Itinéraires augustiniens n°40 : Lire avec les yeux du cœur

Découverte tardivement, l’Ecriture, qui ne lui inspira autrefois que dédain, ne l’a plus jamais quitté. Ce qu’il y lisait n’était pas une parole quelconque. C’était Parole de Dieu, enveloppée dans l’humble parole humaine. Pourtant, c’est bien Dieu lui-même qui s’y exprime. Augustin lui prête cette exclamation : « O homme, il est clair que ce que dit mon Ecriture, c’est moi qui le dis » (Confessions XIII, 29, 44). Mais comment discerner dans l’obscurité de la parole humaine la Parole de Dieu ?

Editorial
Lire avec les yeux du cœur, par Marcel NEUSCH – La nuit des hommes n’est pas privée d’étoiles, « Le firmament de l’Ecriture », d’Isabelle Bochet

Lire avec les yeux du cœur, par Marcel NEUSCH

« Or, l’homme parle avec d’autant plus ou d’autant moins de sagesse qu’il fait plus ou moins de progrès dans les saintes Ecritures …

Découverte tardivement, l’Ecriture, qui ne lui inspira autrefois que dédain, ne l’a plus jamais quitté. Ce qu’il y lisait n’était pas une parole quelconque. C’était Parole de Dieu, enveloppée dans l’humble parole humaine. Pourtant, c’est bien Dieu lui-même qui s’y exprime. Augustin lui prête cette exclamation : « O homme, il est clair que ce que dit mon Ecriture, c’est moi qui le dis » (Confessions XIII, 29, 44). Mais comment discerner dans l’obscurité de la parole humaine la Parole de Dieu ?

En raison de son opacité humaine, l’Ecriture ne livre son sens à un regard superficiel. Comme tout langage humain, la Parole de Dieu s’offre d’abord à l’écoute. Elle ne livre son sens qu’à celui qui se convertit à elle. « Comprendre, c’est interpréter ». Augustin ne croit pas qu’il suffit de lire pour comprendre, ni même de s’en tenir à une exégèse littérale. Il ne suffit pas même d’interpréter correctement. L’Ecriture se donne comme un livre de vie. La comprennent ceux qui consentent à en vivre. Voici comment Augustin s’exprime (De doctrina christiana IV, V, 7) :

« Or, l’homme parle avec d’autant plus ou d’autant moins de sagesse qu’il fait plus ou moins de progrès dans les saintes Ecritures ; je ne dis pas en les lisant beaucoup et en les confiant à sa mémoire, mais en les lisant bien et en cherchant le sens avec un grand soin. Il en est, en effet, qui les lisent et les négligent ; ils les lisent pour les retenir ; ils les négligent pour ne pas les comprendre. A ces gens-là il faut sans aucun doute préférer ceux qui en retiennent moins fidèlement les paroles, mais qui en voient le cœur avec les yeux de leur cœur. Mais l’emporte sur les uns et les autres celui qui les cite quand il veut et qui les comprend comme il faut. »

Voir le cœur de l’Ecriture avec les yeux du cœur, c’est y voir le Christ. Dans la forêt de l’Ecriture, on peut déceler des sens multiples. Mais si plusieurs sens sont légitimes, le Christ en est le critère ultime pour évaluer la diversité des interprétations. « Quand le Christ lui aura été révélé dans les paroles de l’Ecriture, qu’il (le lecteur) sache qu’il en a l’intelligence, mais tant qu’il n’aura pas compris le Christ dans ces mêmes paroles, qu’il n’ait pas la présomption de croire qu’il les a comprises » (in Ps 96, 2).

L’exégèse d’Augustin est de part en part christologique, ouvrant la voie à ce que dira le concile de Vatican II. Pour le concile, comme pour Augustin, le Christ est la seule clé qui permet de saisir « le contenu et l’unité de toute l’Ecriture » (DV n° 13). Si d’autres lectures sont possibles, seule l’interprétation christologique en révèle le sens plénier. Cela suppose de lire avec les yeux du cœur. , deux titres qu’il applique aussi à l’Église. Marie par sa foi est une préfiguration de l’Église. C’est par son total consentement à la grâce qu’elle est la toute sainte.

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

La nuit des hommes n’est pas privée d’étoiles, « Le firmament de l’Ecriture », d’Isabelle Bochet

Le titre donné à cette présentation du livre d’Isabelle Bochet est évidemment un clin d’œil à un ouvrage célèbre de Thomas Merton. Dans le ciel d’Augustin brille l’étoile de l’Ecriture. A plusieurs reprises, il interprète le firmament comme une figure de l’Ecriture C’est dans l’Ecriture, « le livre de Dieu », qu’il puise la lumière pour comprendre sa propre vie tout comme l’histoire humaine. L’usage qu’il fait de l’Ecriture offre donc une voie royale pour relire son œuvre, en particulier ces deux œuvres maîtresses que sont les Confessions, qui relatent l’expérience de sa conversion, et La Cité de Dieu, où il déchiffre le sens de l’Histoire.

L’Ecriture est la « matrice de son œuvre », écrit Isabelle Bochet, et c’est ce qu’elle démontre dans un ouvrage magistral. Un ouvrage d’érudition, cependant d’une belle clarté, qui renouvelle en profondeur l’interprétation d’Augustin. Elle ruine une fois pour toute l’idée d’un intellectuel d’abord gagné à la philosophie, puis rallié tardivement à l’Ecriture. C’est dès sa conversion qu’Augustin s’est placé sous l’autorité de l’Ecriture, et c’est sous cette autorité qu’il s’efforce de ramener les philosophes, de quelque bord qu’ils soient.

Isabelle Bochet s’interroge donc d’abord sur le statut de l’Ecriture dans la pensée d’Augustin. Dans la condition de l’humanité, obscurcie par le péché, l’Ecriture est une médiation nécessaire, mais provisoire, pour la rétablir dans une relation vraie à Dieu. La raison d’être de l’Ecriture est de reconduire à l’écoute du Maître intérieur, dont l’homme s’est détourné pour n’écouter que lui-même. L’Ecriture est l’expression de la condescendance de Dieu. « La sagesse de Dieu, écrit Augustin, devant s’abaisser jusqu’au corps humain, s’est abaissée d’abord jusqu’au langage humain. »

Augustin ne s’est pas limité à interpréter l’Ecriture : il s’est lui-même laissé interpréter, et donc transformer par elle. Grâce à l’Ecriture, l’homme reçoit à nouveau la capacité de se comprendre. Selon les Confessions, la conversion d’Augustin s’est opérée par la médiation du texte biblique : « Prends et lis ! ». La Cité de Dieu élargit le regard, de l’itinéraire personnel d’Augustin à l’itinéraire collectif des hommes. Ce qu’Augustin essaie de faire comprendre aux païens, c’est que l’Ecriture « surpasse par son autorité divine toutes les littératures de toutes les nations ».

Vie personnelle et destin historique sont ainsi jaugés à l’aune de l’Ecriture. Parler de « firmament de l’Ecriture », c’est suggérer que la vie humaine est placée tout entière sous la grâce de Dieu. Fort de cette conviction, l’évêque d’Hippone pourra conclure, au sujet de l’Ecriture : « Tout ce qu’un homme a appris ailleurs, si c’est nuisible, y est condamné, et si c’est utile, s’y trouve. »

M.N.

Augustin en son temps

La découverte des Ecritures par Augustin d’après les Confessions, par Filippo BELLI

Dans les termes les plus simples, dans le style le plus humble,
l’Ecriture s’offrait à tous, et elle exerçait aussi l’attention
de ceux qui ne sont pas légers de coeur » (VI,5,8)

Nous connaissons d’Augustin un nombre important d’oeuvres exégétiques, fruit d’une étude de longue haleine et de sa prédication assidue[1]. Néanmoins, ce goût à la lecture et à l’interprétation des Saintes Ecritures n’est pas né sans peine. Au contraire, l’initiation d’Augustin à la lecture biblique a été tourmentée et lente. On peut même dire que son approche des pages bibliques est comme le miroir de son sinueux cheminement, car les Ecritures accompagnent en effet et d’une certaine façon décident de sa conversion. En parcourant les étapes de cette initiation à la lecture de Saints Livres, telle qu’elle nous est relatée dans les Confessions, nous sommes à même de mesurer l’importance que cette découverte a eu dans le parcours intellectuel et spirituel d’Augustin[2].

« J’ignorais encore ces paroles de l’Apôtre »

Augustin est né dans un milieu familial chrétien, bien que son père fut encore païen (Confessions I,11,17)[3]. Comme il l’affirme lui-même : « Ce nom de mon Sauveur, ton Fils, déjà dans le lait même d’une mère, mon coeur d’enfant l’avait pieusement bu » (III,4,8). On peut donc imaginer qu’en recevant les rudiments de la foi catholique et l’initiation à la prière dans ce milieu familial, il a pu connaître au moins certains récits bibliques, surtout de la vie de Jésus. Nous savons aussi qu’il avait connu des hommes pieux, qui l’avaient instruit sur la bonté et puissance de Dieu (I,9,14). Il avait aussi demandé de recevoir le baptême lors d’une grave maladie, ce qui fut différé par la prompte guérison (I,11,17). Mais il nous est rien dit sur un quelconque apprentissage biblique.

À l’école, par contre, il n’a reçu apparemment aucune instruction chrétienne, ce qu’il regrettera en soulignant l’absence dans sa formation d’une référence aux Écritures: « N’y avait-il donc pas d’autres thèmes pour exercer mon talent et ma langue? Tes louanges, Seigneur, te louanges à travers tes Écritures auraient servi d’échalas au sarment de mon coeur, et il n’eût pas été ballotté à travers les vanités des bagatelle » (I,17,27). Finalement, pour ce qui est de ses premières années de vie, Augustin peut affirmer une presque totale ignorance des Écritures : « Et moi, à cette époque, tu le sais, lumière de mon coeur, j’ignorais encore ces paroles de l’Apôtre » (III,4,8).

« Et moi, je n’étais pas en état de pénétrer en elle »

« À les entendre, les écrits du Nouveau Testament auraient été falsifiés par je ne sais qui, dans le dessein d’introduire la loi judaïque dans la foi chrétienne, alors qu’eux-mêmes ne pouvaient produire aucun exemplaire inaltéré » (V,11,21)

C’est à dix-neuf ans, en pleine adolescence, qu’Augustin fait la lecture de l’Hortensius de Cicéron qui l’enflamme d’amour pour la sagesse (III,4,7-8). Nous apprenons non sans surprise, que c’est à partir de ce texte païen qu’Augustin a commencé à s’approcher des Écritures. En fait l’Hortensius, tout en éveillant en lui un grand désir, n’arrivait pas à le satisfaire, car « le nom du Christ n’était pas là » (III,4,8). Voici alors sa décision : « Cela me fit décider d’appliquer mon esprit aux saintes Écritures, et de voir ce qu’elles étaient » (III,5,9). C’est le signe que son éducation chrétienne le portait tout naturellement à voir dans cette tradition sa référence première. Enfin, Augustin ouvre la Bible, mais cette approche toute personnelle fut désastreuse, comme il l’avoue :

« Et voici ce que je vois : une réalité qui ne se révèle pas aux superbes et ne se dévoile pas aux enfants, mais qui, humble à l’entrée, paraît, après l’entrée, sublime et enveloppée de mystères. Et moi je n’étais pas en état de pénétrer en elle, ou d’incliner la nuque pour progresser avec elle. Car ce que j’en dis maintenant, je ne l’ai pas senti alors, quand je me suis appliqué à ces Écritures, mais elles m’ont paru indignes d’entrer en comparaison avec la dignité cicéronienne. C’est que mon enflure refusait leur modestie, et la pointe de mon esprit n’en pénétrait pas l’intérieur » (III,5,9).

Ce manque d’humilité, qui le rend incapable de pénétrer les écrits bibliques, est d’ailleurs la raison qu’il donne pour avoir été séduit par les manichéens : « C’est pourquoi je suis tombé parmi des hommes délirants de superbe, charnels et bavards à l’excès » (III,6,10). Chez eux il trouvera une approche trompeuse des Écritures qui transparaît à travers certaines de leurs idées : « J’étais poussé à soutenir les idées de mes stupides dupeurs, quand ils me demandaient d’où venait le mal, si Dieu était limité par une forme corporelle et portait cheveux et ongles, s’il fallait compter parmi les justes ceux qui avaient plusieurs femmes en même temps, et pratiquaient l’homicide et le sacrifice des animaux. Ces questions me troublaient dans mon ignorance…» (III,7,12). Tels étaient les arguments d’une part pour contester la valeur de l’Ancien Testament et en général d’une révélation par celui-ci, et d’autre part pour établir une doctrine qui leur est propre en vue de surmonter les difficultés d’interprétation biblique.

Augustin ne trouve donc aucune possibilité, chez les manichéens d’être initié à une lecture et à interprétation correcte des Écritures. Loin de là, elles sont pour lui encore plus incompréhensibles et donc inaccessibles. Ainsi peut-il écrire : « Qu’y avait-il en nous, d’après quoi nous étions, et nous étions dans l’Écriture justement appelés des êtres à l’image de Dieu ? Je l’ignorais absolument » (III,7,12). Cela durera tout le temps de sa fréquentation de la secte, donc neuf ans (III,11,20). Mais il faut dire que cette adhésion à la secte de Mani laissait Augustin plein de perplexités et de doutes. De fait, il était un auditeur peu convaincu de ce qu’il entendait :

« Ce que les manichéens critiquaient dans tes Écritures, je ne croyais pas qu’il fût possible de le défendre » (V,11,21)

« À les entendre, les écrits du Nouveau Testament auraient été falsifiés par je ne sais qui, dans le dessein d’introduire la loi judaïque dans la foi chrétienne, alors qu’eux-mêmes ne pouvaient produire aucun exemplaire inaltéré » (V,11,21).

Devant cette perplexité, Augustin avoue son désir d’être mieux initié : « J’avais parfois un réel désir de rencontrer un homme parfaitement instruit de ces livres, pour en discuter avec lui point par point, et voir ce qu’il en pensait » (V,11,21). C’est ce qui lui arrivera bientôt en rencontrant Ambroise.

« La parole d’Ambroise était vraie »

Ce qui le touche chez cet homme ce n’est pas d’abord sa doctrine ni sa manière d’approcher les textes bibliques, mais deux autres aspects saillants de sa personnalité : son humanité et son éloquence.

Le tournant de la vie d’Augustin se produira avec sa conversion, advenue à Milan où il arrive depuis Rome avec le titre de professeur de rhétorique (V,13,23). A ce moment, il a 30 ans. Avec cette période milanaise commence pour lui la vraie initiation biblique grâce à l’évêque de cette ville, Ambroise[4]. Il est intéressant de suivre les étapes qui marquent cette rencontre décisive. Augustin la résume ainsi : « Or près de lui j’étais conduit par Toi inconsciemment, pour être par lui conduit vers Toi consciemment » (V,13,23). De lui il apprendra à lire et à goûter les Écritures.

Cependant, ce qui le touche chez cet homme ce n’est pas d’abord sa doctrine ni sa manière d’approcher les textes bibliques, mais deux autres aspects saillants de sa personnalité : son humanité et son éloquence. Il dit à propos du coeur avec lequel il est reçu par Ambroise : « Cet homme de Dieu m’accueillit paternellement […] et je me pris à l’aimer en voyant d’abord en lui, non pas sans doute le docteur d’une vérité que je n’attendais plus du tout de ton Église, mais un homme bienveillant envers moi » (V,13,23). Et au sujet de l’éloquence d’Ambroise, il écrit : « J’étais empressé à l’écouter dans ses explications au peuple, non que j’eusse l’intention que j’aurais dû avoir, mais je sondais pour ainsi dire son éloquence, pour voir si elle était au niveau de sa renommée, ou si elle coulait plus haute ou plus basse qu’on ne le proclamait » (V,13,23). « En vérité, […] je n’avais pas à coeur de m’instruire des choses dont il parlait, mais seulement d’entendre comme il parlait » (V,14,24).

Augustin est donc séduit par Ambroise, dont les paroles pénétrent petit à petit en lui, non seulement en raison de leur beauté rhétorique : « Elles pénétraient aussi dans mon esprit avec les mots que j’aimais, ces choses que je négligeais. De fait, je ne pouvais les dissocier; et pendant que j’ouvrais mon coeur pour surprendre combien sa parole était éloquente, en même temps pénétrait aussi en moi combien sa parole était vraie, par degrés bien sûr » (V,14,24). Avec Ambroise, il avait donc rencontré cet homme parfaitement instruit de ces livres qu’il avait souhaité rencontrer (V,11,21). Les paroles d’Ambroise arrivent à dissiper les nuages de difficultés par rapport à l’Ancien Testament : « La foi catholique, pour la défense de laquelle j’avais cru qu’on ne pouvait rien dire en face des attaques manichéennes, j’estimais déjà qu’on pouvait la soutenir sans impudence, surtout après avoir entendu bien des fois résoudre l’une ou l’autre des difficultés que présentent les anciennes Écritures, dont le sens pris à la lettre me tuait » (V,14,24).

C’est grâce à une lecture spirituelle de la Bible que certaines difficultés s’évanouissent : « Aussi, à l’exposé du sens spirituel donné à un grand nombre de passages de ces livres, je me reprochais déjà mon désespoir, celui-là en tout cas qui m’avait fait croire que la Loi et les Prophètes, devant l’exécration et le sarcasme ne pouvaient absolument pas tenir » (V,14,24). Si tout n’est pas gagné quant à la foi catholique, du moins ces convictions qui s’enracinent en lui le portent à abandonner les manichéens et à demander de devenir catéchumène dans l’Église : « Je décidais qu’il fallait abandonner du moins les manichéens ne croyant pas devoir, en pleine crise de doute, me maintenir dans une secte au-dessus de laquelle je plaçais déjà un certain nombre de philosophes » (V,14,25). « Je résolus donc d’être catéchumène dans l’Église catholique » (V,14,25).

Augustin aurait voulu pendant ce temps parler plus longuement avec Ambroise, s’ouvrir à lui de ce qu’il appelle «les bouillonnements de mon âme», mais l’évêque était trop absorbé. Augustin doit se contenter d’écouter ses prédications, dont il assimile bien le contenu : « Du moins, je l’écoutais, tous les dimanches, exposer parfaitement au peuple la parole de vérité, et de plus en plus s’affirmait en moi la certitude que tous les noeuds d’astucieuses calomnies, que les imposteurs qui nous dupaient façonnaient contre tes Livres divins, pouvaient être défaits » ( VI,3,4). Le chemin d’Augustin en cette période se caractérise par une dramatique recherche de la vérité. Celle-ci fait irruption en lui à travers la foi catholique, mais son adhésion reste encore trop intellectuelle, ce qui provoque en lui un douloureux déchirement. Néanmoins il apprend et accepte les fondements d’une lecture spirituelle des Écritures :

«Je me réjouissais aussi, à propos des antiques écrits de la Loi et des Prophètes: on ne me demandais plus de les lire de cet oeil qui leur trouvait auparavant un air absurde… Et, comme s’il recommandait une règle avec le plus grand soin, souvent dans ses discours au peuple, Ambroise disait une chose que j’entendais avec joie : la lettre tue mais l’esprit vivifie ; et en même temps, dans des textes qui semblaient à la lettre contenir une doctrine perverse, il soulevait le voile mystique et découvrait un sens spirituel, sans rien dire qui pût me choquer, en disant pourtant des choses dont j’ignorais encore si elles étaient vraies. En réalité je retenais mon coeur de toute adhésion, redoutant le précipice, et cette suspension de jugement achevait de me tuer » (VI,4,6).

Dans les termes les plus simples, dans le style le plus humble, elle [l’Ecriture] s’offrait à tous, et elle exerçait aussi l’attention de ceux qui ne sont pas légers de coeur, afin d’accueillir tous les hommes dans son sein ouvert à tous » (VI,5,8).

De même, Augustin arrive à reconnaître l’autorité de l’Écriture à cause de l’accessibilité de son sens à tous, si elle est bien interprétée et accueillie dans une coeur simple :

« Aussi, puisque nous étions sans force pour trouver la vérité par un raisonnement limpide, et que pour ce motif nous avions besoin de l’autorité des saintes Lettres, j’avais déjà commencé à croire que, d’aucune façon, tu n’aurais accordé à cette Écriture une autorité aussi prépondérante désormais par toute la terre, si tu n’avais pas voulu, et que par elle on crût en toi, et que par elle on te cherchât…Et cette autorité de l’Écriture m’apparaissait d’autant plus vénérable, d’autant plus digne de foi sacrée, qu’elle était à la portée de tous, et réservait en même temps la dignité de son mystère à une interprétation plus profonde; dans les termes les plus simples, dans le style le plus humble, elle s’offrait à tous, et elle exerçait aussi l’attention de ceux qui ne sont pas légers de coeur, afin d’accueillir tous les hommes dans son sein ouvert à tous » (VI,5,8).

Augustin en arrive peu à peu à prendre des décisions qui sont significatives de ce qui se passe en lui par rapport aux Écritures. Il en arrive à vouloir, dans toute son hésitation, se procurer ces livres : « Voici que n’est plus absurde, dans les Livres de l’Église, ce qui semblait absurde; on peut le comprendre d’une autre façon, et favorablement. Je fixerais mes pas sur le degré où, enfant, mes parents m’avaient placé, jusqu’à ce qu’apparaisse en pleine lumière la vérité. Mais où la chercher ? Quand la chercher ? Pas de loisir pour Ambroise, pas de loisir pour moi. Les livres eux-mêmes, où les chercher ? Comment ou quand nous le procurer ? A qui les emprunter ? » (VI,11,18). Nous voyons ses convictions peu à peu s’affermir, y compris sur la valeur des Écritures, bien que cela n’arrive pas à le satisfaire entièrement. Sa conversion intellectuelle se dessine toujours plus clairement, mais n’est pas encore à même de saisir toute sa personne : « Tu ne laissais aucune fluctuation de ma pensée m’emporter loin de cette foi, par laquelle je croyais […] que dans le Christ ton Fils, notre Seigneur, et dans les saintes Écritures garanties par l’autorité de ton Église catholique, tu as établi pour l’homme la voie du salut » (VII,7,11). C’est d’ailleurs lui-même qui explique sa situation intérieure avant le baptême dans un passage qui est fort intéressant pour notre réflexion sur la réception de la Bible chez Augustin:

« Si, avant que j’eusse médité tes Écritures, tu as voulu me les faire rencontrer, je crois que c’est pour ce motif : ainsi s’imprimeraient dans ma mémoire les sentiments qu’ils m’auraient inspirés, et, lorsque plus tard je me serais apprivoisé dans tes livres et que tes doigts guérisseurs auraient pansé mes blessures, je distinguerais quelle différence sépare la présomption et la confession, ceux qui voient où il faut aller sans voir par où et celui qui est la voie conduisant non seulement à la vue, mais encore à l’habitation de la patrie bienheureuse » (VII,20,26).

Dans cette période mouvementée de la vie d’Augustin, la rencontre avec Ambroise est décisive pour s’approcher des écrits bibliques. C’est d’Ambroise en effet qu’il apprend les principes essentiels d’une interprétation au sein de la foi de l’Église : l’autorité divine des Écritures en tant que Parole de Dieu, la lecture spirituelle et l’union entre Ancien et Nouveau Testament grâce à cette approche spirituelle.

« Je me saisis donc de l’Apôtre Paul »

Le moment arrive donc où Augustin prend par lui-même en main les livres bibliques pour y découvrir ce qu’il a appris en écoutant Ambroise. Cette nouvelle tentative porte un fruit bien différent de la première, c’est le signe que l’homme Augustin, en son esprit, a changé :

« Je me saisis donc, avec la plus grande avidité, des oeuvres vénérables de ton Esprit, et avant toute autre de celles de l’Apôtre Paul. Alors s’évanouirent les difficultés que j’avais eues un jour, quand celui-ci m’avait paru en contradiction avec lui-même et en désaccord avec les témoignages de la Loi et des Prophètes, dans la teneur littérale de ses paroles: et je vis apparaître sous un seul visage les paroles saintes, et j’appris à exulter en tremblant. Je me mis à lire, et je découvris que tout ce que j’avais lu de vrai chez les Platoniciens, était dit ici sous la caution de ta grâce » (VII,21,27).

En effet Augustin avait connu les écrits des Platoniciens, qui lui avaient donné le goût « de la vérité incorporelle » (VII,20,26). Mais la comparaison avec les écrits de Paul, qu’il commence à lire et méditer[5], lui fait dire :

« Ce sont des choses que ces livres-là ne contiennent point ; elles ne contiennent pas, ces pages-là, le visage de cette piété, les larmes de la confession, ton sacrifice, l’âme broyée de douleur, le coeur contrit et humilié, le salut du peuple, la cité épouse, les arrhes de l’Esprit Saint, le calice de notre salut…Personne n’y entend l’appel : Venez à moi vous qui peinez. Ils dédaignent d’apprendre de lui, qu’il est doux et humble de coeur. C’est que tu as caché cela aux sages et aux prudents, et tu l’as révélé aux petits » (VII, 21,27).

Augustin est conquis par ce visage qui se dessine dans les pages bibliques, le visage de l’humilité de Jésus, qui est aussi le visage de l’homme qui veut connaître et aimer Dieu. Il voit non seulement la patrie, mais aussi la voie pour y parvenir : « Autre chose est de voir d’un sommet boisé la patrie de la paix…autre chose de tenir la voie qui y conduit, sous la protection vigilante du Prince céleste…Ces choses me pénétraient jusqu’aux entrailles d’une manière surprenante, pendant que je lisais le moindre de tes apôtres; et j’avais considéré tes oeuvres, et j’étais dans la stupéfaction » (VII,21,27).

« Prends, lis! Prends, lis! »

« Et voici que j’entends une voix, venant d’une maison voisine; on disait en chantant et l’on répétait fréquemment avec une vois comme celle d’un garçon ou d’une fille, je ne sais: « Prends, lis! Prends, lis! » »

Nous connaissons le récit de la conversion d’Augustin dans le jardin de Milan. Cet événement, si important dans sa vie, se déroule comme un dialogue entre Augustin et son Dieu, par le moyen des paroles des Écritures. Le contenu de ce dialogue, dramatique et décisif, sont les mots de la Bible. C’est Augustin qui entame ce dialogue utilisant des versets des Psaumes : « Moi je m’abattais, je ne sais comment, sous un figuier, je lâchai les rênes à mes larmes, et elles jaillirent à grands flots de mes yeux, sacrifice qui te fut agréable; et – je ne garantis pas les termes mais c’est le sens – je te dis sans retenue : Et toi Seigneur, jusques à quand ? Jusques à quand, Seigneur, iras-tu au bout de ta colère? Ne garde pas mémoire de nos vieilles iniquités » (VIII, 12,28). La réponse à cette prière est surprenante, par sa modalité certes, mais aussi par le contenu. La voix qu’il entend l’invite à prendre et lire les Écritures, car c’est là qu’on peut trouver ce dont le coeur a besoin :

« Et voici que j’entends une voix, venant d’une maison voisine; on disait en chantant et l’on répétait fréquemment avec une vois comme celle d’un garçon ou d’une fille, je ne sais: « Prends, lis! Prends, lis! » … J’ai refoulé l’assaut de mes larmes et me suis levé, ne voyant plus là qu’un ordre divin qui m’enjoignait d’ouvrir le livre, et de lire ce que je trouverais au premier chapitre venu. … Aussi en toute hâte, je revins à l’endroit où Alypius était assis; oui, c’était là que j’avais posé le livre de l’Apôtre tout à l’heure, en me levant. Je le saisis, l’ouvris et lus en silence le premier chapitre où se jetèrent mes yeux: « Non, pas de ripailles et de soûlerie; non, pas de coucheries et d’impudicités; non, pas de disputes et de jalousies; mais revêtez-vous du Seigneur Jésus Christ, et ne vous faites pas les pourvoyeurs de la chair dans les convoitises ». Je ne voulus pas en lire plus, ce n’était pas nécessaire. A l’instant même, en effet, avec les derniers mots de cette pensée, ce fut comme une lumière de sécurité déversée dans mon coeur, et toutes les ténèbres de l’hésitation se dissipèrent » (VIII, 12,29).

Toute la vie d’Augustin, dès lors, sera imprégnée d’un amour pour les Saintes Écritures, qu’il aime appeler « mes chastes délices » (XI,2,3). Désormais il trouve dans la méditation de celles-ci cette jouissance qu’auparavant il cherchait dans les convoitises de la chair. Il se fera un devoir de les étudier assidûment, de leur consacrer le maximum de temps disponible, de les expliquer au peuple chrétien, de les utiliser amplement dans sa réflexion et ses controverses.

« Je prenais feu à leur contact ! »

« Il y a longtemps que je brûle de méditer sur ta loi, et de t’en confesser ce que je sais et ce que j’ignore, ce que tu as commencé d’illuminer et ce qui me reste des ténèbres, jusqu’à ce que la force engloutisse la faiblesse. Je ne veux pas qu’à autre chose s’écoulent les heures » (XI,2,2)

Nous terminons ce survol sur l’expérience d’Augustin dans sa découverte des Écritures, en citant encore quelques passages des Confessions. Ceux-ci expriment bien ce qu’elles signifient désormais pour lui, c’est un feu qui brûle en lui, un amour inlassable :

« Quels cris, mon Dieu, j’ai poussés vers toi en lisant les Psaumes de David, chants de foi, accents de piété où n’entre aucune enflure d’esprit … Quels cris je poussais vers toi dans ces psaumes, et comme je prenais feu à leur contact ! et je brûlais de les déclamer, si j’avais pu, à toute la terre » (IX,4,8).

« Il y a longtemps que je brûle de méditer sur ta loi, et de t’en confesser ce que je sais et ce que j’ignore, ce que tu as commencé d’illuminer et ce qui me reste des ténèbres, jusqu’à ce que la force engloutisse la faiblesse. Je ne veux pas qu’à autre chose s’écoulent les heures » (XI,2,2).

« Que je fasse mes chastes délices, de tes Écritures, sans me tromper en elles et sans tromper par elles ! … Donne-nous de larges espaces de ce temps pour nos méditations sur les secrets de ta loi, et quand nous frapperons à cette porte ne la ferme pas… O Seigneur, parachève-moi, et révèle moi ces pages ! Voici que ta voix fait ma joie, oui, ta voix bien plus que l’afflux des voluptés… Puisse-je te confesser tout ce que j’aurais trouvé dans tes livres, et entendre la voix de ta louange et te boire et considérer la merveille de ta loi, … ton Verbe par qui tu as fait tous les êtres et moi aussi, …par lui je te conjure, lui qui siège à ta droite et t’interpelle pour nous, en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science, ceux-là mêmes que je cherche dans tes livres. Moïse a écrit de lui : cela, lui l’a dit, la vérité l’a dit » (XI,2,3-4).

Conclusion

L’expérience d’Augustin est celle d’un homme qui ne s’est pas ménagé dans la recherche de la vérité, et il avait certainement une capacité de réflexion hors du commun. Mais face aux Écritures toute cette capacité humaine s’est avérée insuffisante pour y rentrer et en pénétrer la signification. Car les Écritures cachent en elles un mystère : elles « contiennent la Parole de Dieu et, parce qu’elles sont inspirées, elles sont réellement la parole de Dieu » (DV 24). C’est le mystère du Verbe de Dieu qui se manifeste en elles sous la forme écrite. L’approche de ce mystère et de sa signification exige l’humilité de la foi. C’est pour cela que l’initiation biblique d’Augustin correspond à son chemin de foi, en sorte que la démarche croyante et l’apprentissage du sens des écrits bibliques vont ensemble.

Tout comme dans le processus de l’adhésion à la foi, la lecture et la compréhension de la Bible supposent l’Église comme le lieu où la personne est initiée aux mystères de Dieu. En ce sens le chemin d’Augustin est paradigmatique : c’est seulement en rencontrant Ambroise, et donc l’Église qui l’accueille et l’accompagne, qu’il devient capable de comprendre et de goûter les Écritures. On peut ainsi, par l’expérience d’Augustin, déceler, très brièvement, des principes qui sont toujours valables au sujet de l’interprétation des Écritures :

  • Une lecture correcte de la Bible, et à plus forte raison sa compréhension, sont possibles seulement en Église, qui est le lieu où cette Parole – le Verbe de Dieu – est toujours vivante, non pas lettre morte, mais Parole vivifiée par l’Esprit. Augustin aimera répéter les paroles de l’Apôtre à ce sujet : « La lettre tue, mais l’Esprit vivifie » (2 Co 3,6).
  • La Bible est une, elle est l’unité du Nouveau et Ancien Testament. Les séparer c’est se priver de leur signification, car, comme Augustin le dira plus tard : « Novum in Vetere latet et in Novo Vetus patet », le Nouveau est caché dans l’Ancien et l’Ancien devient manifeste dans le Nouveau[6]. Le fondement de cette unité c’est l’unique Dieu, de qui l’Écriture tire son autorité et sa valeur pour tous le temps.
  • C’est donc une lecture « spirituelle » qui peut seule saisir vraiment le sens de la lettre des Écritures, sans mortifier celles-ci. La lecture spirituelle est celle qui parvient à dégager le visage de Celui qui est la Parole, le Verbe fait chair, pour en vivre. Pour cela il faut suivre le même chemin que cette Parole a tracé, celui de l’humilité.
  • La lecture de la Bible devient un dialogue. Dieu parle par ces écrits, et l’homme répond en accueillant cette Parole et prend ses mêmes mots pour lui répondre dans la confession à la fois de la misère humaine et de la miséricorde divine.

Filippo BELLI
Augustin de l’Assomption
(Florence)

Augustin maître sirituel
Lecture augustinienne de l’Ecriture, par Marcel NEUSCH – Le Seigneur voulait faire des chrétiens et non des astrologues. Texte d’Augustin

Lecture augustinienne de l’Ecriture, par Marcel NEUSCH

« La sagesse de Dieu,
devant s’abaisser jusqu’au corps humain,
s’est abaissée d’abord jusqu’au langage humain.»
(Saint Augustin, C. Adim. 13, 2)

On sait l’importance dans la conversion d’Augustin de la lettre de saint Paul aux Romains. Répondant à l’injonction : « Prends et lis ! », il tombe sur Rm 13, 13 : « Revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ et ne vous faites pas les pourvoyeurs de la chair dans les convoitises » (Confessions VIII, 12,29)[1]. Désormais l’Ecriture revêt à ses yeux l’autorité de la Parole de Dieu. C’est ce que Dieu lui a crié « d’une voix forte à l’oreille intérieure » : « O homme, il est clair que ce que dit mon Ecriture, c’est moi qui le dis » (XIII, 29, 44). « Publiée » par Dieu, il est impossible que l’Ecriture contienne des erreurs. « S’il s’y rencontre quelque absurdité, il n’est pas permis de dire : l’auteur de ce livre s’est écarté de la vérité, mais : tel manuscrit est fautif ; ou : le traducteur s’est trompé ; ou enfin : vous ne saisissez pas bien la pensée de l’auteur[2]. » L’erreur est du côté du lecteur. Pour dissiper l’obscurité éventuelle, il faut donc se livrer à un travail d’interprétation. Ce travail comporte trois questions : 1) une lecture chrétienne de l’Ecriture ; 2) le principe de l’interprétation croyante ; 3) le triangle de l’interprétation.

1. Lecture chrétienne de l’Ecriture[3].

Le style des Ecritures lui paraissait indigne de Cicéron.

Suite à la lecture de l’Hortensius de Cicéron, invitant son lecteur à rechercher la sagesse, Augustin, qui avait alors 19 ans, décida « d’appliquer son esprit aux saintes Ecritures ». Le résultat fut désastreux : le style des Ecritures lui paraissait indigne de Cicéron. Et ses anthropomorphismes indignes de Dieu. Cet échec, Augustin l’attribue à son incapacité à dépasser la lettre : « il n’en pénétra pas l’intérieur » (III, 5, 9). Il manque de maturité spirituelle, et il n’a pas la moindre formation exégétique. C’est bien imprudent de aventurer dans le texte biblique seul, avec en outre les préjugés d’un esprit rationaliste. Au lieu de s’adresser à l’Eglise, il se tourne vers les manichéens qui lui font miroiter une doctrine bien faite « pour fasciner une âme de jeune passionné de vérité, et plein de mépris pour ces contes de bonnes femmes que prêchaient les évêques catholiques » ( (De utilitate credendi 1,2).

1. Regardons d’abord ce que lui proposent les manichéens. Ils prétendaient lui offrir le « vrai christianisme » et ne faire appel qu’à la raison. Ils avaient amputé les Ecritures de l’Ancien Testament, œuvre d’un Dieu mauvais, et gardé du Nouveau Testament que des morceaux choisis, éliminant bien des pages qu’ils estimaient avoir été falsifiées, « dans le dessein d’introduire la loi judaïque dans la foi chrétienne » (V, 11, 21). Son premier contact avec le texte biblique fut un échec. Au lieu de recourir à des interprètes qualifiés, il fit confiance à des faussaires. Revenant sur cet échec, vers 391, il mettra cet égarement au compte de ses préjugés. Il écrit :

« Avec toute l’intelligence de notre jeunesse et son étonnant besoin d’enquête rationnelle, sans avoir même feuilleté ces livres, sans chercher de maîtres, sans incriminer tant soit peu notre lenteur d’esprit, sans faire crédit d’un bon sens même ordinaire à ceux qui ont voulu que de tels écrits fussent si longtemps lus, conservés, maniés par le monde entier, nous avons jugé qu’il n’y avait là-dedans rien à croire, nous nous sommes laissés impressionner par les dires de leurs ennemis qui, après une fausse promesse de justification rationnelle, devaient nous contraindre à croire et à vénérer chez eux-mêmes mille fables inouïes. » (De utilitate credendi 6, 13 BA 8, p. 241).

2. Arrivé à Milan, Ambroise, dont il fréquenta la prédication, allait l’initier à une toute autre approche des Ecritures, non plus sélective, comme les manichéens, ni littérale (VI, 4, 6), mais spirituelle. Ambroise interprétait les Ecritures selon l’axiome de saint Paul : la lettre tue, mais l’esprit vivifie (2 Co 3, 6). Au lieu de s’arrêter à la lettre du texte, qui peut scandaliser, il faut rechercher le sens spirituel, ou figuré, qui se cache sous la lettre. Voici comment Augustin rend compte de ce changement de regard notamment sur les écrits de l’Ancien Testament :

Ambroise disait une chose que j’entendais avec joie : la lettre tue, mais l’esprit vivifie

« On ne me demandait plus de les lire (ces écrits) de cet œil qui leur trouvait auparavant un air absurde… Et, comme s’il recommandait une règle avec le plus grand soin, souvent dans ses discours au peuple, Ambroise disait une chose que j’entendais avec joie : la lettre tue, mais l’esprit vivifie ; et en même temps, dans des textes qui semblaient à la lettre contenir une doctrine perverse, il soulevait le voile mystique et découvrait un sens spirituel… » (VI, 4, 6)

3. Restait à mettre en œuvre cette interprétation spirituelle. Dès sa conversion, retiré à Cassiciacum, Augustin fut un lecteur assidu de l’Ecriture. Il s’adonnait en particulier au chant des psaumes. Alors que sa philosophie reste encore marquée par la « superbe de l’école » (IX, 4, 7), les psaumes, ces cantica fidelia, ces chants de foi (IX, 4, 8), l’initient à l’humilité chrétienne. Pour qui les entend dans cet esprit, les psaumes acquièrent d’emblée une résonance existentielle. Méditant le psaume 4, Augustin rapporte ainsi « ce que le psaume a fait de moi » (IX, 7, 15) :

«Quels cris je poussais vers toi dans ces psaumes, et comme je prenais feu pour toi à leur contact ! Et je brûlais de les déclamer, si j’avais pu, à toute la terre, face aux bouffées d’orgueil du genre humain. Et d’ailleurs on les chante par toute la terre, et il n’est personne qui se soustraie à leur chaleur. » (IX, 4, 8)

En méditant les Ecritures, il ne s’agit pas seulement pour Augustin de combler ses lacunes intellectuelles. C’est son existence qui s’en trouve transformée. Devenu prêtre, en janvier 391, il demandera à son évêque Valerius un certain délai, afin de « scruter tous les remèdes des Ecritures divines, et par la prière et la lecture faire en sorte qu’une santé convenable fut accordée à mon âme…: je n’ai pas eu le temps de le faire auparavant ». (Lettre 21). Source de sa prédication, de sa catéchèse, et plus largement de sa théologie, les Ecritures s’éclairent désormais à la lumière de la foi au Christ.

2. Le principe de l’exégèse spirituelle. La lettre tue, mais l’Esprit vivifie !

D’abord, Augustin est persuadé que les Ecritures se prêtent à des interprétations multiples et non exclusives. Il importe cependant de préciser les règles à mettre en œuvre. Enfin, dès que le sens d’un passage devient incertain, il y a un critère infaillible: le Christ car, selon le mot de saint Paul : « la fin de la loi, c’est le Christ » (Rm, 10, 4. Cf in Ps 4, 1).

Il convient à présent de préciser l’axiome de l’exégèse spirituelle tel que l’applique Augustin. Trois aspects sont à considérer. D’abord, Augustin est persuadé que les Ecritures se prêtent à des interprétations multiples et non exclusives. Il importe cependant de préciser les règles à mettre en œuvre. Enfin, dès que le sens d’un passage devient incertain, il y a un critère infaillible: le Christ car, selon le mot de saint Paul : « la fin de la loi, c’est le Christ » (Rm, 10, 4. Cf in Ps 4, 1).

1. Un texte scripturaire se prête à une multiplicité des sens possibles. Peuvent-ils tous prétendre à la légitimité ? Si, à la suite d’Ambroise, Augustin distingue deux niveaux de lecture, un sens littéral et un sens spirituel (ou figuratif), le sens spirituel d’un texte peut être pluriel, et aucune ne peut être disqualifié, pourvu qu’il s’accorde avec la foi chrétienne. Augustin écrit, à propos de la Genèse :

« Toutes les interprétations, je les écoute et les considère, mais je ne veux point disputer sur les mots… En quoi cela me gêne-t-il que l’on puisse comprendre ces paroles en des sens différents, pourvu toutefois qu’ils soient vrais ? En quoi, dis-je, cela me gêne-t-il que j’entende, moi, autrement qu’un autre ne l’a entendu, ce qu’entendait exprimer celui qui a écrit… » (XII, 18, 27. BA 14 p. 385).

Augustin fait dès lors preuve d’une grande tolérance : un texte peut suggérer une « multitude d’idées parfaitement vraies ». Nul ne peut prétendre détenir la pensée exclusive de l’auteur (en l’occurrence Moïse). Pourvu que l’on évite de blesser la charité – « qui est le but de tout ce qu’il (Moïse) a dit, lui dont nous nous efforçons d’expliquer les dires » (XII, 25, 35) – chacun doit pouvoir puiser « pour soi le vrai qu’il peut trouver dans ces choses, qui ceci, qui cela… » (XII, 26, 36) :

« Ainsi, quand l’un viendra me dire : « La pensée de Moïse, c’est la mienne », et un autre : « Pas du tout, c’est la mienne », j’estime avoir plus d’esprit religieux en disant : « Pourquoi pas l’une et l’autre plutôt, si l’une et l’autre sont vraies ? » Et si quelqu’un voit un troisième, un quatrième ou un autre sens vrai tout différent dans ces paroles, pourquoi ne pas croire que Moïse les a tous vus… » (XII, 31, 42).

2. En défendant une interprétation plurielle, Augustin ne fixe pas moins des règles d’interprétation. Même si les deux Testaments n’ont pas le même statut, les règles qu’il énonce sont valables pour l’un et pour l’autre. Voici ce qu’il écrit à propos de l’Ancien Testament :

« Pour l’ensemble des Ecritures appelé Ancien Testament, la tradition offre à ceux qui désirent le connaître et s’y appliquent quatre types d’interprétation : selon l’histoire, l’étiologie, l’analogie et l’allégorie… Il y a donc exégèse historique, quand on enseigne ce qui est écrit, ou qui s’est passé (…) ; exégèse étiologique, lorsqu’on montre la cause de tel fait ou de telle parole ; exégèse analogique, lorsqu’on établit qu’il n’y a pas contradiction entre les deux Testaments, l’Ancien et le Nouveau ; exégèse allégorique, lorsqu’on enseigne que certains passages sont à prendre non à la lettre, mais figurément. » (De util. Credendi III, 5. BA 8, p. 217)

Alors que les deux premiers niveaux, histoire et étiologie, restent à la surface du sens littéral, les deux autres niveaux relèvent de l’exégèse spirituelle. L’exégèse analogique, qui montre l’accord des deux Testaments, s’impose en particulier face aux manichéens qui les opposent, relevant chacun d’un Dieu différent. Quant à l’exégèse allégorique, elle semble avoir une fonction plus générale. Cette diversité des approches n’est pas mise en œuvre systématiquement. Augustin se contente le plus souvent de distinguer entre le sens littéral et le sens spirituel. C’est le terme allégorie qui désigne habituellement les procédures qui visent à lever le voile de l’Ancien Testament, sous l’autorité de la foi au Christ. Mais l’interprétation allégorique s’applique aussi au Nouveau Testament. Prenons l’exemple de la multiplication des cinq pains[4].

« Vous le savez, l’orge est ainsi formée qu’on arrive difficilement jusqu’à la substance du grain ; cette substance est revêtue en effet d’une enveloppe de bale et cette bale tient et adhère si fortement à elle qu’on ne la détache qu’avec peine. Ainsi en est-il de la lettre de l’Ancien Testament : elle est revêtue de l’enveloppe des symboles charnels, mais, si l’on arrive jusqu’à la substance, elle nourrit et rassasie (…) Quant aux deux poissons, ils nous paraissent signifier les deux augustes personnages de l’Ancien Testament qui recevaient l’onction pour sanctifier le peuple et le gouverner, le prêtre et le roi. Il est enfin venu en mystère, celui dont ils étaient la figure ; il est enfin venu, celui qui se manifestait dans la substance de l’orge, mais qui était caché par la bale de l’orge ; il est venu, portant à lui seul la double dignité de prêtre et de roi, de prêtre en raison de la victime qu’il offrit pour nous à Dieu en s’immolant lui-même, de roi puisque nous sommes gouvernés par lui, et voici que se trouve ouvert ce qui jusqu’alors était porté et demeurait fermé.

Grâces lui soient rendues, il a réalisé par lui-même ce qui était promis par l’Ancien Testament. Il a ordonné de rompre les pains et, rompus, les pains se sont multipliés. Rien de plus vrai : ces cinq livres de Moïse en effet, à combien de livres leur commentaire a-t-il donné naissance, comme s’ils étaient rompus en étant expliqués !(…) Il n’y a aucun détail inutile, tout a un sens, mais il faut quelqu’un qui comprenne. »

Si déroutante que paraisse l’exégèse d’Augustin, elle illustre la réciprocité des deux Testaments, l’Ancien Testament contenant sous le voile de la lettre ce que le Nouveau Testament permet seul de déchiffrer. Augustin donne d’abord la clef de lecture pour l’Ancien Testament en expliquant que les cinq pains représentent les cinq livres de Moïse, et que c’est à juste titre que l’évangile parle non de pains de froment, mais de pains d’orge, puisque les livres de Moïse appartiennent à l’Ancien Testament où ils restent scellés. Le Nouveau Testament permet de dévoiler ce qui y restait énigmatique, « caché par la bale ». Il y a ici un véritable cercle herméneutique, car si le Nouveau accomplit l’Ancien, c’est l’Ancien Testament qui permet de comprendre la symbolique du Nouveau, en l’occurrence les deux poissons. Il y a donc une réciprocité entre les deux Testaments.

3. Un critère décisif s’impose dans l’interprétation des Ecritures : le Christ. Tout dans les Ecritures, Ancien et Nouveau Testament, regarde vers le Christ, une conviction qui s’appuie sur plusieurs références scripturaires. Outre 2 Co 3, 6, déjà cité : « La lettre tue, mais l’esprit vivifie », Augustin invoque encore 1 Co 10, 1-11 : « Ils buvaient à un rocher spirituel qui les suivait : ce rocher, c’était le Christ » ; également à Ga 4, 24 : « Il y a là une allégorie : ces femmes sont en effet les deux alliances ». A cela, on doit ajouter Mt 12, 39, où le Christ lui-même fait appel à l’allégorie à propos du signe de Jonas[5]. Ainsi, dira Augustin, « dans ce psaume, il faut envisager l’histoire, moins en elle-même, que comme un voile… ; levons donc ce voile, si nous avons passé au Christ » (in Ps 7, 1).

Ignorer les Ecritures, c’est ignorer le Christ, disait Jérôme. Augustin partage la même conviction : le Christ est l’alpha et l’oméga des Ecritures. Celles-ci sont de part en part christologiques. Le Christ en est l’unique foyer, et donc l’unique clef pour leur compréhension. Tout y parle du Christ. Luther dira que l’Ecriture a un «nez de cire» : elle peut être tordue en tous sens si l’on s’écarte du Christ. Augustin écrit :

«Sur quelque point que l’esprit de l’homme hésite en entendant les divines Ecritures, qu’il ne s’éloigne pas du Christ. Quand le Christ lui aura été révélé dans ces paroles, qu’il sache qu’il en a l’intelligence, mais tant qu’il n’aura pas compris le Christ dans ces mêmes paroles, qu’il n’ait pas la présomption de croire qu’il les a comprises. « En effet, le Christ est la fin de la Loi pour la justification de quiconque croit en lui » (Rm 10, 4)» (En in Ps 96, 2).

Ce principe christologique vaut en particulier pour l’Ancien Testament. On en vient alors à l’axiome fondamental selon lequel le Nouveau Testament est caché dans l’Ancien, et l’Ancien dévoilé dans le Nouveau ! Novum Testamentum in Vetere latet, Et Vetus in Novo patet. (Quæstiones in Heptat. I, II, qu. LXXIII). Augustin écrit en ce sens : « Dans le mystère de l’Ancien Testament (sacramentum) se cachait le Nouveau : les dons y sont de l’ordre terrestre, mais les spirituels de ce temps-là comprenaient […] de quelle éternité ces choses temporelles étaient la figure » (Cité de Dieu IV, 33 BA 33 p. 635). Cet axiome christologique une fois énoncé, il reste à le mettre en œuvre. Dans son commentaire du psaume 90, 2, 1, il donne une règle générale :

«Le psaume, et pas seulement le psaume mais encore toute prophétie, tantôt parle du Christ en ne s’occupant que de la tête, et tantôt passe de la tête au corps, c’est-à-dire à l’Eglise, sans aucun changement apparent de personne, parce qu’en effet, la tête ne se sépare pas du corps et que le psaume en parle comme d’un seul Christ » (in Ps 90 2,1).

3. Le triangle de l’interprétation. La fonction médiatrice de l’Ecriture

L’écriture est, au dire d’Augustin, « une science qui permet de transmettre à quelqu’un, fût-il fort éloigné, des paroles tracées avec la main en silence et recueillies par le destinataire, non à l’aide des oreilles, mais à l’aide des yeux » (De Trinitate XV, 1, 1). Au-delà de cette observation purement formelle, ce qui est en jeu, c’est le sens : ce qui est écrit, est-ce vrai ? En ce qui concerne la Bible, qui prétend en outre être Parole de Dieu, comment savoir si c’est vrai ? Cette question nous amène à nous interroger sur les modalités de toute communication. Celle-ci est met en jeu trois termes : l’auteur, le récepteur ou le lecteur, enfin la Vérité transmise dans le texte.

1. A l’origine d’un écrit, il y a un auteur. Quand on veut accéder au sens d’un texte, le réflexe spontané serait de se demander : Qu’a-t-il voulu dire ? Or, en ce qui concerne le texte biblique, l’auteur n’est plus là. « Moïse l’a écrit et il s’en est allé (…) et maintenant il n’est plus devant moi. Car s’il y était, je le supplierais en ton nom de m’ouvrir le sens de ces mots » (XI, 3, 5. BA 14, p. 279). D’ailleurs, si nous pouvions l’interroger directement, d’où saurions-nous qu’il dit vrai ? Chacun se trouve renvoyé à son propre jugement. « C’est au-dedans de moi que la Vérité, qui n’est ni hébraïque, ni latine, ni grecque, ni barbare, sans se servir d’une bouche ou d’une langue, sans bruit de syllabes, me dirait : Il dit vrai » (ib.) L’Ecriture ne peut que rendre attentif à l’écoute de la vérité intérieure. Un auteur émet des sons, mais qui peuvent ne produire aucun sens.

Pourquoi alors l’Ecriture ? Elle est devenue nécessaire, non seulement pour communiquer à distance, mais en raison pour accéder à la vérité dans la condition pécheresse de l’homme. Avant le péché, Adam était en contact immédiat avec la Vérité, sans médiation. « Dieu irriguait l’âme (d’Adam) par une source intérieure, s’adressant à son intelligence de telle sorte qu’elle n’avait pas à recueillir les paroles à l’extérieur ; mais elle était comblée par sa source, c’est-à-dire par la vérité qui jaillissait de son être intime[6]. » S’étant détourné de cette source intérieure (intus), Adam n’a plus d’autre accès à la vérité que par les signes extérieur (foris). L’Ecriture, comme l’incarnation, supplée à la déficience intérieure. « Dieu a donc choisi un moyen mortel…Il s’est servi d’une langue mortelle pour produire des sons mortels, afin qu’en une chose mortelle, tu connaisses le Verbe immortel et afin que tu deviennes toi aussi immortel par participation à ce même Verbe » (in Ps 103, 1, 8)[7].

« Est-il possible que, même à ton Esprit…quelque chose ait pu échapper de tout ce que tu devais révéler toi-même dans ces paroles aux lecteurs de l’avenir, et cela même si celui par qui elles furent dites n’a pensé peut-être qu’à un seul des multiples sens vrais ? » (Confessions XII, 32, 43)

2. En deuxième lieu, en toute communication, il y un récepteur ou un lecteur. Bien sûr, la parole peut tomber dans le vide, le texte rester lettre morte. Si l’Ecriture fait sens, au-delà de la lettre, c’est à la condition qu’elle produise une illumination intérieure de l’âme. « C’est le Maître intérieur qui instruit, c’est le Christ qui instruit, c’est son inspiration qui instruit. Là où ne sont pas son inspiration et son onction, c’est en vain qu’au-dehors retentissent les paroles » ( in Jo. Ep. 3, 13). L’autorité du Maître intérieur surpasse toute autre autorité. Augustin ne cesse dès lors d’inviter chacun à revenir à son cœur, où la Vérité elle-même atteste la vérité de la lettre. Renvoyant à l’expérience de saint Jean, Augustin souligne que c’est à la même source que s’abreuvent l’auteur du texte évangélique et son lecteur. C’est cette source commune qui rend possible la communication.

« Celui qui a prononcé ces paroles les a reçues, ce Jean qui reposait sur la poitrine du Seigneur et qui buvait à la poitrine du Seigneur ce qu’il devait nous présenter à boire. Mais ce sont des paroles qu’il nous a offertes ; l’intelligence, tu dois la chercher à ton tour à cette source où a bu lui-même celui qui t’a offert à boire. Il te faut lever les yeux vers les monts d’où te viendra le secours, afin d’en recevoir comme un breuvage, c’est-à-dire l’effusion de la parole, et cependant parce que « ton secours vient du Seigneur qui a fait le ciel et la terre », il te faut remplir ton cœur à la source où Jean a rempli le sien » (in Jo Ev. 1, 7).

Pour préciser la nature de cette illumination intérieure, Augustin utilise souvent le terme de « revelatio », terme qui désigne « l’action divine qui dévoile et ouvre le croyant à l’intelligence ». Commentant Jean 13, 3 : « Il vous enseignera toute vérité », Augustin l’interpréter non comme la promesse d’une révélation encore à venir, mais comme la promesse de « l’intelligence intérieure » de la vérité grâce au don de l’Esprit. « L’acte de lecture est donc ordonné à cette illumination intérieure du Verbe, écrit Isabelle Bochet, mais celle-ci rejaillit sur la lecture et en fait la richesse : des sens nouveaux peuvent apparaître, qui sont eux aussi voulus par l’Esprit… L’idéal serait de pouvoir déterminer le sens que l’auteur avait en vue, mais il s’avère impossible de rejoindre avec certitude ce que l’auteur sacré a voulu dire en raison de l’opacité des signes scripturaires. Ce constat a pour corollaire un devoir de prudence et de tolérance : on ne saurait, sans orgueil, absolutiser sa propre interprétation[8]. »

3. Au regard de ce que nous venons de dire, la Vérité se manifeste donc doublement, une première fois dans le texte (l’auteur) et une seconde fois chez le lecteur. Elle inspire à la fois les auteurs bibliques, prophètes et évangélistes, et leurs auditeurs (lecteurs), ce qui garantit le possible accord de l’interprétation, sans exclure les divergences entre les textes évangéliques. Celles-ci tiennent essentiellement à l’activité humaine des auteurs et à leur effort pour s’adapter à leurs lecteurs. C’est là un aspect de la « kenose », Dieu s’adaptant à la faiblesse humaine en utilisant l’infirmité du langage humain. « La sagesse de Dieu, devant s’abaisser jusqu’au corps humain, s’est abaissée d’abord jusqu’au langage humain » (C. Adim. 13, 2). Augustin pense l’inspiration des textes bibliques à partir de son expérience de prédicateur. Celui-ci doit commencer par « élever vers Dieu une âme altérée, afin de pouvoir altérer après avoir bu, et distribuer, après avoir été comblé » (in Jo Ev. IV, 15, 32). L’inspiration est une action intérieure de l’Esprit qui agit dans l’intelligence et le cœur de l’auteur d’abord, puis du lecteur.

« A l’inspiration de l’auteur biblique, écrit Isabelle Bochet, doit correspondre une inspiration du lecteur, s’il veut rejoindre la volonté de Dieu à travers les mots qu’il lit. Toutefois, de même que l’inspiration de l’Esprit n’anéantit nullement le travail humain de rédaction, mais qu’elle l’anime de l’intérieur, de même elle ne rend nullement inutile l’effort humain d’interprétation du texte biblique, mais elle lui donne fécondité » (Bochet, p. 48). Mais alors que chez l’auteur biblique, l’inspiration précède la mise par écrit, chez le lecteur, l’inspiration vient couronner sa lecture. Le texte biblique en est seulement l’occasion. L’acte de lecture, par lequel le lecteur se place devant le texte, est ordonné à l’illumination intérieure et la rend possible. Mais la source est la même : c’est le Maître intérieur. Revient alors la question de la multiplicité des sens. Peut-on imaginer que ces sens multiples inclus dans le texte sont tous inspirés, ou même qu’ils étaient tous présents à l’esprit de l’auteur ? Pour Augustin, tous ces sens ont été prévus et même voulus par l’Esprit, alors même que l’auteur humain n’en avait sans doute pas conscience.

« Est-il possible que, même à ton Esprit…quelque chose ait pu échapper de tout ce que tu devais révéler toi-même dans ces paroles aux lecteurs de l’avenir, et cela même si celui par qui elles furent dites n’a pensé peut-être qu’à un seul des multiples sens vrais ? » (Confessions XII, 32, 43)

Conclusion.

Pour Augustin, il n’est qu’un maître, le Maître intérieur, qui puisse authentifier une interprétation.

Au regard d’Augustin, l’accès à la vérité passe désormais par la médiation des Ecritures. Il ne cesse d’en célébrer l’admirable profondeur. « J’ai mis foi dans tes livres et leurs paroles sont des mystères profonds » (XII, 10,10). L’intelligence de ces « mystères » n’est nullement réservée aux spécialistes. C’est d’abord une affaire de disposition spirituelle. L’attitude fondamentale requise est l’humilité. Les Ecritures sont adaptées à la diversité des esprits, des plus humbles aux plus pénétrants.

« Cette autorité de l’Ecriture m’apparaissait d’autant plus vénérable, d’autant plus digne de foi sacrée, qu’elle était à la portée de lecture de tous, et réservait en même temps la dignité de son mystère à une interprétation plus profonde ; dans les termes les plus simples, dans le style le plus humble, elle s’offrait à tous, et elle exerçait aussi l’attention de ceux qui ne sont pas légers de cœur, afin d’accueillir tous les hommes dans son sein ouvert à tous… Je méditais ainsi, et tu étais là près de moi… » (VI, 5, 8)

Pour Augustin, il n’est qu’un maître, le Maître intérieur, qui puisse authentifier une interprétation. Pourtant, en disant que le sens est révélé au cœur de chacun, Augustin ne cède nullement au subjectivisme. Les Ecritures n’ont pas d’autre fonction que d’éduquer notre oreille à l’écoute intérieure. « Elles sont nécessaires à notre pèlerinage » (Sermon 57, 7, 7). Elles sont la voix qui oriente vers le Verbe. La voix est nécessaire pour instruire, remplit une fonction de pédagogue. « La voix cesse graduellement son office, à mesure que l’âme progresse vers le Christ » (Sermon 288, 5). Les écrits bibliques sont des lettres que Dieu nous envoie pour nous appeler à lui. Dans l’Ecriture, « Dieu parle par un homme, à la manière des hommes, car, en parlant ainsi, il nous cherche » (Cité de Dieu XVII, 6, 2).

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption
Paris

Le Seigneur voulait faire des chrétiens et non des astrologues. Texte d’Augustin

Le manichéen Félix prétend que Mani, identifié avec le Paraclet, a enseigné « toute la vérité », donc à la fois le « comment et le pourquoi de la création, le cours du soleil et de la lune », etc. Augustin lui répond que l’Evangile ne nous renseigne pas sur le cours des astres, mais sur la doctrine du salut. Le « comment » relève de la science. Or, en matière de science, l’Ecriture n’est pas à prendre à la lettre. Il faut éviter de confondre ce qui revient à la science et ce qui relève de la foi. Voici sa réponse, toujours d’actualité, qui est à méditer par tous les fondamentalistes.

« Je déclare ne pas lire dans l’Evangile que le Seigneur ait dit : Je vous envoie le Paraclet qui vous instruira du cours du soleil et de la lune ! Le Seigneur, en effet, voulait faire des chrétiens et non des astrologues. Pour l’usage commun, il suffit aux hommes de savoir de ces choses ce qu’ils en apprirent à l’école. C’est vrai, le Christ a annoncé que viendrait le Paraclet qui nous conduirait en toute vérité. Mais il ne parle pas en cet endroit de commencement, de milieu et de fin ; il ne parle point du cours du soleil et de la lune. Si toutefois tu penses que ces connaissances relèvent de cette vérité que le Christ a promise par l’Esprit-Saint, je vais t’interroger sur le nombre des étoiles ! Si tu as reçu cet Esprit dont tu dis qu’il lui appartint d’enseigner ces choses dont j’affirme qu’elles ne relèvent pas de la doctrine chrétienne, il te faut me notifier ta réponse (…).

Moi je puis te parler de ce qui est du domaine de la doctrine chrétienne. Mais toi qui penses que le comment de la création et ce qui se passe dans le ciel sont de son domaine, il te faut me répondre sur tout cela. Et ta réponse une fois donnée, il te la faudra prouver ! Mais avant qu’à ce sujet tu prennes la parole, si du moins tu as quelque chose à dire qu’aurait mis au point celui que tu suis, je vais d’abord t’apprendre ce que j’ai promis : pourquoi l’Apôtre a-t-il dit : imparfait notre savoir, imparfait notre prophétie (I Co 8, 12) (…).

Parvenu à ce point, j’exigeais de toi une réponse et tu m’as dit que Mani vous avait enseigné le commencement, le milieu et la fin, le cours du soleil et de la lune et d’autres choses du même acabit que j’ai montré ne concerner en rien la doctrine chrétienne. »

Contre Félix I, 10. BA 17, p. 667-671

Augustin dans l'histoire
Origène. Le père de l’exégèse biblique, par François-Xavier NGUYEN TIEN Dung – Les quatre sens de l’Ecriture au Moyen Age

Origène. Le père de l’exégèse biblique, par François-Xavier NGUYEN TIEN Dung

Il faut donc écrire trois fois en son âme pensées des saintes lettres.

Au cours de l’audience du 25 avril, le pape Benoît XVI a reconnu en Origène « l’une des plus remarquables » parmi les « grandes personnalités de l’Eglise antique »[1]. Qu’est-ce qui caractérise sa théologie pour qu’il soit devenu « réellement l’une des personnalités déterminantes dans tout le développement de la pensée chrétienne » ? Sans doute est-ce parce que la Bible est la base de sa théologie. « Faire la théologie était pour lui essentiellement expliquer, comprendre l’Ecriture ». Grâce à Origène, l’étude de la Bible est devenue une véritable science. Ses commentaires et ses homélies étaient lus et largement utilisés, même par ses détracteurs. Il est considéré comme le père de l’exégèse biblique pour avoir commenté tous les Livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, et il est l’un des premiers grands philosophes chrétiens. Nous évoquerons d’abord brièvement sa vie, puis nous présenterons sa méthode exégétique.

Regard sur la vie d’Origène

Origène est né vers 185 à Alexandrie en Egypte, une ville fondée en 332 av. Jésus-Christ par Alexandrie le Grand qui lui donna son nom[2]. Ce lieu d’origine fut pour lui une chance extraordinaire. Alexandrie était non seulement le carrefour du commerce méditerranéen, mais c’était aussi une ville riche en rencontres et en découvertes intellectuelles, notamment dans le domaine de pensée philosophique et religieuse. On peut constater qu’on y pratiquait déjà à l’époque l’inculturation : le vieux paganisme égyptien fut entièrement hellénisé, les anciens dieux portant désormais des noms grecs. Le milieu juif lui-même s’ouvrit à ces multiples courants de pensée : on osa même traduire la Parole de Dieu dans la langue de tous les jours, le grec. Philon d’Alexandre, à l’époque de Jésus, utilisa déjà les méthodes en usage dans cette ville, telle que la signification symbolique des histoires mythologiques, méthode qu’il appliqua livre de la Genèse, dans le but de dévoiler la vraie intelligence de l’Ecriture.

L’atmosphère intellectuelle de cette ville cosmopolite a sans doute favorisé la formation du futur père de l’exégèse biblique. Mais c’est l’école biblique familiale qui fut le véritable lieu où il acquit les bases nécessaires à sa vocation de chercheur. La famille d’Origène était une famille lettrée baptisée, plus attachée à l’Ecriture Sainte qu’à la philosophie. Héritier de cet esprit familial, sans négliger les études profanes, Origène apprit d’abord la Bible selon une méthode sévère. Son père, Léonide, chrétien instruit possédait une bibliothèque de livres anciens. Chaque jour il exigeait de son fils aîné qu’il apprenne par cœur des passages de la Bible. Et le soir, l’enfant devait non seulement réciter les extraits demandés, mais aussi les résumer ou les expliquer autrement. Cette méthode devait vérifier si l’enfant avait bien compris ce qu’il récitait. Mais chaque fois, son père était étonné non seulement par la compréhension du texte dont faisait preuve son fils, mais aussi par sa curiosité intempestive qu’il manifestait les questions posées sur les passages appris.

En 202, sous le règne de Septime Sévère, l’Église d’Alexandrie fut persécutée et Léonide subit le martyre. Origène voulut lui aussi mourir en martyr, mais sa mère réussit à l’en empêcher en cachant ses vêtements. La mort de Léonide laissa sans ressources une famille de neuf personnes, dont les biens avaient été confisqués. Origène devint le protégé d’une dame riche de la haute société. Mais, comme cette dame accueillait aussi chez elle un hérétique du nom de Paul, il semble qu’Origène qui professait la plus stricte orthodoxie ne soit resté chez elle que peu de temps. Il fut dès lors obligé de travailler pour faire vivre ses frères et sœurs.

En 215, bien que très jeune, il succède à Clément d’Alexandrie à la tête de la Didascalée, l’École théologique d’Alexandrie (école catéchétique).

En 215, bien que très jeune, il succède à Clément d’Alexandrie à la tête de la Didascalée, l’École théologique d’Alexandrie (école catéchétique). Pour être entièrement autonome, il vendit sa bibliothèque pour une somme qui lui assura un revenu net de 4 oboles par jour, ce qui lui suffisait pour vivre en raison de son extrême frugalité. Enseignant toute la journée, il consacrait à l’étude de la Bible la plus grande partie de ses nuits, menant une vie d’ascète. Selon certaines traditions, il portait si loin ce souci de rigueur que, puisqu’il enseignait à des femmes aussi bien qu’à des hommes, craignant que cette situation pût scandaliser les païens, il se châtra, suivant à la lettre Matthieu 19:12 : « il y a des eunuques qui se sont faits eux-mêmes eunuques pour le royaume des cieux », et Marc, verset 9:43 : « si ta main est pour toi une occasion de chute, coupe-la ». S’il se livra à une telle action, c’est qu’il estimait que le chrétien devait suivre l’enseignement de son maître sans la moindre réserve. Plus tard, il jugera différemment. Dans son enseignement donné à Césarée Maritime, il regrettera son geste, l’attribuant à l’erreur que constitue une lecture littérale des Écritures. La vérité historique de cette castration a été mise en doute par certains de ses disciples, l’attribuant à un racontar répandu par les adversaires d’Origène qui cherchaient à ternir sa réputation.

En 230, Origène est ordonné prêtre en Palestine mais son évêque d’Alexandrie, Démétrius, lui reproche ses mutilations qui selon les canons le rendaient inapte au sacerdoce. Malgré le soutien des évêques et une assemblée conciliaire, Démétrius le destitue de ses fonctions et l’excommunie. En 231, Origène quitte Alexandrie pour rejoindre Césarée, en Palestine, où il continue d’expliquer l’Écriture et fonde une nouvelle école attirant les jeunes gens les plus remarquables dont Grégoire le Thaumaturge. En 250, sous le règne de Dèce, il subit la persécution et, bien qu’emprisonné et torturé, il ne cesse d’écrire pour encourager ses compagnons. Il compose son livre Contre Celse, un adversaire du christianisme. Ayant retrouvé la liberté, il meurt en 254, probablement des suites de ses blessures. Selon saint Jérôme, il serait mort à Tyr, et aurait été enterré dans la cathédrale.

De la lettre à l’esprit

Trois ordres de réalités à la fois distincts et liés : le sens littéral, allégorique, spirituel

Comment lire la Bible ? Quand on lit la Bible, on y aperçoit une diversité de sens, soit juxtaposés, soit étagés en profondeur, pour répondre ainsi aux diverses capacités subjectives. D’un point de vue plus objectif, Origène distingue une triple signification dans l’Ecriture, formant un système organique qui rapporte ces significations à trois ordres de réalités à la fois distincts et liés : le sens littéral, allégorique, spirituel[3]. Commençons par la base : le sens littéral.

  • Le sens littéral. A presque chaque page de ses commentaires ou de ses homélies, Origène rappelle que la Bible est pleine de mystères. Il y en a tant qu’il est impossible de les apercevoir tous. Plus nous avançons dans notre lecture, plus ces mystères s’accumulent. Rien, dans l’Ecriture, n’est dû au hasard, rien n’est rapporté en vain. Partout s’y cachent des intentions secrètes. Les moindres détails de vocabulaire, les moindres anomalies de rédactions sont le signe d’un nouveau mystère. Mais ce caractère mystérieux de la Bible n’est pas affirmé au détriment de son caractère historique. L’esprit ne veut pas détruire le texte. De même que la réalité du monde visible figure le monde invisible, de même la réalité de l’histoire biblique figurera les choses du salut et leur servira de fondement. Les faits et gestes des personnages qu’elle met en scène sont pleins, dans leur réalité même, d’un sens mystérieux. Si Origène met avec insistance l’accent d’abord sur le sens littéral, c’est pour lutter contre le docétisme. Ce dernier veut séparer le Christ de sa préparation en Israël. Or, selon Origène, dans l’Ecriture comme dans sa vie terrestre, le Logos se donne un corps. Le sens spirituel a besoin du sens historique pour être incorporé. C’est pour cette raison que, dans l’étude biblique, il faut commencer par considérer l’aspect sensible, littéral et historique. Si c’est nécessaire, il faut prendre en considération la géographie ou la topographie pour parvenir à une connaissance intégrale. Le sens littéral est la base de l’intelligence spirituelle. C’est pour cette raison qu’Origène appelle le sens littéral ou historique le « sarkos », c’est-à-dire la chair ou le corps de l’Ecriture.
  • Le sens allégorique. Après avoir exposé le sens littéral, le lecteur doit s’interroger sur le sens plus intérieur qui s’y cache, quelle « allégorie » il contient. Cette étape du sens allégorique ou moral permet d’expliquer des passages difficiles, absurdes et même immoraux dans la Bible. Par exemple, quand le Seigneur ordonne de s’arracher l’œil plutôt que de regarder une femme avec convoitise (Mt 5, 28), on ne doit pas s’enfermer dans le sens littéral. Quand la Bible rapporte l’inceste des filles de Lot, il ne faut pas trop vite crier au scandale, car le récit comporte un enseignement supérieur qui le justifie : d’un côté, on peut lui donner un sens allégorique, et de l’autre côté, on peut y trouver même quelque excuse. Ou bien quand on voit le conflit qui se joue dans l’âme du patriarche Abraham entre l’amour paternel et le devoir de l’obéissance à Dieu lui demandant de sacrifier sons fils, il faut se garder d’accuser Dieu pour son manque de miséricorde, mais il faut aller au bout du récit pour comprendre qu’Isaac et le bélier sont des figures de l’Agneau de Dieu. Ou encore, quand la Bible parle de l’union d’Abraham et de Céthura (voir note), ou du Pharaon qui, après la mort de Joseph, devient le persécuteur des Hébreux, ces faits n’ont pas été retenus au titre de l’histoire…mais ils ont été écrits pour notre instruction. Cela dit, avec le sens allégorique, on est d’une certaine manière, entré dans le sens spirituel. La frontière entre ces deux sens n’est pas toujours claire.
  • Le sens spirituel. Aux yeux d’Origène, il n’y a pas d’opposition entre le sens littéral et le sens spirituel, mais une continuité. L’esprit est dans la lettre comme le miel dans le rayon. Cependant, le sens spirituel tient la place la plus importante. C’est le sens spirituel qui donne sa vraie valeur au texte, en justifiant en même temps la lettre dans sa littéralité. Que signifie alors le sens spirituel ? Il vise à voir le Christ dans la lettre. Comme le mot l’indique, c’est l’Esprit Saint qui nous fait comprendre le contenu christologique de l’Ecriture. C’est le Christ qui permet une lecture spirituelle de l’histoire. Dans cette perspective, on doit comprendre d’une certaine manière l’Ancien Testament comme un Logos qui prend corps dans l’histoire de l’humanité avant même son Incarnation dans la chair. Cela dit, le sens spirituel n’est rien d’autre que le Nouveau Testament. Et le Christ est le Nouveau Testament même. La lecture au sens spirituel amène toujours à la conversion au Christ. Autrement dit, nous devons comprendre l’Ecriture à l’école du Christ dans l’Esprit. Avec cette lecture, « la loi est toujours nouvelle, et les deux Testaments sont pour nous un Nouveau Testament, non pas par leur date dans le temps, mais par la nouveauté du sens […] A l’opposé, pour les pécheurs et pour ceux qui ne respectent pas le pacte de la charité, même les Evangiles vieillissent »[4].

Conclusion

Ces trois niveaux correspondent à la compréhension de l’homme comme être tripartite, à savoir le corps, l’âme et l’esprit.

Selon Origène, l’Ecriture comporte donc trois sens. L’interprétation au sens littéral ou historique s’en tient à la relation même des faits ou de textes des lois. Le sens moral cherche l’application qui doit en être faite à l’âme, sans qu’intervienne forcément encore une donnée chrétienne. Enfin le sens mystique cherche à montrer en quoi le texte est relatif au Christ, à l’Eglise et à toutes les réalités de la foi. Ces trois sens, bien qu’ils soient différents, ne sont pas contradictoires et se complète l’un par l’autre. La compréhension de l’Ecriture sainte à partir de ces trois sens révèle ainsi une pédagogie divine :

« Dans les proverbes de Salomon il est dit à propos des préceptes divins : « Transcris-les trois fois dans ta volonté et ton intelligence, afin de répondre des paroles de vérité à ceux qui t’interrogent. » Il faut donc écrire trois fois en son âme les pensées des saintes lettres. Les simples s’édifieront de ce que nous pouvons appeler la chair de l’Ecriture- nous voulons dire le sens direct ; ceux qui sont plus avancés profiteront de ce qui est comme l’âme ; les parfaits, selon le mot de l’Apôtre…, jouiront de la loi spirituelle qui contient l’ombre des biens à venir… »[5].

La compréhension de l’Ecriture apparaît ainsi dans la logique d’une perspective mystique intégrale de l’histoire sainte : il y a trois Testaments (Ancien, Nouveau, l’Eglise), trois Pâques (juive, cène, banquet dans le Royaume) et trois peuples (Israël, l’Eglise et l’assemblée du Royaume). Ces trois niveaux correspondent à la compréhension de l’homme comme être tripartite, à savoir le corps, l’âme et l’esprit.

François-Xavier Nguyen Tien Dung
Augustin de l’Assomption (Paris)

Les quatre sens de l’Ecriture au Moyen Age

Pour le Moyen Age, comme pour Augustin, l’Ecriture est une « forêt de symboles » dont le sens est inépuisable. Afin d’en déchiffrer le sens multiple, Augustin s’était donné des règles d’interprétation, s’en tenant surtout à la distinction entre d’un côté le sens littéral, et de l’autre le sens spirituel, avec ses ramifications multiples. Le Moyen Age amplifiera cette tendance à lire l’Ecriture à plusieurs niveaux. Il ne faut cependant pas trop vite attribuer à Augustin la paternité des quatre sens dont le Moyen Age abusera. Ces quatre sens ont été exprimés en vers par Augustin de Dacie, mort en 1282 :

Littera gesta docet, quid credas allegoria,
Moralis quid agas, quo tendas anagogia.

La lettre instruit des faits qui se sont déroulés,
L’allégorie apprend ce que l’on a à croire,
Le sens moral apprend ce que l’on a à faire,
L’anagogie apprend ce vers quoi il faut tendre[6].

1. Sens littéral ou historique

A un premier niveau, il faut considérer la lettre. L’Ecriture est un recueil de faits (gesta) de tous ordres, physiques, psychologiques, mais aussi de traditions historiques et d’événements. L’exégèse doit d’abord s’attacher au sens littéral, ce que fait aujourd’hui la méthode historico-critique. Celle-ci s’est développée surtout à partir du XIXe siècle, sous l’influence de la critique historique. Augustin ne l’ignorait pas. Il avait en particulier le souci d’établir des versions correctes du texte biblique en vérifiant l’exactitude des traductions latines sur le grec ou l’hébreu. Il avoue ainsi sa préférence pour l’Itala à toute autre, « car elle serre de plus près les mots tout en rendant clairement la pensée » (De doctrina christiana II, 15, 22. BA 11/1, p. 169). Ce premier niveau d’interprétation entend respecter les faits. S’il ne doute pas de l’exactitude des faits rapportés, Augustin ne croit cependant pas utile de s’y attarder, car « l’Esprit de Dieu, qui parlait par leur bouche (des auteurs sacrés), n’a pas voulu enseigner aux hommes un savoir inutile au salut » (De genesi ad litteram II, 9, 20. BA 48, p. 177).

2. Sens allégorique ou figuratif

A un deuxième niveau vient le sens allégorique qui cherche à établir la réciprocité entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Ici, saint Paul a ouvert la voie lorsque, à propos d’Agar, l’esclave, et de Sara, la femme libre, il déclare : «Il y a là une allégorie : ces femmes sont en effet les deux alliances…» (Ga 4, 24). (Cf. aussi Jn 5, 36 et 46 : C’est à mon sujet que parle l’Ecriture). Dans cette ligne, Pascal dira : l’Ancien Testament est figure du Nouveau, la clef de voûte des deux étant Jésus-Christ, « J.-C. que les deux Testaments regardent, l’Ancien comme son attente, le Nouveau comme son modèle, tous deux comme leur centre » (S 7/L 388). Saint Augustin, soulignant le rapport entre les deux Testaments, exprimait cette concordance ainsi : Novum Testamentum in Vetere latet, et Vetus in Novo patet ! Le Nouveau Testament, c’est-à-dire le Christ, est caché dans l’Ancien, tandis que l’Ancien est dévoilé dans le Nouveau, dont il n’est qu’une « première esquisse[7] ».

3. Sens moral ou tropologique

A un troisième niveau, l’Ecriture est comprise comme un Livre de vie. Ce que l’Ecriture attend du croyant, c’est non d’abord qu’il fasse preuve d’érudition, mais qu’il y puise des normes pour sa conduite. Jésus qui «entre dans une maison », notation anodine au sens littéral, évoque aussitôt pour Maître Eckhart l’hospitalité que l’âme doit offrir au Christ. Le sens moral est dit tropologique, terme grec (tropos) qui évoque les «orientations de la vie intérieure», la manière de se conduire. Saint Augustin était particulièrement sensible à cette dimension morale, disons mieux existentielle de l’Ecriture. « De cette cité (qui est le corps du Christ), loin de laquelle nous voyageons, des lettres sont arrivées jusqu’à nous : ce sont les Ecritures qui nous exhortent à bien vivre » (En. in Ps 90, 2, 1).

4. Sens anagogique ou eschatologique.

Le quatrième niveau souligne la dimensions mystique de l’Ecriture. Celle-ci trace le chemin ascentionnel vers la Cité de Dieu. Pourquoi les Ecritures nous sont-elles données, sinon pour nous conduire à notre patrie céleste ? C’est ce que soulignait déjà saint Augustin : les Ecritures nous sont données non pour nous instruire sur les astres, mais pour tracer le chemin à suivre pour aller au ciel. Dans l’Evangile, le Christ « voulait faire des chrétiens, non des astrologues » (Contre Félix I, 10). On y apprend non pas comment va le ciel, mais comment aller au ciel, c’est-à-dire comment « atteindre la béatitude » (De genesi ad litteram II, 9, 20). Quand on lui disait que sa théorie de l’héliocentrisme le mettait en contradiction avec l’Ecriture, Galilée s’est empressé de se placer sous l’autorité d’Augustin, en invoquant justement ce paragraphe de son commentaire de la Genèse au sens littéral (cf ib. BA. p ; 176).

Cette superposition de sens des Ecritures, telle que l’a pratiquée le Moyen Age, dans la ligne de saint Augustin, ne va pas sans excès. Conscient des déviations possibles, Hugues de Saint-Victor mettait déjà en garde contre les interprétations abusives, qui s’écartaient trop facilement de la lettre sous prétexte d’allégorie. « L’intelligence spirituelle ne se recueillant qu’à partir de ce que la lettre propose en premier lieu, je m’étonne que certains aient l’audace de se targuer d’être docteurs en allégorie, alors qu’ils ignorent encore la première signification de la lettre[8]». On interprète toujours en fonction d’une certaine idée de la vérité qui nous habite avant toute interprétation, et qui, pour Augustin, n’était autre que la foi chrétienne, sa foi dans le Christ et l’Eglise, autrement dit le Christ total.

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption
Paris

Note d’Augustin sur Céthura.

A propos de Céthura, la femme que Abraham épousa après la mort de Sara, Augustin identifie, dans La Cité de Dieu, XVI, 34 (­BA 36, p. 299 s.), Céthura (à la fois désignée comme épouse et concubine) avec les hérétiques et les Juifs, dont elle est la figure, ayant eu des « présents », mais s’étant éloignés de l’« héritage ».

Quel sens donner au mariage d’Ahraham avec Céthura après la mort de Sarra (Gen 25, 1) ? Loin de nous de le soupçonner d’incontinence, surtout à cet âge avancé et dans la sainteté de sa foi. Cherchait-il encore des enfants, alors que déjà sur la promesse de Dieu, il croyait d’une foi inébranlable à l’accroissement de ses fils, par Isaac, comparable aux étoiles du ciel et au sable de la terre ? Certes, si d’après l’enseignement de l’Apôtre, Agar et Ismael (Ga 4, 24) ont figuré les hommes charnels de l’ancienne alliance, pourquoi Céthura et ses fils ne seraient-ils pas l’image des hommes charnels qui pensent appartenir à la nouvelle ? Toutes deux, en effet, sont appelées à la fois épouses et concubines, tandis que Sarra n’est jamais nommée concubine (…). Voici donc l’une et l’autre appelées épouses. Mais on trouve que toutes deux ont été concubines, l’Ecriture le dit ensuite : « Abraham donna tous ses biens à Isaac et fit des présents aux fils de ses concubines, et dès son vivant, il les envoya loin de son fils Isaac, vers l’Orient, vers la terre du Levant » (Gen 25, 5). Les fils des concubines reçoivent donc quelques présents, mais ils ne parviennent pas au royaume promis ; ni les hérétiques, ni les Juifs charnels, car en dehors d’Isaac personne n’est héritier. Ce ne sont pas les fils de la chair qui sont les fils de Dieu, mais ce sont les fils de la promesse qui sont réputés dans la postérité, ceux dont il est dit : « En Isaac une postérité sera nombreuse pour toi ». De fait, je ne vois pas pourquoi Céthura, accueillie après la mort de l’épouse, est appelée concubine, sinon à cause de ce mystère. Quiconque refuse de recevoir ce sens dans sont interprétation, qu’il se garde de calomnier Abraham !

Augustin aujourd'hui
Tendances actuelles de l’exégèse, par Sophie RAMOND – Dispositions spirituelles en vue d’une « bonne pratique » des Ecritures

Tendances actuelles de l’exégèse, par Sophie RAMOND

Dans l’avant-propos de Jésus de Nazareth, Joseph Ratzinger, Benoît XVI, tout en reconnaissant l’importance de la méthode historico-critique, en souligne les limites et précise qu’elle n’épuise pas le travail d’interprétation des textes bibliques. Faut-il déclarer la mort de l’exégèse historico-critique ? Et que dire de nouvelles approches apparues par la suite ? Le présent article se veut un bref parcours de l’évolution de la science exégétique, pour en dégager les tendances actuelles.

Pertinence toujours actuelle de l’exégèse historico-critique

L’exégèse a alors dû redéfinir les objectifs de sa recherche en la situant à la croisée de deux démarches critiques : une critique interne qui établit le texte à partir des langues et manuscrits anciens et en permet l’analyse littéraire ; une critique externe qui situe le texte dans une histoire.

L’exégèse historico-critique s’est constituée au 19ème siècle comme une méthode de lecture scientifique des textes, capable de répondre au défi intellectuel représenté par la philosophie des Lumières et par la naissance des sciences humaines, par les progrès scientifiques de ce siècle remettant en cause le statut de la Bible comme livre de tous les savoirs et semblant apporter une contradiction chaque jour plus pertinente à la thèse de l’inerrance absolue du texte biblique. Les recherches archéologiques et les données épigraphiques ont également provoqué une remise en cause de la Bible : elles ont exigé de situer le texte dans son milieu et dans son contexte de production. On découvrait, en effet, que le texte biblique a pu être inspiré par des écrits du Proche Orient ancien, qui ont existé avant la Bible : le texte de la Genèse, que l’on croyait directement révélé par Dieu, a été influencé par la littérature babylonienne. L’exégèse a alors dû redéfinir les objectifs de sa recherche en la situant à la croisée de deux démarches critiques : une critique interne qui établit le texte à partir des langues et manuscrits anciens et en permet l’analyse littéraire ; une critique externe qui situe le texte dans une histoire.

Cette mutation de l’exégèse biblique ne s’est pas faite sans heurts ni résistances. L’encyclique Divino afflante Spiritu, promulguée par Pie XII en 1943, proposera des pistes permettant d’honorer les résultats proprement historiques et invitera à prendre en considération les conditions socio-historiques de production des textes bibliques. Comme l’écrit P.M. Beaude, « l’encyclique apparut comme une vraie libération et, pourrait-on dire, comme la charte des études bibliques. Elle favorisait le développement de l’exégèse critique, philologique et historique à un moment où certains mouvements refusaient de l’accepter pour en rester à une exégèse de type allégorique ou spirituel. Elle favorisait l’étude du sens littéral…. »[1]. Le concile Vatican, la constitution dogmatique Dei Verbum, définira à nouveau que l’exégèse biblique a la charge de manifester le sens du texte, en tenant compte des données de la critique historique. Elle invite à aller au-delà du texte biblique pour mettre à jour l’intention et les intérêts de ses auteurs.

L’exégèse historico-critique a donc pour buts de reconstituer le plus précisément possible les différentes étapes de la composition littéraire des textes bibliques et de repérer leur contexte historique. Ses étapes sont : la critique textuelle, l’histoire des traductions, les recherche des sources, l’établissement des genres littéraires, l’histoire de la tradition et la critique de la rédaction. Par ailleurs, le travail sur les textes bibliques suppose l’étude des langues, l’archéologie, l’histoire des religions et la littérature comparée. La critique historique est ainsi reconnue comme un moment nécessaire de la lecture. « Se passer de l’approche historique et critique, c’est risquer de laisser dire n’importe quoi et de perdre la mémoire (…) L’histoire doit garantir la vérité de notre rapport au passé. L’approche historico-critique évite les pièges du fondamentalisme (…) Elle invite de concevoir la révélation comme l’arrivée d’un monde sans chair, sans relais, sans médiations, sans lois. Elle permet ainsi de développer une théologie où le salut de Dieu rencontre l’histoire selon les lois d’une réelle incarnation de la Parole »[2].

A partir des années 1970, l’exégèse historico-critique sort d’elle-même, interpellée par d’autres disciplines, par d’autres sciences du texte : la sémiotique littéraire, la sociologie et la littérature…. On s’aperçoit de l’importance des outils qui permettent de rendre lisible un texte. C’est dire que l’exégèse historico-critique a connu de considérables évolutions, d’un point de départ où les questions de l’histoire du texte étaient prépondérantes à un croisement avec d’autres approches, en particulier narrative et sociologique, jusqu’à en venir à se rendre attentive au processus permanent de relecture intrabiblique.

Si une tendance historicisante a pu être reprochée à l’ancienne exégèse historico-critique, il ne conviendrait cependant pas que succède l’excès inverse, à savoir celui d’un oubli de l’histoire, par des lectures se voulant exclusivement synchroniques. Il n’en reste pas moins qu’en se centrant sur la question de l’écriture du texte, de l’histoire de sa composition et de son enracinement historique, l’exégèse historico-critique laisse de côté la question du lecteur. Le risque des études historiques des textes, outre d’oublier le texte lui-même en portant presque exclusivement l’attention sur les étapes qui ont précédé et permis le texte actuel, est de ne pas prendre en compte le lecteur actuel. S’il ne faut pas les éconduire, il convient de prendre tout autant en compte la nécessité de lire les textes bibliques comme des récits et des discours construits selon une grammaire narrative et de les envisager selon un processus de communication.

La prise en compte de l’art littéraire de la Bible

Les travaux de H. G. Gadamer, puis de P. Ricœur vont, de ce point de vue, avoir une influence considérable sur l’épistémologie de l’exégèse biblique en milieu francophone et vont participer à la remise en question de la stricte séparation entre pôles de l’écriture et de la lecture.

Les approches proprement littéraires des textes bibliques font désormais partie des méthodes d’analyse utilisées par les exégètes. Mettant, en effet, à profit les travaux de la nouvelle critique littéraire, née aux Etats-Unis entre 1920 et 1960, l’exégèse, quelques années plus tard, ouvrait une nouvelle voie d’accès au texte biblique, attentive à la stratégie narrative déployée par le narrateur en direction du lecteur[3].

Les travaux de H. G. Gadamer, puis de P. Ricœur vont, de ce point de vue, avoir une influence considérable sur l’épistémologie de l’exégèse biblique en milieu francophone et vont participer à la remise en question de la stricte séparation entre pôles de l’écriture et de la lecture. L’interprétation d’un texte biblique est toujours, en effet, effectuée par un lecteur qui appartient à une tradition déterminée ; par ailleurs, le texte biblique doit être considéré dans le cadre d’un processus de communication qui le livre à ses différents lecteurs. Comme le souligne P. Ricœur, la lecturexe « analyse narrative:lecture »[4] Le texte place les lecteurs devant eux-mêmes ; la narration les invite à jouer l’intriguexe « analyse narrative:intrigue »xe « analyse narrative:intrigue « interpréter n’est pas seulement comprendre au sens intellectuel du terme, mais encore refigurer son monde à partir du monde du texte.[5] Comprendre, c’est donc se comprendre à neuf devant le texte.

Ces présupposés philosophiques sous-tendent donc le développement de l’analyse narrative : elle cherche précisément à intégrer l’instance représentée par le lecteur dans l’analyse des textes bibliques. Reprenant certaines intuitions de l’analyse sémiotique des textes bibliques, elle cherche à voir comment les textes bibliques reflètent tout à la fois les « intérêts » d’un auteur et visent à « construire » un lecteur.

La commission biblique pontificale reprend ce point important en affirmant : « particulièrement attentive aux éléments du texte qui concernent l’intriguexe « analyse narrative:intrigue »xe « analyse narrative:narrateur »xe « analyse narrative »xe « analyse narrative:lecteur »xe « analyse narrative:récit »xe « analyse narrative:récit »xe « analyse narrative:lecteur »[6].

Le récitxe « analyse narrative:récit »medium dans lequel le lecteurxe « analyse narrative:lecteur »Histoires hassidiques, Martin Buberxe « Buber »xe « analyse narrative:récit »xe « analyse narrative:récit »xe « analyse narrative:récit »[7] Devant un récitxe « analyse narrative:récit »xe « analyse narrative:lecteur »

Mais que dire du rapport de l’analyse narrative avec la critique littéraire et historique classique ? Comment articuler méthodes synchroniques et diachroniques des textes bibliques ? Le document ci-dessus cité de la commission biblique pontificale propose une juxtaposition des méthodes, mais comment développer une interface entre les deux types d’approches ? La première méthode synchronique, la sémiotique biblique qui s’intéressait au texte biblique comme réseau de signifiants, a probablement échoué à penser ses rapports avec l’étude diachronique des textes. Tout au moins peut-on constater qu’un antagonisme a eu lieu entre deux « écoles » : d’un côté, les sémioticiens qui laissaient de côté la question des conditions de production du texte, de l’autre, les tenants de la méthode historico-critique, qui laissaient de côté la dimension canonique, mais aussi le pôle de lecture du texte. Comment honorer donc, en narrativité, la dimension historique et confessante de la révélation biblique ? La question de l’articulation d’une logique privilégiant l’herméneutique de la lecture et d’une lecture qui se rend attentive à la particularité historique de la révélation, à son contexte historique d’énonciation, n’est probablement pas tranchée dans les débats actuels, au point que l’alternative entre la constitution d’interfaces entre ses approches et l’acception d’une tension entre elles reste ouverte. Le moment d’un débat épistémologique entre analyse narrative et recherche historique de l’exégèse critique, entre synchronie et diachronie est sans doute venu…

La critique canonique

La lecture canonique, expression qui traduit celle forgée en anglais par J. A. Sanders : canonical criticism, recouvre une assez grande variété d’approches de textes bibliques, dont le point commun est l’attention à la formation, la nature, la fonction et l’autorité du canon. Dans tous les cas, il s’agit d’interpréter les textes dans leur forme finale et dans leur contexte canonique, à l’intérieur d’un livre, puis dans le contexte plus large de l’Ancien ou du Nouveau Testament. L’attention se porte donc sur le canon comme ensemble, par contraste avec les morcellements auxquels la critique des formes a pu aboutir parfois.

Cette méthode de lecture est celle que Benoît XVI se propose de suivre en reprenant le projet de l’exégèse canonique qui vise à lire les différents textes en les rapportant à la totalité de l’Ecriture unique. Faisant ainsi on peut discerner « qu’il existe une direction dans cet ensemble, que l’Ancien et le Nouveau Testament ne peuvent être dissociés. Certes, l’herméneutique christologique, qui voit dans Jésus-Christ la clé de l’ensemble et qui partant de lui, comprend la Bible comme un unité, postule un acte de foi, et qu’il ne peut résulter d’une méthode purement historique. Mais cet acte de foi est intrinsèquement porteur de raison, d’une raison historique : il permet de voir l’unité interne de l’Ecriture et, par là, d’avoir une compréhension nouvelle des différentes phases de son cheminement, sans leur retirer leur originalité historique »[8]. L’exégèse canonique de ce fait prolonge la méthode historico-critique et la transforme en théologie.

En guise de conclusion, une dernière remarque encore

Il convient sans doute de rappeler, comme nous y invite aussi Benoît XVI, l’importance de la fréquentation de l’Ecriture dans les lieux où se dit la foi. Comme le défendait H. de Lubac, pétri des Pères de l’Eglise et sensible aux quatre sens de l’Ecriture[9], le sens spirituel de l’Ecriture est affaire de vie spirituelle au sein de l’Eglise : il parle à l’intelligence et au cœur des croyants qui cherchent à faire fructifier dans leur vie la Parole[10]. Les Ecritures s’accroissent en grandissant dans l’esprit des lecteurs. D’une part alors il convient probablement de relever quelques caractéristiques de l’herméneutique ancienne, non seulement parce qu’elle constitue le socle des traditions chrétiennes ultérieures mais aussi parce qu’elle exerce une fonction exemplaire à l’égard de tout effort théologique. « Dans le courant de la grande Tradition, la contribution particulière de l’exégèse patristique consiste en ceci : elle a tiré de l’ensemble des Ecritures les orientations de base qui ont donné forme à la tradition doctrinale de l’Eglise et elle a fourni un riche enseignement pour l’instruction et la nourriture spirituelle des fidèles »[11]. D’autre part, il s’agirait de pouvoir articuler un travail scientifique et critique de l’Ecriture et le travail de la foi ; une articulation qu’il reste sans doute encore à faire progresser…

Sophie RAMOND
Religieuse de l’Assomption
Institut catholique de Paris

Dispositions spirituelles en vue d’une « bonne pratique » des Ecritures

L’exégèse des Ecritures est dominée, depuis deux siècles, par la méthode historico-critique. Dans l’Eglise catholique, celle-ci gagna ses lettres de créance tardivement, avec l’encyclique de Pie XII Divino Afflante Spiritu (1943). Elle a permis d’incontestables progrès dans l’intelligence des textes scripturaires. Mais elle a aussi montré ses limites. Sa prétention scientifique à être exclusive est aujourd’hui mise en question. Comme l’écrit Ignace de la Potterie, elle « ignore quasiment l’apport de l’exégèse des Pères et celle du Moyen Age ». Quoi qu’il en soit de ce grief, il est indéniable qu’elle ne rend pas justice à la totalité du texte biblique.

L’Ecriture s’accommode mal de la neutralité scientifique, mais sollicite une implication de toute l’existence. Selon les Pères, quatre attitudes[12] ou manières d’être sont requises, plus ou moins accentuées chez les Pères, que nous illustrerons par des références à Augustin. On n’oubliera pas qu’il prend place dans une longue tradition, dont l’une des figures les plus éminentes est Origène. Ces quatre attitudes sont : l’humilité, la conversion, la prière, l’amour. Ensemble, elles forment dans la tradition patristique la « bonne pratique » des Ecritures.

1. L’humilité. C’est la disposition fondamentale. Qui « s’enfle » s’éloigne de Dieu et se rend incapable de comprendre sa Parole. Dans les Confessions, Augustin attribue l’échec de son premier contact avec l’Ecriture justement à son manque d’humilité. « Mon orgueil répudiait sa simplicité, et mon regard ne pénétrait pas ses profondeurs. Et c’était pourtant cette Ecriture qui veut croître avec les petits : mais je dédaignais d’être petit ; et enflé de vaine gloire, je me croyais grand » (III, 5, 9). Dans le sermon 51, 5 (daté de 403, selon Pierre-Marie Humbert), Augustin revient sur le même sujet : à qui manque d’humilité, les Ecritures restent incompréhensibles.

« Moi qui vous parle, je me trompais dans le passé lorsque, encore jeune, je voulais amener dans l’étude de l’Ecriture les subtilités de la discussion et non pas l’esprit de piété. Moi, avec ma conduite dépravée, je fermais au Seigneur la porte à laquelle je devais frapper pour qu’elle s’ouvrît alors que je faisais tout pour qu’elle restât fermée. Je cherchais avec orgueil ce que seule l’humilité peut découvrir » (Sermon 51, 5)

2. La conversion. C’est la deuxième disposition requise. « Lorsqu’on se convertit au Seigneur, le voile est levé » (2 Co 3, 16). Origène commentait ainsi ce texte paulinien : « C’est dire que la cause de l’enlèvement du voile est notre conversion au Seigneur. » On sait le rôle capital que cette parole de Paul a joué dans l’herméneutique augustinienne. Pour lui, « c’est la bonne conduite qui mène à la compréhension de la Parole » (in Jo Ev. 18,7). Juste auparavant, il expliquait que ce n’est pas la lumière qui nous manque, mais c’est nous qui manquons à la lumière. « La Sagesse est présente, mais elle est présente à un aveugle ». Il faut donc purifier notre regard :

« Que doit-il faire ? Purifier ce par quoi Dieu peut-être vu. De la même manière, s’il ne pouvait pas voir parce qu’il a les yeux souillés et blessés sous l’effet d’une poussière, du pus ou de la fumée, le médecin lui dirait : enlève le mal de ton œil pour que tu puisses voir la lumière de tes yeux. La poussière, le pus, la fumée, ce sont les péchés et les iniquités ; enlève tout cela, et tu verras la Sagesse qui est toujours présente, car c’est Dieu qui est la Sagesse elle-même… » (in Jo Ev. 1, 19)

3. La prière. Augustin n’a pas seulement lu et commenté l’Ecriture. Il la priait. Il est probable que l’invitation à aborder l’Ecriture dans une attitude de prière lui vient de la bouche d’Ambroise : « La lecture doit être accompagnée de la prière afin que puisse s’ouvrir le dialogue entre Dieu et l’homme, parce que quand nous prions, nous parlons avec Lui ; c’est Lui que nous écoutons lorsque nous lisons les oracles divins ». Dans les Confessions, Augustin s’adresse à Dieu, dans la prière, pour qu’Il lui « révèle le sens de ces pages » (XI, 3, 5) Quand il se heurte à une difficulté de compréhension, c’est dans la prière qu’il cherche la lumière. « Prions-le, très chers, de dénouer lui-même cette question en éclairant nos cœurs pour qu’ils voient ce qu’il dit » (in Jo Ev. 101, 5).

« Nous devons conseiller à ceux qui s’appliquent à l’étude des vénérables lettres, non seulement de prendre connaissance, dans les Saintes Ecritures, des catégories d’expression…, de les garder en mémoire, mais encore – cela est essentiel et absolument nécessaire – de prier pour comprendre » (De doct.christ. 3, 56)

4. L’amour. Comme dans une relation humaine, on ne comprend vraiment l’autre qu’en l’aimant. L’amour est la condition préalable pour entrer dans l’intelligence d’un auteur. « Qui n’a jamais eu l’idée de se faire expliquer les ouvrages d’Aristote, obscurs et peu accessibles, par un ennemi de ce philosophe ? » Ce n’est pas en détestant l’Ecriture qu’on pourra en pénétrer le sens. La première tâche qui s’impose, c’est donc de changer ses sentiments. « D’abord, je devrais t’empêcher de détester les auteurs, puis de les faire aimer » (De util. Cred. VI, 13). Car « c’est l’amour qui demande, l’amour qui cherche, l’amour qui frappe, l’amour qui découvre, l’amour enfin qui demeure dans ce qu’il a découvert » (Les mœurs de l’Eglise catholique XVII, 31).

« L’amour est l’unique perfection de l’homme, celle qui seule lui permet de jouir de la vérité telle qu’elle est. Elle nous est chantée par les deux Testaments, elle nous est par l’un et l’autre insinuée. Que calomniez-vous encore les Ecritures que vous ne connaissez pas ? Ignorez-vous combien il est maladroit de lacérer des livres que critiquent ceux-là seuls qui ne les comprennent pas et que ne peuvent comprendre ceux-là seuls qui les incriminent. En effet, il n’est pas donné de les connaître à quiconque hait, et qui les comprend ne peut que les aimer » (Ib., XXV, 46).

Ces quelques références suffisent à montrer que l’exégèse est pour Augustin autre chose qu’un exercice d’explication de texte. Il s’agit toujours d’une lectio divina, dont le but est la transformation de l’âme. L’Ecriture n’est pas à lire comme un texte du passé, mais comme une Parole vivante qui nous concerne aujourd’hui. Ce qui importe, c’est donc de lire le texte en contemporain. Quel lien entre ces attitudes et les quatre sens de l’Ecriture répertoriés au Moyen Age ? Alors que les sens distingués au Moyen Age concernent les niveaux objectifs du texte, les quatre attitudes renvoient à la disposition subjective du lecteur. Mais il n’y a pas à vouloir établir à tout prix une corrélation entre ces deux aspects. Les dispositions subjectives s’imposent à tous les niveaux du texte.

M. N.