Retraite pour les hommes à la rue François Ier, 1873

5 APR 1873 Paris Hommes

Les bonnes oeuvres sont une question de nécessité et de dignité.

Informations générales
  • Retraite pour les hommes à la rue François Ier, 1873
  • Discours du P. d'Alzon sur les bonnes oeuvres(1) - Chapelle des Pères de l'Assomption
  • *Pages d'Archives*, I, pp. 57-64 (Supplément au n° 220 de la "Dispersion", 19 mars 1927)
  • ACR, K 59-60 (Lettres à la Dispersion).
Informations détaillées
  • 1 ACTION DE DIEU
    1 AMOUR DES AISES
    1 APOSTOLAT DE LA CHARITE
    1 APOTRES
    1 AUMONE
    1 BAPTEME
    1 BONNES OEUVRES DES LAICS
    1 CERCLES CATHOLIQUES
    1 CHARITE ENVERS LE PROCHAIN
    1 CHATIMENT
    1 CHATIMENT DU PECHE
    1 CLASSES INFERIEURES
    1 CLASSES SUPERIEURES
    1 DIACONAT
    1 DROITS DE DIEU
    1 EGOISME
    1 ENGAGEMENT APOSTOLIQUE DES LAICS
    1 EVANGELISATION DES PAUVRES
    1 EVANGILE DE JESUS-CHRIST
    1 HAINE
    1 HAINE CONTRE DIEU
    1 INDIFFERENCE
    1 INJUSTICES
    1 LUXURE
    1 MAUX PRESENTS
    1 MORT
    1 OEUVRES OUVRIERES
    1 PEUPLE DE DIEU
    1 PRODIGALITE
    1 PROPRIETES FONCIERES
    1 PROVIDENCE
    1 QUESTION SOCIALE
    1 RECRUTEMENT SACERDOTAL
    1 RESSOURCES MATERIELLES
    1 RESTAURATION DES MOEURS CHRETIENNES
    1 REVOLTE
    1 REVOLUTION ADVERSAIRE
    1 SALUT DES AMES
    1 SCANDALE
    1 SUFFISANCE
    1 TRAVAIL
    1 TRIOMPHE DE L'EGLISE
    2 JEREMIE
    2 JUDAS
    2 LAMENNAIS, FELICITE DE
    2 PIE IX
    2 PIERRE, SAINT
    3 ESPAGNE
    3 JERUSALEM
    3 ROME
  • A des hommes
  • Hommes
  • 5 avril 1873
  • 5 APR 1873
  • Paris
  • Chapelle de la rue François Ier
La lettre

Operamini donec dies est; nox venit quando nemo potest operari. Travaillez tandis qu’il est temps encore; la nuit vient où personne ne peut plus agir. [Ioan, IX, 4.](2)

Telles sont, Messieurs, les paroles que Notre-Seigneur Jésus-Christ adresse à des apôtres, au moment où il allait accomplir le miracle de l’aveugle de naissance, et ce sont les paroles que je viens vous adresser aussi. Travaillez tandis qu’il en est temps encore, parce qu’en effet la nuit vient.

Il y a différentes espèces de nuit. Ces paroles adressées au simple chrétien peuvent signifier sa mort, puisque la vie de l’homme s’en va si vite du côté du tombeau, du côté de la nuit.

Mais, ces paroles peuvent être prises dans un autre sens, si l’on veut. En effet, il y a une nuit aussi pour les nations. Sommes-nous près de cette nuit effroyable où le bien ne pourra plus être opéré? Dieu seul le sait. Il est très vrai que les ténèbres se font parce que les nuages s’accumulent, que les tempêtes se préparent, et que l’on ne peut point découvrir si, à un certain moment, il plaira à la Providence d’éclaircir le ciel. En attendant, nous voyons la foi décliner, la lumière divine disparaître à l’horizon: Nox venit quando nemo potest operari. Travaillez pendant qu’il est temps encore. Oui, Messieurs, il faut travailler. Il y a différentes espèces de travaux, et les travaux qui conviennent plus particulièrement aux chrétiens sont les travaux des bonnes oeuvres.

J’ai été incertain, si je vous parlerais ou des bonnes oeuvres, ou de l’action chrétienne. Je m’arrête à mon premier dessein: les bonnes oeuvres. J’envisagerai donc ce soir seulement ce que l’on est convenu d’appeler les bonnes oeuvres, et je serai court. Je dis qu’aujourd’hui plus que jamais les bonnes oeuvres sont une question de nécessité d’abord, et de dignité ensuite.

Premièrement, Messieurs, les bonnes oeuvres sont une question de nécessité.

Pour un très grand nombre d’hommes, en effet, que sont les bonnes oeuvres? Les bonnes oeuvres sont une réparation; nous avons tous à réparer, et c’est la parole du prophète: Eleemosynis redime multitudinem peccatorum. […] Messieurs, vous faites partie de cette société européenne, je ne veux pas dire française, de cette société européenne d’où Dieu semble banni, où, si l’on ne dit plus: Dieu n’est pas; si l’on ne crie plus, comme il y a cinquante ans: A bas le ciel! vive l’enfer! on ne s’occupe pas de Dieu! Je ne nie pas qu’il y ait encore dans les rangs populaires certains débris des fureurs du siècle dernier contre Dieu et contre son Christ; il est même probable que nous en verrons, un peu plus tôt un peu plus tard, de lamentables et sacrilèges manifestations. Je suis sur ce point de l’avis de ceux qui affirment que, dans certaines classes, Dieu est encore haï, et Notre-Seigneur un objet d’horreur. Mais ce n’est pas là précisément ce qui se manifeste au sommet de la société; si égalitaire qu’on ait voulu la faire, elle a encore ses chefs et ses supériorités. Aujourd’hui les supériorités sociales sont, en général, non pas haineuses, mais dédaigneuses. C’est pire peut-être, c’est pire. M. de Lamennais dans le premier volume de son Traité de l’Indifférence examinait cette question et il trouvait que la haine valait encore mieux que le mépris et le dédain. Cependant en bas, c’est de la fureur; il est dans la nature du peuple d’être ardent, passionné, et, par conséquent, quand il prend les choses en dégoût, il doit être furieux contre ces choses, et quand c’est à Dieu qu’il s’attaque, il semble que Satan sorte avec des légions plus nombreuses du fond des enfers pour raviver d’une manière plus sacrilège cette haine contre celui qui l’a vaincu et l’a précipité dans l’abîme; de sorte que, je le répète, il est probable que nous verrons ici ou là des manifestations haineuses.

Comment conjurer ce malheur? Ah! Messieurs, ce n’est pas comme individus, mais comme membres de la société européenne, que je viens vous dire: « Eleemosynis redime multitudinem peccatorum. Rachetez par vos aumônes la multitude des péchés! » On ne parle pas de vos péchés, on parle de la multitude des péchés! Quand est-ce que les péchés ont été plus abondants que de nos jours? Sans doute, il y a un réveil, dans une certaine société chrétienne, religieuse, catholique, je l’accorde et je le proclame; de toutes parts, nous voyons la Sainte Vierge qui y met la main, et quand la Reine du Ciel descend sur la terre pour y affermir le royaume de son Fils, on peut avoir de grandes espérances, et certainement je les ai; elles sont très grandes à côté de mes terreurs. Mais, Messieurs, il faut l’avouer, les crimes se répandent partout; de toutes parts c’est un redoublement de rage et de fureur. Voyez en Espagne comment les églises se ferment, comment les partages se font, comment la Commune se proclame dans ce pays voisin, et, en général, quand la maison de notre voisin brûle, la nôtre est bien près de brûler. Il y a là des symptômes terribles et j’ai besoin de dire qu’à ce point de vue, c’est une nécessité pour tous de faire de bonnes oeuvres.

Vous me permettez, n’est-ce pas, d’être sincère? J’estime profondément l’auditoire devant lequel j’ai l’honneur de parler. Ce n’est donc pas de vous qu’il s’agit. Je fais des considérations générales, mais je demande la permission de parler en toute liberté. […] S’il est un fait établi, c’est que, dans les bas-fonds de la société, il y a la haine du capital. Cela se dit, cela s’entend, cela se répète, cela se répand. Il y a la haine du capital. Je crois que si l’exemple nous est donné par nos amis les Espagnols, il pourra être suivi; l’exemple pourra être contagieux. Je vois comment les choses vont. Il est évident qu’il y a dans notre pays une classe très considérable d’hommes qui rugissent toutes les fois qu’ils aperçoivent un propriétaire ou un capitaliste. C’est certain. Eh bien! Messieurs, d’où cela vient-il? Il y a à cela beaucoup de causes, mais je veux vous prier d’observer celle-ci: ne serait-ce pas parce que ceux qui possèdent, les propriétaires, les capitalistes, ont un peu oublié la loi du superflu? Quelle est la loi du superflu? La voici: à proprement parler, il n’y a qu’un propriétaire, qui est Dieu; les riches ne sont que les fermiers de Dieu, ils ont le droit de prélever leur entretien sur les biens que Dieu leur confie, et le superflu, le restant, le prix de leur fermage, si j’ose dire, doit être payé à Dieu entre les mains des pauvres. Voilà la doctrine catholique: Domini est terra et plenitudo ejus, orbis terrarum et universi qui habitant in eo. La terre appartient à Dieu. Et s’il en est ainsi, Messieurs, qu’en résulte-t-il? Je crois qu’il est impossible de répondre uniformément à cette question. Le superflu varie: deux hommes auront le même revenu, et ils ne seront pas obligés aux mêmes aumônes; un père de dix enfants et un père d’un seul enfant ne sont pas du tout obligés de la même façon, ayant tous deux, je suppose, la même fortune. C’est incontestable; il y a là des modifications infinies. C’est une question de bonne foi. Mais, malheureusement, les riches ont oublié la loi du superflu. Sous prétexte d’économie, sous prétexte d’accroître leur fortune, sous prétexte des nécessités de leur famille, sous prétexte de toilette pour les uns, sous prétexte de donner à dîner pour les autres… sous prétexte de chevaux, de chiens, de chats, de spectacles, l’Opéra, tout ce que vous voudrez; on n’en a jamais assez pour soi, et alors on n’a rien du tout pour les pauvres. Voilà la vérité. Vous me l’accorderez bien! Il en est résulté que les pauvres n’ont pas eu ce à quoi ils aspiraient et à quoi ils pouvaient prétendre, et ils ont dit: Nous le prendrons. Ils ont tort, oui, ils ont tort. De ce que votre fermier gère mal votre propriété, il ne s’ensuit pas qu’un voisin puisse aller lui dire: Ote-toi de là, que je m’y mette. Non, non, c’est à vous à faire les changements; de même, c’est à Dieu à faire le changement. Eh bien! voilà ce que font les pauvres.

Je ne sais plus où je voyais encore, hier, qu’en général Dieu se sert de tout ce qu’il y a de plus abominable dans l’humanité pour faire le bien et pour faire ses coups. Il s’est servi de Judas pour l’accomplissement du crime le plus épouvantable, le déicide, qui était en même temps le bienfait le plus grand que Dieu pût accorder à l’humanité, la rédemption du genre humain par le sang de Notre-Seigneur; il s’est servi des empereurs romains pour persécuter les martyrs et les couronner de gloire. C’est ainsi qu’à Rome on se sert des galériens pour balayer les rues. Il y a des boues sociales qui ne peuvent être, pour ainsi dire, enlevées que par les brigands, et, si vous me permettez la familiarité du mot, c’est la canaille qui est chargée de cette oeuvre, mais elle en sera chargée. Et pourquoi? parce que ce sont des gens qui ont reçu de mauvaises influences, qui ont subi de mauvais exemples d’en haut, qui n’ont pas reçu l’aumône d’en haut, qui n’ont pas reçu le secours d’en haut, qui n’ont pas reçu la direction chrétienne d’en haut, et quand ces gens-là ne recevaient pas de ceux qui leur étaient supérieurs le secours qu’ils étaient en droit d’attendre; quand ces gens-là ont vu le mal qui s’accomplissait autour d’eux ou dont ils étaient les victimes, et qu’on leur refusait les secours, ils ont dit: Nous les prendrons. C’est là toute la question sociale pour moi. Elle est là, elle est là! Prenez deux hommes qui n’ont pas la foi, l’un qui est riche et l’autre qui est pauvre, quelle est la raison pour laquelle le pauvre ne s’efforcera pas d’étrangler le riche? Dites-moi le motif. Moi, je n’en sais point. Si j’étais pauvre et que je n’eusse pas la foi, je ne verrais pas le motif pour lequel je n’étranglerais pas le riche dont la fortune pourrait me convenir aussi bien qu’elle lui convient à lui. Oh! cherchez, cherchez, vous ne trouverez pas de raison à opposer à cet argument-là. Et comment se fait-il que les classes supérieures, pendant longtemps, aient si mal compris leur devoir? Il y a eu des exceptions aussi nombreuses et aussi honorables que vous voudrez; sous ce rapport, je suis parfaitement disposé à faire toutes les concessions; je vous accorderai l’ingratitude de la part des pauvres tant qu’il vous plaira; cependant il est certain que quand les pauvres sont secourus, que quand les pauvres sont respectés, ils savent bien apprécier leurs bienfaiteurs; et quand ce n’est pas dans la vie, c’est au moins au moment de la mort; j’en ai eu des preuves très nombreuses. Mais quand d’en haut il n’y a eu que l’exemple du scandale, quand d’en haut il n’y a eu que le mépris et le dédain; quand d’en haut, avec la perte de la foi, la domination a été la résurrection de l’esclavage païen, que voulez-vous qu’il en résulte? Messieurs, je ne parle pour personne ici, mais vous savez bien, depuis quarante ans surtout, les efforts qui ont été faits dans ce sens-là, vous les connaissez. C’est terrible, mais c’est ainsi; c’est un fait, et je vous porte le défi (je prends les choses d’ensemble), que vous ne soyez pas forcés de reconnaître que d’en haut il n’est descendu en bas que des exemples épouvantables. S’il en est ainsi, il y aura un moment où le pauvre, destitué de la foi, privé de l’espérance, ayant mis dans son coeur la haine à la place de la charité, se posera toujours cette question: Pourquoi les uns ont-ils tout, et les autres n’ont-ils rien? On répondra: Vous êtes des paresseux, vous êtes des ivrognes! Le Siècle faisait encore, il y a quelque temps, un article magnifique contre l’ivrognerie! Voir le journal des cabarets crier contre l’ivrognerie!… C’est égal, cela se voit! Et puis? Et la fin? La conséquence sera que ces pauvres malheureux iront se précipiter dans l’orgie, parce qu’il y a des orgies de bon ton et de bon genre; mais ce sont toujours des orgies, et il y en a en bas parce qu’il y en a en haut! Vous vouliez aller au spectacle? Je ne m’y oppose pas, mais il faut que chacun soit servi selon son goût, et il faudra des représentations poivrées au peuple, afin qu’il puisse comprendre, et pour qu’il puisse se satisfaire selon sa grossièreté! Eh! quoi? Vous voulez du luxe, et, dans ce luxe, vous voulez l’immoralité; le peuple aussi aura son immoralité; il aura quelque chose de plus, la quintessence; il aura la crapule qui, dans le peuple, correspond à cette immoralité élégante d’en haut. J’en dis peut-être trop, n’est-ce pas? Convenez pourtant que si je parle trop, c’est parce que je suis trop dans le vrai; et alors, nécessité pour les hommes comme vous, Messieurs (car il serait bien inutile que je parle contre les absents, si je n’avais pas à formuler des devoirs à votre égard, des devoirs qui pèsent sur vous), et alors nécessité pour les catholiques de reprendre le monde en sous-oeuvre.

Nous n’avons pas plus à nous désespérer que les apôtres ne se désespérèrent quand ils furent envoyés, dans leur pauvreté et leur rusticité, pour convertir le monde élégant du paganisme. Notre situation est meilleure, elle est mille fois meilleure, Messieurs, mais à une condition, c’est que nous la comprendrons bien et y mettrons la main. Vous n’avez pas à remplir l’apostolat comme les apôtres; mais à côté des apôtres il y avait les diacres, et, quoique les diacres fissent partie de la hiérarchie ecclésiastique, on peut dire que les diacres vous ont donné l’exemple du travail pour les pauvres. Nous n’avons pas le temps de servir les tables: ministrare mensis, dit saint Pierre; ce n’est point la fonction directe du prêtre, et aujourd’hui surtout il y a tant à faire. C’est précisément pourquoi c’est aux laïques à venir en aide au sacerdoce, et peut-être, Messieurs, est-ce là un des moyens puissants d’empêcher cette séparation de l’Eglise, je ne dirai pas et de l’Etat, mais de l’Eglise et de la société, à laquelle tant d’hommes bien intentionnés, mais dans l’erreur, aspirent. Non, il n’est pas bon que les hommes se partagent en deux, qu’on mette le citoyen d’un côté et le chrétien de l’autre, et c’est pourquoi, aujourd’hui plus que jamais, vous avez une mission admirable: la nécessité de refaire la société; la nécessité d’y travailler, en tant que catholiques, parce que ce sont les catholiques seuls, on dira ce que l’on voudra, qui ont la clé complète du problème social.

Voyons, nous sommes dans l’intimité; vous allez me permettre de vous conter une histoire. On m’a assuré qu’un homme, naguère le plus grand personnage de France, donnait à dîner, il y a quelque temps, à des républicains et qu’il leur disait:

– Messieurs, nous sommes petits et nous ne pouvons pas faire grand’chose (c’est en petit comité que je vous dis cela, vous ne le répéterez pas), nous sommes petits et nous ne pouvons pas faire grand’chose; nous ne pouvons surtout rien faire pour le Pape; mais il est probable que dans cinquante ans vous aurez le pouvoir et c’est vous qui rétablirez le Pape.

Ce fut une réclamation universelle de la part des pieux républicains.

– Je vais plus loin, ajouta ce personnage (je vous le donne pour ce que cela vaut), je vais plus loin: dans cinquante ans il n’y aura plus qu’un problème, ce sera le problème social, et ce problème social ne pourra être tranché que par le Pape; et comme la France aura été le peuple le plus dévoué au Pape, la France à cause de cela même marchera à la tête des nations.

Cet homme-là cependant ne va pas souvent à la messe, et quand on lui présente l’eau bénite, il la jette comme un curé à tous les assistants (rires); mais vous ne répéterez pas cela. C’est par des députés que je l’ai su.

Voilà une opinion qui est profondément vraie, selon moi, et cette opinion va à ceci: c’est que les catholiques, en effet, ont la clé du problème social, que c’est à eux à traiter cette grande question. Il y a sans doute différents moyens à leur disposition, parce que les moyens sont multiples comme la puissance de Dieu même, mais un des plus efficaces moyens, ce sont les oeuvres. Voyez donc, à ce point de vue, de quelle importance il est pour nous de nous occuper des oeuvres et surtout des oeuvres populaires. Il faut que nous imitions l’humilité de Jésus-Christ dans l’Incarnation et dans l’Eucharistie; il faut que nous imitions ses abaissements divins dans l’étable de Bethléem; il faut que nous descendions dans les étables, il faut que nous montions dans les greniers, il faut que nous allions partout où nous trouverons un pauvre et que nous prenions ce pauvre, que nous lui donnions le pain du corps, que nous lui donnions en même temps le pain de l’âme. Voilà notre obligation, et quand nous aurons eu l’intelligence du pauvre et de l’indigent: Beatus qui intelligit super egenum et pauperem, nous aurons eu la solution d’une foule de problèmes que toutes les lois politiques ne trancheront pas. C’est notre obligation, Messieurs, de nous souvenir de ce commandement nouveau donné par Notre-Seigneur Jésus-Christ: « Mes petits enfants, je vous laisse un nouveau commandement: Aimez-vous les uns les autres, et de même que je vous ai aimés, aimez-vous aussi les uns les autres. » Voilà la vérité; il faut aller aux pauvres avec un coeur humain.

Qu’y a-t-il aujourd’hui dans les classes inférieures? de la haine, beaucoup de haine qui a été préparée surtout par du mépris et de l’exploitation. En face de cela, qu’ont à faire les catholiques? Ils ont à aimer les pauvres: Evangelizare pauperibus misit me. C’est la parole de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Je n’ai pas été envoyé aux savants, aux puissants, aux philosophes, je n’ai pas été chargé de renouveler l’Académie ni le lycée d’Athènes; de me draper sous le portique de Zénon, de faire de la rhétorique; non, j’ai été chargé d’évangéliser les pauvres; sans littérature: quoniam non cognovi litteraturam, comme disait le Psalmiste; j’ai foulé aux pieds certaines connaissances humaines en tant qu’on aurait pu supposer que je voulais en faire la base de ma prédication; je suis venu vers les pauvres: pauperes evangelizantur. Voilà la grande preuve de ma mission: c’est que je m’intéresse aux pauvres.

En effet, avant Jésus-Christ qui est-ce qui s’était occupé des pauvres? personne. L’antiquité ne connaissait pas l’amour des pauvres. La charité est venue dans le monde par les apôtres et par le christianisme, elle y est arrivée avec la croix. Il est certain, il est manifeste que la charité, alors même qu’on la découvrirait comme quelque apparence, quelque ombre, quelque simulacre dans le paganisme, la véritable charité chrétienne ne se trouve que dans le christianisme, qu’elle a été apportée par Jésus-Christ sur la terre, et qu’avec la lumière de la vérité, ç’a été le plus grand bienfait que l’homme pût recevoir des mains du divin Sauveur; c’était le véritable cadeau du ciel. Il semblait que Jésus-Christ descendît du ciel avec deux flambeaux: dans une main le flambeau de la vérité; dans l’autre, le flambeau de la charité. C’est ainsi qu’il vint vers les pauvres: Evangelizare pauperibus misit me, et c’est là, Messieurs, votre mission. Vous devez aller aux pauvres, parce qu’aujourd’hui [l’espoir de] la paix est dans les pauvres. Que les pauvres soient laissés quelque temps à leurs appétits grossiers, nous verrons le renouvellement de la guerre des esclaves, car les pauvres seront faits esclaves par ceux qui ont de l’or et qui n’ont pas la foi, par ceux qui ont de l’or et qui n’ont pas la vérité, par ceux qui ont des passions, mais qui n’ont pas le véritable amour de l’humanité au fond du coeur. Eh bien! oui, nous aurons le renouvellement de la guerre des esclaves. Cela s’est vu dans le paganisme, c’était logique; mais que cela se voie dans une société jadis chrétienne, en savez-vous les conséquences? C’est qu’un jour, si la guerre éclate, elle sera mille fois plus épouvantable que chez les Romains, et c’est tout naturel. Il y a, Messieurs, chez les nations qui ont conservé la foi, quelque chose qui est tracé sur leur front; ce sont, après tout, des hommes baptisés, voyez-vous! et quand le sacrement du baptême a marqué une tête chrétienne, cette tête porte toujours, même dans sa dégradation, quelque chose de royal, et c’est là cette royauté qu’elle regrette toujours. Si elle n’en a pas une pleine conscience, elle en a l’instinct. Comme Jérémie sur les ruines de Jérusalem, elle s’écrie: « Cecidit corona capitis nostri: Je portais autrefois une couronne, elle est tombée de ma tête. » Seulement, ils ne savent pas ajouter: « Vae nobis quia peccavimus: Malheur à nous parce que nous avons péché! » Mais le sentiment inconscient, mais l’instinct de leur dignité perdue allume encore chez eux une haine plus violente contre un état qui les plonge dans un avilissement d’autant plus honteux qu’ils étaient faits pour être plus grands.

Vous voudrez donc bien réfléchir sur ce fait: ce sont des pauvres, mais ils ont été chrétiens, s’ils ne le sont plus; sur leur âme, le paganisme n’a peut-être passé que comme un éclair… Messieurs, il y est passé autrement, et il leur a imprimé un caractère, s’ils ont été baptisés. On dit que plusieurs ne le sont pas aujourd’hui. C’est possible. Je dirai dans un sens: Tant mieux, parce que ce caractère sublime n’est pas profané et qu’ils n’ont point à en rendre compte. Ils sont les créatures de Dieu, mais ils ne sont pas ses enfants, et, par conséquent, leurs crimes sont moins grands, car, après tout, un assassinat commis par un étranger ne sera jamais assimilé au crime que suppose le parricide. Quoi qu’il en soit, vous qui êtes chrétiens, vous qui êtes baptisés, vous qui êtes les enfants de Dieu, ayez donc la conscience de votre mission, le sentiment de votre devoir, le sentiment de l’obligation dans laquelle vous êtes de vous incliner, en effet, vers tous ces malheureux pour leur faire du bien.

Et comment leur ferez-vous du bien? Je vous demande pardon, je m’aperçois que je me suis trop étendu sur ce sujet et que je ne pourrai guère parler sur la seconde question, car j’ai encore bien des choses à vous dire touchant cette première considération. J’ai à vous dire premièrement que vous avez à donner aux pauvres le pain du corps.

Je prends l’homme tout entier, il est esprit et matière. Notre-Seigneur a bien dit: « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole sortie de la bouche de Dieu. » C’est vrai. Cependant il faut le pain du corps. Quand les membres souffrent, quand les enfants demandent de la nourriture et que la pauvre mère ne peut plus en donner, parce que le père s’est livré à tant de désordres que son salaire est absorbé par la débauche, il y a quelque chose à faire. […] Allez à la femme, allez aux enfants; donnez-leur des secours matériels, et pour cela, sachez vous priver.

Comprenez-vous ce que c’est que le jeûne? Comprenez-vous ce que c’est que l’abstinence? Comprenez-vous ce que c’est que les retranchements, et comprenez-vous les maux que produisent les péchés des sens, quand tant de misères demandent qu’on leur vienne en aide? Comprenez-vous aussi toutes les ressources dont vous disposeriez si vous vouliez procéder par voie d’élimination sur ce que vous vous croyez nécessaire, pour donner le plus possible aux pauvres? […]

Mais à côté de cette aumône matérielle, le point sur lequel je veux insister surtout maintenant, Messieurs, c’est la manière dont vous devez la rendre utile, en la faisant servir à l’aumône spirituelle.

Donner des bons, des bons de pain, des bons de soupe, des vêtements, payer des loyers, payer des nourrices, tout cela est parfait, mais cela ne va qu’au corps, et il faut atteindre l’âme. L’essentiel, je le répète, aujourd’hui plus que jamais, c’est l’aumône spirituelle. Eh bien! Messieurs, cette aumône spirituelle se fait de différentes façons.

Voyez, par exemple, les cercles catholiques; ils datent de peu de temps, et cependant quel bien n’ont-ils pas déjà fait? En feront-ils toujours? C’est une question; de même qu’ils ne sont venus qu’à un certain moment, peut-être leur influence pourra-t-elle disparaître ou, du moins, diminuer. Ce n’est pas ce que je veux considérer pour l’heure présente; ce que je veux considérer en ce moment, Messieurs, c’est le bien qui est fait: ce sont les pâques plus nombreuses que l’on doit à ces cercles. Chaque cercle a son genre, il faut que chaque pays garde sa liberté à cet égard; et par ce côté-là, je ne veux certainement point imposer quoi que ce soit: un pays a son système, un autre pays en a un autre. Nous avons vingt-deux cercles pour quarante mille catholiques. Le plus considérable est de onze cents personnes, il y en a un autre de cinq cents à côté, mais enfin, sur quarante mille catholiques sans compter les femmes et les enfants, nous avons au moins quatre ou cinq mille hommes qui sont enrôlés dans l’oeuvre des cercles. Cela est assez beau. D’autres cercles sont peut-être mieux composés; d’autres cercles sont peut-être plus utiles à cause des populations au milieu desquelles ils se forment, mais enfin c’est excellent: on ranime les âmes, surtout là où on leur donne des conférences, et je sais qu’il y en a plusieurs où ces conférences sont données avec de précieux résultats. Dans ces milieux la voix du laïc a quelquefois plus d’influence que la voix du prêtre, car, après tout, il faut la parole évangélique, et c’est au prêtre à donner cette parole; cependant, de même qu’il y a des catéchistes dans les pays sauvages, de même il peut y avoir des orateurs chrétiens au milieu de la sauvagerie parisienne. Quoi qu’il en soit, voilà une forme que je vous indique.

Je ne parle pas des conférences de Saint-Vincent de Paul, oeuvre admirable qui produit tant de fruits excellents, ni de l’oeuvre des mariages ou de Saint-François Régis. Je ne veux pas en indiquer davantage. J’en ai nommé une ou deux en passant pour mémoire.

Et que d’oeuvres de charité, de propagande! Les oeuvres de conservation de la foi, l’oeuvre de Saint-François de Sales qui conserve la foi dans l’intérieur de la France, tandis que l’oeuvre de la Propagation de la Foi va la porter au dehors. Que d’oeuvres auxquelles il faut participer!

Et c’est une nécessité. D’où vient le mal? Il vient des âmes perdues. Les prêtres sont trop peu nombreux, il en faudrait trois fois plus. Avec le petit nombre que nous sommes, il est incontestable qu’il faut l’appui du laïc, il faut le secours du laïc; nous en avons besoin pourvu que les choses restent dans la hiérarchie.

Messieurs, les laïcs peuvent faire un bien immense, c’est ce bien que je vous conjure de faire. Je vous ai déjà parlé du bien que vous pouvez faire aux âmes, mais vis unita fortior et du moment que vous vous grouperez en oeuvre pour faire ce bien, vous le ferez dix fois, cent fois, mille fois, dix mille fois plus grand, et c’est ce qui importe, entendez-le. Je sais que l’année dernière, de la petite retraite qui fut donnée dans cette chapelle, il est résulté des réunions d’hommes. Ces réunions ont été bonnes: permettez-moi de vous en féliciter et de vous remercier pour la confiance que vous avez bien voulu donner à ceux des nôtres qui s’en sont surtout occupés. Vous avez fait là une oeuvre excellente; il faut qu’elle s’augmente, il faut qu’elle s’accroisse. Voilà ce que je sollicite de votre charité. Là, nous traiterons les questions courantes; les avis seront partagés, mais ce n’est pas un mal. Ne savez-vous pas que jamais saint Ignace ne put décider saint Philippe de Néri à se faire Jésuite? Saint Ignace était un grand saint; saint Philippe de Néri était peut-être un saint aussi grand. Saint Ignace a fait des miracles; saint Philippe de Néri en a fait de très grands et de très originaux; c’était un grand original, c’était le roi des originaux, si je puis dire. L’un a fait de grandes oeuvres avec régularité; l’autre de grandes oeuvres avec originalité. Vous en ferez avec votre genre; et précisément ce qu’il y a de merveilleux dans l’Eglise de Dieu, c’est que Dieu ayant créé les esprits avec des moules différents, ayant pour ainsi dire coulé nos âmes de différentes façons, nous apparaissons avec différentes idées, avec différents types, et c’est avec ces différents types que nous ferons le bien. Mais tous, nous aurons ce but: la guérison des âmes, la guérison du mal social, la résurrection de la société, et lorsque nous aurons cette grande préoccupation, eh bien! croyez-le, tôt ou tard, nous finirons par triompher.

L’Eglise n’a jamais de triomphe définitif ici-bas; il y a des époques où elle semble vaincue et prête à disparaître; son vaisseau semble prêt à sombrer; et puis, à d’autres moments, on sait qu’elle a remporté la victoire: Confidite, ego vici mundum, dit Notre-Seigneur, la veille de sa mort; vingt-quatre heures après il devait être crucifié; cependant, il disait: Confidite, ego vici mundum. Eh bien! je vous dirai la même chose: Ayez confiance, ce monde sera vaincu; ayez confiance, et la révolution sera vaincue; ayez confiance, et l’enfer sera vaincu, et de cette victoire il résultera ceci, c’est que vous aurez sauvé des âmes et vous aurez sauvé la société, et vous aurez été vous-mêmes de véritables enfants de l’Eglise.

Le temps me manque à présent (je crois que j’ai été assez long), le temps me manque pour vous développer la seconde considération: Que les bonnes oeuvres sont pour des chrétiens une question de dignité. Vous me permettrez cependant, en finissant, de vous dire ceci: Toutes les bonnes oeuvres se rattachent à une question sociale. C’est là le caractère du temps présent. Toutes les oeuvres sociales se rattachent à une question religieuse, à une question divine. […] Dans ce grand combat entre Dieu et les hommes (car c’est ici un combat entre Dieu et les hommes), il faut que Dieu apparaisse d’autant plus que l’homme aura voulu davantage le supprimer. Or, Messieurs, n’est-ce pas le cas de dire: « Si Deus pro nobis, quis contra nos? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? » Et saint Paul, en s’adressant aux Corinthiens, leur disait: « Dei enim sumus adjutores, nous sommes les aides de Dieu. » « Vos agricultura dei estis, aedificatio dei estis. Vous êtes le champ et vous êtes l’objet de l’agriculture de Dieu. » Voyez quelle expression! Vous êtes le travail, l’objet du travail d’édification de Dieu: Dei agricultura estis, Dei aedificatio estis! Dieu, c’est un grand laboureur qui s’en va dans le monde, creusant le sillon où il dépose la semence, la semence de sa vérité et de son amour. Dieu est un architecte qui bâtit un temple, et ce temple ce sont les chrétiens, c’est l’Eglise qui grandit. Eh bien! Messieurs, le champ a été dévasté: Singularis ferus depastus est eam, comme disait le prophète; une bête affreuse a ravagé ce champ; je ne sais quel sanglier s’est précipité sur le champ du père de famille. Le temple a été ébranlé dans ses fondements par quelque éruption du volcan infernal… Le champ reprendra sa beauté, la maison, l’édifice, le temple reprendra sa solidité, parce que c’est le champ de Dieu, parce que c’est le temple de Dieu: Dei agricultura estis, Dei aedificatio estis, et que nous pouvons tous dire: « Dei enim sumus adjutores, nous sommes les aides de Dieu. »

Soyez, Messieurs, les aides de Dieu, soyez les auxiliaires de Dieu, dans la guérison de la société; soyez les aides de Dieu dans la préparation du futur triomphe de l’Eglise, et alors, soyez-en convaincus, oui, la nuit pourra venir où personne ne pourra plus travailler, mais vous vous enfoncerez dans cette nuit avec calme et espérance, parce que, au moins, vous, vous aurez beaucoup travaillé et que vous attendrez en paix votre récompense qui ne manquera pas. Ainsi soit-il!(3)

(Les nécessités de la mise en page ont obligé de supprimer dans ce discours, la valeur d’une quinzaine de lignes, sans importance d’ailleurs. Les suppressions sont indiquées, ici ou là, par des points entre crochets: […])

Notes et post-scriptum
3. Notes du P. d'Alzon: D01939. Le résumé de ce discours se trouve également en DA 6, pp. 38-43 (ms d'inconnu). - L'éditeur du discours (voir n.1, qui, soulignons-le, est ainsi que la n.2, une note de l'éditeur) se trompe sur les dates de la retraite: cette dernière a commencé le lundi 31 mars et s'est clôturée le samedi 5 avril. Notons aussi que les dates données par le P. Bailly pour certains des sermons soulèvent des problèmes. Autre erreur de l'éditeur: en dehors du discours qu'il publie, il nous reste aussi de cette retraite, le discours sur la famille (E00016) et le résumé par un inconnu (DA 6) de six autres discours (E00010 à E00015).1. Ce discours a été trouvé dans le recueil: *Les Orateurs sténographiés* des Frères DUPLOYE, t. 1, n° 82-83, p. 975-985, et copié à la Bibliothèque Nationale par le P. Marie-Antoine. Il n'est pas daté, mais, d'après des notes du P. Bailly, qui entendit ce discours, nous savons qu'il fut prononcé dans la chapelle de la rue François Ier, lors d'une retraite aux hommes prêchée par le P. d'Alzon du mercredi 2 au dimanche 7 avril 1873. Le présent sermon fut donné le samedi soir 5 avril. Le P. Vincent de Paul a noté également le sujet des autres instructions: mercredi matin: *Abus des grâces*; - jeudi matin: *Bon exemple*; - vendredi matin: *Compassion de la Sainte Vierge*; - samedi matin: *la Communion*; samedi soir (clôture): *les Oeuvres*. Il y eut encore, le dimanche 6 avril, un dernier discours sur *la Trahison*. Il ne nous reste de cette retraite que le discours sur les Oeuvres, reproduit par le sténographe DUPLOYE.
2. Le texte exact est celui-ci: *Me oportet operari opera ejus qui misit me donec dies est,* etc. La formule: *Operamini donec dies est*, que le P. d'Alzon emploie ordinairement, ici comme ailleurs, quand il cite ce passage, ne se trouve pas dans la Bible. Confondait-il ce texte avec cet autre de saint Luc, XIX, 13: *Negotiamini donec venio*, qui a de l'analogie avec la pensée développée ici? Il est possible encore que des termes familiers, empruntés à d'autres passages de l'Evangile, aient entraîné le Père, à son insu, à arranger le texte actuel, par exemple le verset 27 du chapitre VI de saint Jean, où il est dit: *Operamini non cibum qui perit, sed qui permanet in vitam aeternam*.