel que nous devons apporter aux bonnes oeuvres. Le premier, c’est un empressement tout humain qui fait perdre le recueillement et l’union à Dieu; le second est un trouble qui vient du désir de tout faire pour avoir la gloire d’avoir tout fait et qui détruit la simplicité et l’humilité, qui est le plus beau partage d’une Soeur de charité.

Il faut éviter cet empressement coupable qui fait perdre l’esprit de prière, il faut éviter ce trouble tout humain qui fait perdre l’humilité et se souvenir qu’une seule chose est nécessaire. Voilà ce que je me propose de vous montrer.

Première Partie.

Les grandes préoccupations font perdre l’esprit de prière.

Ecoutez d’abord, ma chère Soeur, les paroles de saint Bernard au Pape Eugène IV. Eugène, après avoir été religieux et disciple de saint Bernard, fut élevé sur la chaire pontificale. L’amour du saint abbé de Clairvaux ne l’abandonna pas. Et pour le prémunir contre les dangers auxquels il était exposé, il lui adressa le beau livre de la considération. Or quel est le premier danger qu’il lui signale, et sur lequel il revient sans cesse? Les préoccupations extérieures; je ne doute pas, lui dit-il, qu’ayant chéri la retraite comme vous l’avez chérie, vous ne déploriez l’état où vous êtes réduit, mais on s’accoutume à tout et c’est pour cela que l’on finit par tomber dans la dureté du coeur. Voilà où vous entraîneront ces funestes occupations. Si toutefois vous continuez, comme vous avez fait jusqu’ici, à vous livrer tout entier, vous perdez votre temps, et s’il m’est permis de vous parler comme autrefois Jéthro à Moïse, vous vous consumez dans un travail insensé, qui ne sont [= est] qu’affliction d’esprit, énervement du coeur, soustraction de la grâce.

Qui parlait, ma chère Soeur? saint Bernard. A qui parlait-il? à un Pape plongé dans la direction de l’Eglise. C’était saint Bernard qui parlait, et c’est ce qu’il faut observer avec Bourdaloue, pour se rappeler que c’était l’homme le plus occupé de son siècle, qui gouvernait un ordre, était l’oracle des conciles, le conseiller des papes et des évêques, le pacificateur des royaumes, l’arbitre des rois, l’adversaire des hérésies de son temps, l’exterminateur des schismes? C’est saint Bernard qui avertit de fuir les trop nombreuses occupations. Oui, parce que ce n’est pas ce que l’on fait qui distrait, mais l’esprit avec lequel on le fait. Car à qui s’adressait saint Bernard? à un pape qui vaquait aux fonctions de sa charge. Quoi donc, le pontife suprême avait tort de trop s’en occuper? Oui, ma Soeur, si cette occupation devait lui faire perdre l’esprit intérieur et le soin de son âme.

J’avais besoin de m’appuyer sur ce grand exemple, pour vous prouver que ce n’est pas la nature de vos fonctions qui vous sanctifiera, et que faisant beaucoup de bonnes choses vous pourrez souvent ne rien faire de bon, et pour en revenir aux paroles de mon texte, qu’y avait-il de plus excellent que de travailler pour Jésus? Marthe en est toute agitée, et c’est cette agitation que le Seigneur lui reproche. Qu’y a-t-il de plus parfait que de soigner les membres souffrants de Jésus-Christ, que de verser comme le Samaritain le vin et l’huile dans des plaies endolories, que de s’entourer de ces petits êtres dont le Seigneur dit: Laissez les petits enfants venir à moi? Et cependant qu’il est à craindre que le zèle même avec lequel vous vous porterez à ces oeuvres de charité ne soit pour vous une oeuvre de chute, un écueil contre lequel votre piété ira se briser.

Ne vous étonnez pas de mes paroles et tâchez de les comprendre. Ne vous est- il jamais arrivé, depuis que vous êtes entrée dans la maison où vous allez vous consacrer à Dieu d’une manière particulière, de vous surprendre agir comme machinalement, en sorte que l’action que vous faisiez n’était sans doute pas mauvaise, mais n’était pas non plus pour Dieu. Ne vous est-il pas arrivé d’autres fois de vous plaindre que vos nombreuses occupations vous empêchaient de prier? Si l’obéissance vous les commandait, vous n’aviez sans doute rien à craindre, mais aussi avez-vous profité des moments que la règle vous accordait, pour rentrer dans votre recueillement habituel? Dans votre oraison ne vous êtes-vous pas sentie bien plus occupée des affaires du dehors que de la présence de Dieu? C’était un pauvre qui vous avait mal répondu et qui avait excité une aigreur bien lente à se calmer. C’était une humiliation que vous aviez subie et que vous ne pouviez pas vous décider à accepter. C’était une affaire un peu épineuse et dont vous vous étiez tirée peut-être avec plus d’esprit que telle ou telle de vos Soeurs. C’était un compliment qu’on vous avait adressé, que vous aviez eu la simplicité de prendre à la lettre et qui gonflait votre coeur. Ah, ma Soeur, tous ces obstacles à votre recueillement d’où proviennent-ils? de vos occupations mêmes; comme Marthe vous aviez beaucoup agi, beaucoup fait, beaucoup trop, et vous ne pensiez pas qu’avant tout il fallait chercher Dieu et que Marie assise aux pieds de Jésus prenait la meilleure part.

C’était pour vous prévenir contre ce danger, que je vous signale, que votre saint fondateur a voulu que la journée de ses filles commençât par une heure d’oraison, afin de leur bien prouver que ce qu’elles doivent chercher avant tout c’est l’union avec Dieu, et que ce qu’elles font sans cet esprit de la présence divine est non seulement perdu pour elles, mais encore la source de maux infinis.

Que peut, en effet, ma chère Soeur, une branche séparée de l’arbre? par quel moyen pourra-t-elle recevoir la sève nourricière, et sans la sève, ses feuilles ne se flétriront-elles pas? ses fleurs ne se faneront-elles pas? ses fruits non encore mûrs ne se sécheront-ils pas?

Je suis la vigne, vous êtes les branches, dit Jésus-Christ, à ses apôtres: Vous aussi vous êtes une branche, bien petite sans doute, mais enfin vous êtes une branche de l’arbre divin, qui est Jésus-Christ. Or vous ne pouvez vivre de la vie surnaturelle qu’en étant unie à lui, et, vous le savez, cette union ne peut subsister d’une manière durable que par l’esprit de recueillement et d’oraison. Mais sans cet esprit qui donnera une vertu particulière à vos paroles pour consoler, qui donnera à vos actes le mérite qui leur vaudra la récompense?

Ah, ma chère Soeur, que je tremble pour vous! Voyez au contraire la religieuse modeste, recueillie, et dont le maintien extérieur est l’image de l’état de son âme; elle est sur la terre, mais sa conversation est dans le ciel. Tout en elle prêche la vertu, elle ne fait rien qu’elle fait encore beaucoup, parce que priant sans cesse elle laisse agir le Saint-Esprit. Et lorsqu’elle agit, tout ce qu’elle fait est marqué à un cachet particulier. Alors même que ses démarches ont été inutiles aux yeux des hommes, elles ont un prix infini aux yeux de Dieu. Ah, persuadez-vous-le, ma chère Soeur, ce n’est pas de beaucoup faire qu’il s’agit, mais de tout faire selon l’esprit de Dieu, et alors même encore on fait beaucoup, parce que l’esprit de Dieu est un esprit en même temps de douceur et de force: Heureux ceux qui en sont remplis!

Deuxième partie.

Vous allez vous unir, ma chère Soeur, à un institut qui dans les temps modernes a eu un privilège tel que je n’ose l’appeler ni heureux, ni malheureux, celui d’attirer les éloges des incrédules philanthropes. Les impies du siècle dernier voulaient élever une statue à Vincent de Paul entre celles de Voltaire et de Rousseau. Et cette insulte qui lui avait été épargnée pendant longtemps lui a été infligée, il y a deux oui trois ans à peine, dans un monument impie élevé par la main des ennemis du catholicisme. Vous comprenez pourquoi? je ne sais si je dois féliciter les Soeurs de charité d’attirer des éloges qui adressés à leur fondateur se changent en outrage. Il me semble voir dans ces éloges si étonnants de la part des ennemis de la religion, tantôt un aveu de leur impuissance, et de la supériorité de l’Eglise, quand il s’agit de produire le dévouement et l’esprit de sacrifice. Mais aussi je ne serais pas étonné que sous ces éloges empressés le démon ne couvrît un piège pour tenter d’orgueil les filles de cet homme qui médita pendant quarante ans de suite sur l’humilité. Ah, ma Soeur, faites-y attention, et que les occupations du dehors, que les éloges qui parviendront à votre oreille ne produisent pas sur vous ce lamentable effet, mais au contraire que tous vos efforts tendent à vous convaincre que vous n’êtes rien, et si vous le voulez bien, cela ne vous sera pas difficile.

Notes et post-scriptum