Aux Religieuses de l’Assomption

21 AUG 1860 Auteuil RA
Informations générales
  • Aux Religieuses de l'Assomption
  • Retraite prêchée par le P. d'Alzon aux Religieuses de l'Assomption d'Auteuil du 17 au 23 août 1860
    Cinquième jour - Première instruction - De l'usage et de la jouissance
  • Ecrits Spirituels, pp. 1147-1155.
  • DA 10 (notes de Sr M.-Antoinette d'Altenheim), pp. 103-118.
Informations détaillées
  • 1 ABUS DES GRACES
    1 AMOUR DIVIN
    1 ANGES
    1 ANIMAUX
    1 AUGUSTIN
    1 CHARITE ENVERS DIEU
    1 CHARITE ENVERS LE PROCHAIN
    1 CONCUPISCENCE DE LA CHAIR
    1 CONNAISSANCE DE DIEU
    1 CREATURES
    1 DESIR DE LA PERFECTION
    1 EGOISME
    1 ETUDE DES PERFECTIONS DE JESUS-CHRIST
    1 FIDELITE A LA GRACE
    1 FOI
    1 GOURMANDISE
    1 GRACES
    1 HOMMES
    1 HUMANITE DE JESUS-CHRIST
    1 IMITATION DE JESUS CHRIST
    1 JESUS-CHRIST MEDIATEUR
    1 JOUISSANCE DE DIEU
    1 LUTTE CONTRE LE MONDE
    1 NATURE
    1 ORDRE SURNATUREL
    1 ORGUEIL
    1 REFORME DE L'INTELLIGENCE
    1 REFORME DE LA VOLONTE
    1 REFORME DU COEUR
    1 REGLE DE SAINT-AUGUSTIN
    1 SACREMENTS
    1 SOUFFRANCE ACCEPTEE
    1 SOUFFRANCES DE JESUS-CHRIST
    1 VERTU DE PENITENCE
    1 VIE SPIRITUELLE
    2 DIOSCORE
    2 PAUL, SAINT
    2 ROBERT BELLARMIN, SAINT
  • Religieuses de l'Assomption
  • RA
  • 21 août 1860
  • 21 AUG 1860
  • Auteuil
La lettre

Mes chères filles,

Je ne puis vous définir ce que je vais vous dire ce matin. Nous l’appellerons, si vous voulez: de l’usage et de la jouissance, et ce serait encore des termes vagues, si je ne m’expliquais sur une doctrine qui m’est pourtant très claire. Je vais vous développer quelques points de la doctrine de saint Augustin, dans son 1er livre du traité De la doctrine chrétienne. Celles d’entre vous qui savent le latin peuvent le lire, surtout les passages d’où je vais tirer ce qui suit.

Les Principes. Il établit que les êtres se partagent en trois catégories: ceux dont on jouit, ceux dont on use, et enfin ceux qui usent ou qui jouissent, et il tâche de définir ce que c’est que jouir et user. Jouir, c’est par amour s’attacher à un objet pour lui-même. User, c’est se servir d’une chose dans le but d’atteindre un objet que l’on aime. Il n’y a qu’une seule chose dont il soit permis de jouir: c’est le Père, le Fils et le Saint-Esprit. En dehors de l’adorable Trinité qui est cette seule chose, le principe et la cause de toutes choses, il ne faut jouir de rien. Tout doit être rapporté à Dieu.

Le monde se partage en deux: Dieu dont il faut jouir pour lui-même, et les créatures, dont il faut se servir pour Dieu. Je ne dois donc mettre mon bonheur, mon repos qu’en Dieu. D’où saint Augustin dit: « Vous nous avez créés pour vous, ô mon Dieu, et notre coeur est inquiet jusqu’à ce qu’il se repose en vous ». Parce que notre coeur ne doit jouir que de Dieu et en Dieu, Dieu est le seul être que l’on puisse aimer pour lui seul.

Saint Augustin dit qu’il y a quatre espèces d’êtres: ceux qui sont au-dessus de nous, ceux qui sont au-dessous, ceux qui sont autour de nous ou avec nous, et enfin nous-mêmes. Dieu ne nous a pas ordonné d’aimer les êtres qui sont nous, c’est-à-dire caro et sanguis. C’est naturel: personne n’a besoin d’un commandement pour cela. Il nous a ordonné d’aimer ceux qui sont avec nous, c’est-à-dire nos semblables. L’être qui est au-dessus de nous, c’est Dieu; nous devons l’aimer et l’adorer. Les êtres qui sont au-dessous de nous, nous devons nous en servir sans les aimer.

Conséquences pratiques: a) dans l’ordre naturel. Venons aux conséquences pratiques. Lorsque j’aime un objet pour le manger et que j’en jouis, je fais un péché de gourmandise si je me délecte dans la jouissance des sens. Voilà la sensualité. Si je jouis de mes avantages personnels, je me repose sur une créature, car je suis homme et Dieu a dit: Malheur à celui qui se confie en l’homme! (Jér., XVII, 5). Si je jouis de mes succès, de mon influence, il en est de même. De quelle façon avez-vous joui de toutes ces choses qui ne sont pas mauvaises en elles-mêmes, qui peuvent être excellentes? En jouissez-vous ou vous en servez-vous? Divitiae si affluant, nolite cor apponere (Ps. LXI, 11). Et ces paroles s’entendent de n’importe quel ordre, spirituel ou matériel. Servez-vous-en, mais ne vous y attachez pas.

Si nous descendons au fond de nous-mêmes, nous trouvons nos facultés dont nous devons user et non pas jouir: l’intelligence, la volonté, le coeur. Mon coeur ne m’appartient pas. Il n’est pas le terme de la création. Je ne dois pas jouir avec mon coeur en m’attachant à la créature, ni de mon coeur par égoïsme. Ceci est maudit de Dieu. L’amitié est une vertu; c’est la charité ou l’acte par lequel j’aime pour Dieu. Le terme est toujours là: Dieu, la suprême et dernière jouissance.

Faisons une étude particulière de la manière dont j’ai joui des créatures ou dont je m’en suis servi. Ut in omnibus quibus utitur necessitas, superemineat caritas. Voilà la règle et votre règle, car c’est une partie essentielle de la règle de saint Augustin. Vous en trouverez le commentaire dans saint Augustin. Dieu étant le centre de tout, tout doit se rapporter à Dieu. Je suis un rayon de cette immense sphère. Si je rencontre un objet, je m’en sers pour remonter de la circonférence au centre, je me sers de la créature pour aller à Dieu. Le cardinal Bellarmin développe ceci dans son traité De ascensu per creaturam ad Deum. Je pourrais ici pulvériser nos coeurs et voir quels sont nos sentiments et quels sont ceux qui ne remontent pas à Dieu.

b) dans l’ordre surnaturel. Quittons l’ordre naturel. Pour monter à Dieu, de nous-mêmes nous en sommes incapables. Deum nemo vidit unquam; unigenitus Filius, qui est in sinu Patris, ipse enarravit (Joan., I, 18). Comment nous a-t-il raconté les choses de Dieu? En se faisant homme. Saint Augustin dit dans sa lettre à Dioscore: « L’homme a été saisi par la divinité, il est devenu médiateur ». Et saint Paul dit: Unus enim Deus, unus et mediator Dei et hominum homo Christus Jesus (I Tim., II, 5). Saint Paul ne dit pas: Jésus-Christ Dieu est devenu médiateur; ce serait inexact, parce que Dieu ne saurait être que terme; mais il dit: Mediator homo Jesus Christus. C’est la nature humaine qui est médiateur. Donc la sainte humanité seule n’est qu’un moyen.

Vous me direz que je vais tomber dans l’erreur des mystiques qui disent qu’il y a un moment où la sainte humanité ne servirait plus de rien. Ce n’est pas là ce que je dis. Je dis que si nous considérons la nature divine, elle est terme, car elle est Dieu. Si nous prenons la nature humaine, elle est éternellement unie à la divinité, et nous devons l’aimer à cause de cette union. Il n’est rien de plus excellent au monde que la nature humaine du Christ, après Dieu. Il est primogenitus omnis creaturae (Colos., I, 15), le premier-né de toute créature. Et cette parole, nous devons l’entendre dans le sens rigoureux, pas seulement dans le sens mystique. Car enfin en Jésus-Christ il y a non une créature, mais quelque chose de créé. Il y a un moment où cette portion de la nature n’existait pas. Aussi comment l’Esprit Saint appelle-t-il le Christ? Mediator Dei et hominum. C’est un médiateur, un moyen: moyen actif, il est vrai, mais toujours médiateur. De là il suit que la sainte humanité ne doit pas être le terme de notre repos.

Mais à quoi bon toute cette théologie? Voici le côté pratique. S’il ne m’est pas permis de jouir de cette sainte humanité de façon que je m’y repose, il ne m’est donc pas permis de jouir de toutes les grâces qui en découlent et qui sont moins que la sainte humanité. Je dois y attacher un grand prix, parce que ce sont des moyens, mais pas le prix absolu, entêté, qu’y attachent certaines personnes. Dieu est puissant, il peut employer tel ou tel moyen pour nous sanctifier. De même que je ne dois pas m’attacher à la sainte humanité pour elle-même, je ne dois pas m’attacher aux moyens qui sont moindres.

c) dans notre vie intime. Ceci posé, je prends notre vie intime, surnaturelle. A quoi vous attachez-vous? Sentez-vous ce dépouillement qu’il faut opérer pour ne vous attacher qu’à Dieu, et la liberté dans laquelle vous devez vous tenir pour vous servir, sans vous y attacher, des moyens que la sainte humanité vous fournira, vous en rapportant à l’amour de Jésus-Christ pour les moyens qu’il lui plaira de vous donner? Si Dieu a tant aimé le monde qu’il lui a donné son Fils unique (Joan. III, 16), rapportez-vous à l’amour du Fils pour les moyens.

Ces moyens sont connus; ce sont les sacrements de la sainte Eglise. Mais les grâces particulières, personne ne peut dire ce qu’elles seront. Spiritus ubi vult spirat, et nemo scit unde veniat aut quo vadat (Joan., III, 8). Et encore: Non datus est ad mensuram (Joan., III, 34). Quand vous dites: « Je voudrais avancer dans la perfection par tel ou tel moyen », vous dites ou une absurdité ou une impertinence. Une absurdité en face de la sagesse divine, ou une impertinence, parce que Dieu est bien le maître de savoir par quels moyens il veut vous attirer à lui et se faire connaître à vous. Faites l’examen de vos relations intimes avec Jésus-Christ. Vous y trouverez une portion de volonté humaine, capricieuse, déraisonnable – c’est le mot – que nous mettons dans nos rapports avec Dieu. Vous voulez faire oraison, vous mortifier, etc. Oui, mais à condition que vous ne vous y attacherez pas, que ce seront de purs moyens. Alors tout vous sera bon ou mauvais selon qu’il plaira à Dieu. Vous aurez de la joie ou de la tristesse, vous ferez oraison, vous aurez telle ou telle passion en tant que vous n’êtes pas maîtresse de l’avoir ou de ne l’avoir pas. Mais cela tourne à votre plus grand bien, cela s’épure, cela devient un moyen pour aller à Dieu.

3° Connaissance de Dieu. Après les examens que nous avons faits, je suis forcé de reconnaître qu’il y a un point important en retraite, chercher à connaître Dieu et Jésus-Christ, car on ne peut pas désirer ce que l’on n’aime pas. Nous ne devons pas chercher à connaître la gloire de Dieu qui nous écraserait, mais à mesure qu’avec un sentiment d’amour je cherche à scruter Dieu, j’adhère à Dieu, je ne fais qu’un avec Dieu. Connaître Dieu tous les jours de plus en plus, pénétrer avec foi la nature divine ou y arriver par Jésus-Christ, par qui seul nous pouvons connaître Dieu. Jésus-Christ ne fait qu’une description de Dieu. C’est dans l’ordre de la foi qu’il faut s’appliquer à connaître Dieu, et cet ordre a quelque chose de très obscur. Ne soyez pas étonnées si vous trouvez des fatigues, des peines, des angoisses, des incertitudes dans la foi. Vous ne voyez pas. Deum nemo vidit unquam (Joan., I, 18). Il faut vous en rapporter à Jésus-Christ, par qui Dieu nous a parlé. Locutus est nobis in Filio (Hebr., I, 2). Et c’est là que se sent l’impuissance où est l’homme de parler de Dieu. Saint Augustin dit: « Si Dieu est ineffable, du moment que j’en dis quelque chose, je dis ce qu’il ne faut pas en dire. » Le triomphe de la Sagesse a été de nous faire connaître quelque chose de Dieu; on le peut en se réglant d’après les lumières de la foi. Haec est enim vita aeterna: ut cognoscant te, solum Deum verum, et quem misisti Jesum Christum (Joan., XVII, 3). La connaissance de Dieu par Jésus-Christ médiateur, voilà mon but, afin que le connaissant je puisse jouir de lui.

Jouissance en Dieu seul. Peu importe que je sois sèche, aride, que je n’aie pas de consolation, ma vie doit se passer dans une aspiration continuelle vers Dieu. Si Dieu nous donne des consolations, c’est par surérogation, par surabondance; vous ne devez pas en avoir besoin. En quoi consiste l’amour? A nous attacher à Dieu sans consolation. La terre n’est qu’un exil. Logiquement, quelque avancée que vous soyez dans l’oraison, vous ne devez pas jouir ici-bas; c’est pour le ciel.

Qu’est-ce que Dieu? Tout ce qu’il y a de plus parfait. Qu’est-ce que votre âme? Elle est pleine de misères et d’imperfections. A ne considérer seulement que l’abus des grâces, tout cela ne mérite-t-il pas l’épreuve, la purification? Jésus-Christ a voulu être appelé l’homme de douleurs, il s’est fait victime pour nos péchés. Ici-bas vous n’avez droit qu’à cette souffrance de l’amour, à l’amour éprouvé. En principe Dieu peut vous donner des consolations, mais vous n’avez droit qu’aux grâces qui purifient. Il est entré dans le plan divin de sauver le monde par la souffrance. C’est pourquoi nous devons nous pénétrer des exemples de l’Homme-Dieu et lui montrer notre amour pour Dieu, comme lui nous a montré le sien pour nous. Il a répandu son sang pour nous. Vous, vous n’êtes pas appelées à répandre le sang du corps, mais à répandre le sang de votre âme, vos larmes: non pas les larmes des yeux, mais les larmes du coeur par vos aspirations, vos regrets, votre détestation du péché. Si nous avions cette raison surnaturelle pour juger des choses, nous comprendrions que nous n’avons droit à rien et que Dieu, nous ayant introduits dans l’ordre surnaturel, nous n’y avons droit qu’à la purification.

Conclusion. Donc le monde étant partagé en ces deux catégories, Dieu et les créatures, étant posé que je dois ne jouir que de Dieu et me servir des créatures, examinons comment notre conduite a été conforme à ces principes. Dans l’ordre naturel n’ai-je pas profané les créatures? Dans l’ordre moral, quel usage ai-je fait des facultés dont Dieu m’a douée? Dans l’ordre physique, comment ai-je usé de mes sens; dans l’ordre du coeur, de mes affections? Dans l’ordre surnaturel, quel usage ai-je fait des grâces de Dieu? M’y suis-je attachée d’une manière déraisonnable? Cette attache n’a-t-elle pas été pour moi une cause de chutes, de découragement, d’angoisses?

Nécessité de la pénitence. – Nécessité pour moi que j’entre dans cette liberté qui rompra mes liens, me fera ne m’attacher qu’à Dieu, et ne vouloir pour me sanctifier, que les moyens qu’il voudra. Comment veux-je entrer dans les lumières que Jésus-Christ m’accorde ici-bas pour le chercher dans la purification, afin d’entrer dans la jouissance au ciel? C’est là la vraie doctrine, la doctrine catholique.

Voici les conséquences pratiques. En quoi avez-vous mis votre repos? Comment avez-vous mérité que Dieu se soit retiré de vous? En jouissant de ce dont vous ne deviez que vous servir. Il n’est pas ici question de péché, mais seulement de l’abstention des fibres du coeur qui ne sont peut-être pas tournées vers Dieu. Que ces considérations vous fassent rentrer dans la sainte charité! Que pour Dieu vous aimiez ce que vous devez aimer, vous ne jouissiez pas des créatures, vous repoussiez ce qui est un abus! Vous trouverez ainsi la facilité de vous élancer dans Jésus-Christ d’abord et de parvenir dans le sein de votre Père. Ainsi soit-il!

Notes et post-scriptum