Itinéraires Augustiniens n°32 : Guerre et Paix

On se souvient de l’appel angoissé de Paul IV à l’ONU, le 4 octobre1965 : Plus jamais la guerre ! Cet appel s’inscrivait dans la ligne de Pacem in terris (1963). Il sera repris au Concile (1965), puis dans Populorum progressio (1967). Il trouve un écho annuel dans la journée mondiale de la Paix, instaurée le 1 er janvier 1968. Jamais l’Eglise n’aura déployé un tel effort en faveur de la paix qu’en cette fin du XXe siècle, l’un des siècles les plus meurtriers.

Editorial

Plus jamais la guerre, par Marcel Neusch – Bibliographie

A défaut de pouvoir éviter toute guerre, Augustin cherche du moins à l’humaniser si possible, du moins à freiner la barbarie

On se souvient de l’appel angoissé de Paul IV à l’ONU, le 4 octobre1965 : Plus jamais la guerre ! Cet appel s’inscrivait dans la ligne de Pacem in terris (1963). Il sera repris au Concile (1965), puis dans Populorum progressio (1967). Il trouve un écho annuel dans la journée mondiale de la Paix, instaurée le 1 er janvier 1968. Jamais l’Eglise n’aura déployé un tel effort en faveur de la paix qu’en cette fin du XXe siècle, l’un des siècles les plus meurtriers.

Pour Augustin, la guerre est le signe que l’homme peut devenir un loup pour l’homme. Aussi cherchait-il à la bannir, invitant à « tuer la guerre par la parole plutôt que les hommes par le glaive » ( Lettre 229, 2). Pourtant, alors même qu’ils se font une guerre sans merci, les hommes aspirent à la paix.

A défaut de pouvoir éviter toute guerre, Augustin cherche du moins à l’humaniser si possible, du moins à freiner la barbarie. Il s’est engagé dans cette voie, d’une part en précisant les conditions d’une guerre juste ( jus ad bellum), et d’autre part en rappelant les exigences à respecter par les combattants au sein même de la guerre ( jus in bello). Sur ces deux points, sa réflexion a été décisive pour la doctrine de l’Eglise.

Depuis le 11 septembre 2001, nous sommes sous la menace d’une guerre à l’échelle mondiale. Le XXIe siècle a commencé par une aventure guerrière dont nul ne semble maîtriser le cours. Certains ne voient pas d’autre riposte qu’une guerre à outrance. Le spectre de la guerre hante plus que jamais la terre.

Si l’on ne veut pas en rester à ce que Paul VI appelait une « fausse rhétorique de paroles », on doit s’attaquer à la cause de toute guerre : l’injustice. La paix est fruit de la justice (Is 32, 17). Augustin le savait. Le dilemme est donc le suivant : gagner la paix au moyen de la guerre, ou la gagner au moyen de la justice. Seule cette deuxième option assurera au monde une paix durable.

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

Augustin en son temps

Le défi de la guerre dans la pensée d’Augustin par Marcel Neusch

En ces années-là, j’avais une femme ; ce n’était pas dans ce qu’on appelle l’union légitime que je l’avais  prise.

Celle qui deviendra la mère d’Adéodat n’était pas sa première  rencontre.  Au cours de sa seizième année déjà, alors que sa sensualité était exacerbée,  Monique, sa mère,  lui recommanda sans doute la pudeur, mais elle ne chercha nullement à « contenir  [sa virilité naissante] dans les limites de l’affection  conjugale ». Il n’était pas question à cette époque de prendre  une épouse, laquelle aurait constitué une sérieuse « entrave »  à son avenir social.  « On me lâchait les rênes », écrit-il  (Confessions II, 3, 8).  Ce n’est qu’un an plus tard, vers  371/372, qu’il fera la connaissance à Carthage de celle qui deviendra sa concubine et bientôt la mère d’Adéodat.

« Je vins à Carthage… je n’aimais pas encore et j’aimais à  aimer ! … Aimer et être aimé, c’était plus doux pour moi  si je pouvais jouir aussi du corps de l’être aimé… J’en vins à me ruer dans l’amour où je désirais me prendre… et je m’enlaçais avec joie dans des nœuds de misères » (Conf. III, 1, 1).

La rencontre dans une église

C’est sans doute dans une des nombreuses églises de Carthage qu’il fit sa première rencontre avec cette femme.  Etait-ce  hasard ou calcul ?  Augustin s’accuse en tous les cas d’avoir « osé »,  au cours de célébrations,  dans l’enceinte de l’église,  se « livrer à  ses  convoitises »  et  « négocier la possession de fruits  de mort » (III, 3, 5), ce que Serge Lancel traduit en termes clairs  : « L’étudiant y faisait les yeux doux à d’aimables jouvencelles qu’il ne songeait pas encore à draper dans les habits du péché[1] ».  Augustin vivra  avec cette femme durant une quinzaine d’années. De leur union naîtra  Adéodat, l’enfant non désiré, mais non moins aimé de ses parents, une fois venu au monde.

« En ces années-là,  écrit-il, j’avais une femme ; ce n’était pas dans ce qu’on appelle l’union légitime que je l’avais  prise, mais je l’avais dépistée dans mes vagabondages passionnés dépourvus  de prudence. Toutefois je n’en avais qu’une, et je lui gardais aussi la fidélité  du lit ; ce qui me permit de bien connaître par une expérience personnelle, la distance qu’il y a entre la réserve  du contrat conjugal, conclu en vue de la génération, et le pacte de l’amour voluptueux, où l’enfant naît  malgré le vœu contraire des parents, encore qu’une fois né il les force à l’aimer » (Conf.  IV, 2, 2).

Deux questions se posent à propos de cette liaison.  D’abord, pourquoi  Augustin n’a-t-il jamais  révélé le nom de cette femme ? Son silence a parfois scandalisé : comment peut-on être si ingrat !  Ensuite, pourquoi cette union, qui durera  quinze ans — Augustin s’en séparera en 385, date à laquelle il envisage de se marier avec une riche héritière de la société milanaise   (Conf. VI, 15, 25)  —, n’a-t-elle  jamais été scellée par un mariage légal ? A aucun moment,  Augustin ne semble avoir envisagé un tel mariage. Ne faut-il pas soupçonner dans son attitude un intérêt égoïste pour garder sa liberté ?

La femme anonyme

En réponse à la première question, on ne peut guère aller au-delà de conjectures. S’il tait le nom de cette femme, on peut penser que c’est moins par ingratitude que par discrétion. Lancel écrit : « Augustin n’avait,  que nous sachions,  aucun grief contre elle ; et même, plus positivement, il n’avait  eu qu’à se louer,  semble-t-il, de la compagne et de la mère » (op. cit. p. 51). Alors pourquoi ce silence ? Il est probable qu’Augustin ait tout simplement refusé de jeter son nom en pâture au public, par respect pour elle.  A défaut d’une réponse explicite d’Augustin, on ne s’est naturellement pas privé de broder  sur son silence.

Ainsi, encore récemment, Serge Lancel a cherché la réponse du côté de l’inconscient d’Augustin  : « Prononcer le nom, écrire le  nom de celle qui avait si  longtemps partagé sa couche, c’était retrouver l’inflexion de sa voix, respirer à nouveau le parfum de son corps. C’était faire renaître, à jamais mêlées, les joies et les blessures anciennes. La damnatio nominis  — l’oubli forcé du nom — était le lourd couvercle  posé sur la boîte aux souvenirs. » L’inconscient est insondable. Dans une note, Lancel fait une autre hypothèse : au moment d’écrire les Confessions, la mère d’Adéodat devait « probablement être enfouie dans l’incognito  de quelque communauté religieuse. En respectant son anonymat, la damnatio nominis protégeait aussi cet incognito. » Augustin a écrit qu’elle était retournée  en Afrique, jamais  qu’elle s’était retirée  dans un monastère.

Une relation  sans chaînes

A la seconde question, il semble qu’on peut apporter une réponse mieux fondée. Peter  Brown[2]  donne une double explication du concubinage d’Augustin.  D’une part, il fait observer que « ce genre de concubinage était traditionnel   dans la société romaine », et que « l’Eglise  catholique elle-même était prête à le reconnaître pourvu  que les deux membres du couple demeurent fidèles l’un  à l’autre ».  D’aute part, Peter Brown précise : « C’est qu’un véritable mariage  entraînait des complications décourageantes : il fallait que les deux conjoints jouissent du même statut social et il en résultait des arrangements de famille  très complexes. Le professeur provincial en voie d’ascension qu’était Augustin ne désirait pas autre chose qu’un mariage de “seconde zone” avec une concubine… ».  Il  n’avait nulle  envie d’être « enchaîné à une femme » (Conf. II, 3, 8).  Quand plus tard  son intérêt entrera en conflit avec ses sentiments, c’est son intérêt qui l’emportera, au prix d’un déchirement intérieur dont les Confessions gardent le souvenir douloureux  :

«  Quand on arracha de mes flancs, comme un obstacle au mariage, ma compagne de lit habituelle, mon cœur, où elle adhérait, fut déchiré et blessé, et il portait une traînée de sang. »

Elle, en partant pour l’Afrique, t’avait fait le vœu de ne pas connaître d’autre homme, et elle laissait auprès de moi l’enfant naturel que j’avais eu d’elle, mon fils.

Mais moi, infortuné, qui n’était même pas capable d’imiter une femme, impatient du délai imposé, à la pensée de n’avoir que dans deux ans celle que je demandais, et parce que je n’étais pas épris du mariage mais esclave de la passion, je me procurai une autre femme ; ce n’était pas  bien sûr à titre d’épouse…Et ma blessure ne guérissait pas, celle qui s’était faite à l’arrachement  de ma première  compagne… » (Conf. VI, 15, 25).

Nous n’en saurons pas plus sur cette femme. C’est seulement d’Adéodat qu’il est question par la suite, un enfant surdoué, qui fera la fierté  de son père Ce fils  —  le « fils  de sa chair et de son péché » —, nous le retrouvons dans le  dialogue De Magistro  (BA 6),  où il est le brillant interlocuteur de son père. A l’âge de quinze ans, « déjà il dépassait en intelligence  bien des hommes graves et instruits ». « J’étais saisi d’horreur  sacrée devant son génie », avoue Augustin dans les Confessions. Adéodat mourut peu après ces entretiens : « Tu t’es hâté de l’enlever à la vie de la terre » (Conf. IX, 6, 14), sans autre précision. Finalement, nous ne savons guère plus sur l’enfant que sur sa mère, la femme d’Augustin[3].

Marcel NEUSCH

Le christianisme est-il compatible avec les mœurs d’une République ? par Marcel Neusch

« Qui, selon les droits de la guerre , ne rendrait pas le mal pour le mal ? » (Lettre 138, 9)

Augustin fut confronté à un grief récurrent : la doctrine du Christ serait incompatible avec les mours d’une république. Si l’Etat prenait l’Evangile à la lettre, il ferait inévitablement faillite.  Il trahirait même ses devoirs les plus élémentaires, la défense des citoyens dont il est responsable. La doctrine du Christ serait non seulement dangereuse, mais lâche, puisqu’elle laisserait le dernier mot aux violents, en abandonnant sans défense les faibles. Impossible donc de construire un Etat sur la doctrine du Christ.

L’Evangile en accusation

 Beaucoup de maux sont arrivés à la république par des empereurs chrétiens qui ont voulu observer, en grande partie, les maximes de la religion chrétienne

L’accusation émane d’un païen, Volusianus, qui s’était déjà manifesté (Lettre 135) par une série d’objections contre le Christ. Augustin lui avait répondu par une lettre fameuse (lettre 137), véritable traité de christologie. Mais voici que le même Volusianus revient à la charge, non pas directement, mais par le biais d’un ami d’Augustin, Marcellin, en prétendant que la doctrine du Christ est inapplicable dans les affaires de l’Etat.

« Car ne rendre à personne le mal pour le mal (Rm 12, 17) ; après avoir été frappé sur une joue, tendre l’autre ; donner son manteau à celui qui veut nous voler notre tunique ; si quelqu’un veut nous forcer à marcher avec lui, l’accompagner deux fois plus loin qu’il ne l’exige (Mt 5, 39) ; toutes ces choses ordonnées par le précepte chrétien sont contraires aux mours d’une république. Qui se laisserait, en effet, enlever quelque chose par un ennemi ? Qui, selon les droits de la guerre, ne rendrait pas le mal pour le mal à celui qui ravagerait une province romaine [.] ? Beaucoup de maux sont arrivés à la république par des empereurs chrétiens qui ont voulu observer, en grande partie, les maximes de la religion chrétienne » (Lettre 136, 2)[1]

Vaincre le mal par le bien

Il faut d’abord essayer de vaincre le mal par le bien, autrement dit de changer les moeurs : c’est à quoi vise l’Evangile

Sommes-nous contraints de choisir entre nos convictions, quitte à ne pas lésiner sur les moyens, et l’efficacité, au nom du réalisme politique ? Augustin ne s’est pas laissé enfermer dans ce dilemme. Il répond en deux temps, en soulignant que ce qui est d’abord exigé du Christ, c’est la conversion des moeurs ; en montrant ensuite que l’Evangile, loin d’exclure toute violence, lui reconnaît une légitimité. Il faut d’abord essayer de vaincre le mal par le bien, autrement dit de changer les moeurs : c’est à quoi vise l’Evangile. La « non-violence » est une méthode plus efficace que les armes, ce qu’avaient déjà compris les Romains.

Augustin commence en effet par argumenter à partir de l’histoire des Romains, lesquels avaient déjà compris que ce qui assure la solidité d’une république, c’est moins les armes que la vertu. Ainsi, écrit Catilina,  « ils aimaient mieux pardonner une injure que de la venger ». César, au dire de Cicéron, « ne savait oublier que les injures ». Ces exemples manifestent une étonnante rencontre avec la vérité de l’Evangile. Il y aurait donc une contradiction, ajoute Augustin, à admirer ces maximes chez les auteurs profanes, tandis que, lorsqu’elles viennent de l’Ecriture, on les considère comme « ennemies de la république » (Lettre 138, 10).

Il y a donc avantage, d’un simple point de vue humain, à pratiquer le pardon plutôt que la vengeance. Augustin poursuit dès lors son plaidoyer en soulignant que les maximes du Christ vont dans le même sens. Elles ne visent pas à autre chose qu’ à vaincre le mal par le bien. « Tendre l’autre joue à celui qui nous a frappés, donner notre manteau à celui qui veut nous enlever notre tunique, faire double chemin avec celui qui nous oblige de marcher avec lui, tout cela se fait pour que le méchant soit vaincu par le bon, ou plutôt pour que dans le méchant, le mal soit vaincu par le bien. » (Lettre 138, 11). Or, de ce point de vue, rendre le mal pour le mal est une impasse, alors que répondre au mal par le bien donne une chance à la paix.

Il convient pourtant de bien entendre l’Ecriture. « Si quelqu’un vous a frappé sur la joue droite, présentez-lui la gauche » (Mt 5, 3) : ce propos n’est pas à entrendre au sens littéral : c’est une invitation à préférer la patience à la vengeance. Exemples : le Christ , frappé au visage (Jn 18, 23), n’a pas tendu l’autre joue. « A ne considérer que les mots, Jésus-Christ n’a pas suivi son précepte, car il n’a pas présenté l’autre joue à celui qui le frappait, mais il l’a plutôt empêché de recommencer. » (Lettre 138, 13).  De même saint Paul, frappé au visage, a protesté « au nom de la loi qui interdit qu’il soit frappé » (Ac 23, 3). Mais ni le Christ, ni Paul n’ont cédé à la violence. La conclusion s’impose : « Ces principes de patience doivent donc être toujours gardés au fond du cour, et la bienveillance doit constamment nous porter à ne jamais rendre le mal pour le mal » (Lettre 138, 14).

Avantages de l’Evangile pour la République

Ce qui cause la ruine de l’Etat, à toutes les époques, c’est la corruption, la perversité, laquelle s’empare « non pas des murs de la ville, mais des âmes romaines »

Pour mettre fin à l’entreprise des méchants, la protestation ne suffit pas toujours. Parfois s’impose une riposte plus musclée. Si le christianisme ne blâme pas toute guerre, il exige de faire la guerre autrement [2]. Jean-Baptiste n’a pas exigé des soldats venus l’interroger de « jeter bas leurs armes » (Lc 3, 14). Ce qu’il leur a demandé, c’est de ne « faire violence ni tort à personne ». Avec de tels militaires, au lieu d’être affaibli, l’Etat aurait tout à gagner:

« Que ceux donc qui prétendent que la doctrine chrétienne est contraire à la prospérité des Etats, nous donnent une armée composée de soldats tels que le demande la doctrine de Jésus-Christ, et qu’ils osent dire ensuite que cette doctrine est contraire à la prospérité des Etats. S’ils sont francs, ils devront avouer au contraire, qu’en s’y soumettant, tout Etat y trouve sa grandeur et son salut » (Lettre 138, 15).

Quant à prétendre que les empereurs chrétiens, en mettant en pratique les maximes chrétiennes, ont fait du tort à l’Etat, c’est une calomnie. Ce qui cause la ruine de l’Etat, à toutes les époques, c’est la corruption, la perversité, laquelle s’empare « non pas des murs de la ville, mais des âmes romaines ». Le salut n’est pas dans les armes, mais dans les âmes. Il faut donc compter sur celui qui peut guérir les âmes, le Christ. Bien plus que les vertus romaines, l’attachement au Christ est la seule véritable garantie pour l’établissement d’une cité humaine solide.

« Les Romains avaient gardé dans leurs moeurs, une espèce de probité, qui leur suffit pour établir et conserver une cité terrestre. Ainsi Dieu a montré, dans l’illustre et opulent empire romain, ce que peuvent les vertus civiles, même sans la vraie religion ; pour nous faire comprendre, qu’avec elle, les hommes peuvent devenir citoyens d’une autre cité dont le roi est la vérité, dont la loi est le Christ, dont la durée est l’éternité » (Lettre 138, 17)

Conviction et responsabilité

 La conviction d’Augustin, c’est au contraire que la solidité de la cité repose sur la qualité des âmes. Or, la qualité des âmes se vérifie à leurs convictions, lesquelles se forgent pour Augustin au contact du Christ

On serait tenté de négliger les objections de Volusianus si elles n’étaient pas d’une permanente actualité. Pour nous en tenir à un exemple illustre, il suffit de relire Max Weber[3]. Ses griefs sont les mêmes que ceux de Volusianus, avec une virulence accrue. En enseignant de ne pas résister au mal (Mt 5, 39), déclare Max Weber, ou de présenter l’autre joue si on te frappe sur l’une (Lc 10, 42), le christianisme se rend coupable d’une « éthique de l’indignité », à laquelle on doit opposer « la dignité virile » . Celle-ci prêche tout autre chose : « Résiste au mal, sinon tu portes une part de responsabilité s’il l’emporte » (p. 98 et 190).

C’est dans ce contexte que Max Weber introduit la fameuse distinction entre l’éthique de conviction, telle qu’il la rencontre chez les pacifistes inconditionnels de son temps ou, en version chrétienne, dans le Sermon sur la montagne, et l’éthique de responsabilité, qui guide l’homme politique. L’une entend préserver, quoi qu’il arrive, les valeurs évangéliques ; l’autre regarde aux conséquences de ses actes et n’hésite pas à riposter au mal en recourant à la violence :

« S’il est dit, en conséquence de l’éthique d’amour acosmique : « Tu ne dois pas résister au mal par la violence », la proposition qui vaut pour l’homme politique est au contraire : « Tu dois résister au mal par la violence, faute de quoi tu es responsable de sa propagation » (p. 190). Il y a ainsi une opposition profonde entre l’action qui se règle sur la maxime de l’éthique de la conviction (en termes religieux :  » Le chrétien agit selon la justice, et il s’en remet à Dieu pour le reste  » (Luther), et celle qui se règle sur la maxime de l’éthique de responsabilité selon laquelle l’on doit assumer les conséquences (prévisibles) de son action » (p.192), quitte à « s’accommoder de moyens douteux ou au moins dangereux du point de vue moral » (p. 193).

Sommes-nous obligés de choisir entre une éthique de la conviction, au risque d’être accusés de lâcheté, et une éthique de la responsablité, quitte à utiliser des moyens douteux ? C’est le dilemme déjà soulevé par Volusianus. Augustin ne s’est pas laissé enfermer dans cette alternative. S’il ne renonce à aucune de ses convictions, il n’éprouve aucune contradiction avec sa responsablité du chrétien dans la cité, que ce soit pour sa défense ou son gouvernement. L’éthique de la conviction doit pouvoir se conjuguer avec l’éthique de la responsabilité. On ne sauve pas la cité en perdant son âme, mais il n’est pas nécessaire pour sauver son âme de perdre la cité. La conviction d’Augustin, c’est au contraire que la solidité de la cité repose sur la qualité des âmes. Or, la qualité des âmes se vérifie à leurs convictions, lesquelles se forgent pour Augustin au contact du Christ.

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

Augustin maître sirituel
Augustin et la prise de Rome par Alaric en 410 par le Dominique-Marie Dauzet – La charte de la paix, texte de saint Augustin

Augustin et la prise de Rome par Alaric en 410 par le frère Dominique-Marie Dauzet

L’été romain, an 410

Rome se trouve dans l’affliction : pourquoi dans une époque de chrétienté ?

Je voudrais rappeler en commençant le jugement flatteur porté par le célèbre historien anglais du XVIIIe siècle Edward Gibbons sur l’empereur Honorius, dont le règne vit la chute de Rome :

Les prédécesseurs d’Honorius avaient coutume d’animer la valeur des légions par leur exemple, ou au moins par leur présence ; mais le fils de Théodose passa ce temps de sommeil qu’on a appelé sa vie, captif dans son palais, étranger dans son pays, spectateur patient et presque indifférent de la ruine de son empire, qui fut attaqué à différentes reprises et enfin renversé par les efforts des Barbares[1].

Nous avons beau savoir depuis Valéry que les civilisations sont mortelles, on conviendra qu’il y a tout de même (et quelle que soit la pertinence exacte du jugement de Gibbons !) quelques raisons objectives à la chute des Empires. Le péril barbare – vieux phantasme romain  – et spécialement le péril germain, d’au-delà Rhin et Danube, sont devenus, au IVe siècle, une réalité : dans un Empire envahi de Wisigoths,  eux-mêmes chassés de leurs territoires, par la pression des Huns, on sait que les jours de l’Empire sont comptés. Et maintenant, en ces premières années du Ve siècle, la grande Rome, la Roma aurea, tremblait. Entrés en Italie depuis près de dix ans, Alaric et ses Goths, comme Hannibal autrefois, tournaient autour de la Ville. Les détails – dans lesquels je n’entrerai pas – nous sont fort bien connus par les récits des historiens Zosime et Sozomène.

C’est lors du troisième siège de la ville que Rome va tomber. La population meurt de faim, et tombe dans le cannibalisme. Quand les troupes d’Alaric investissent la cité, le 24 août, le carnage dure trois jours – meurtres, viols, rapines – mais le chef barbare, qui est chrétien, a interdit  à ses troupes de profaner les églises et de pénétrer dans les basiliques Saint-Pierre et Saint-Paul, qui servent, du coup, de refuge à la population.

Un choc à retardement

Le bruit courait, en effet, que les événements dramatiques de la chute de la Ville éternelle étaient peut-être dus, au fond, à l’abandon des sacrifices païens.

La chute de Rome – et le sac de la ville, spécialement violent – ont donc été à la fois un drame humain et un choc culturel assez considérables, mais le retentissement en a été assuré surtout par les réfugiés, qui ont traversé la mer pour s’installer en Afrique et en Orient. Comme à retardement, leur arrivée en exil dans ces pays lointains a beaucoup marqué les contemporains. Comme toujours, ceux qui se sont le mieux échappés, si je puis dire, étaient ceux qui en avaient les moyens. Une partie de ce beau monde était passé en Afrique. Beaucoup de riches romains (ou de moins riches) sont ainsi arrivés à Carthage. Plus ou moins traumatisés, d’ailleurs. Saint Augustin, qui observe de près leur comportement, n’est pas édifié, il raconte, plus tard, dans le 1er livre de la Cité de Dieu qu’ils passaient leur temps au théâtre.

La postérité ne voudra sans doute pas le croire, mais des réfugiés qui avaient pu parvenir jusqu’à Carthage se déchaînaient à l’envi tous les jours au théâtre pour tel ou tel histrion. Quelle démence ! Quoi, tous les peuples d’Orient pleurent votre désastre ; aux extrémités de l’univers les plus grandes villes sont plongées dans une affliction, un deuil publics, et vous autres, vous vous enquérez des théâtres, vous y entrez, vous les emplissez, vous y déchaînez un délire bien pire qu’auparavant[2].

Ce qui est plus difficile encore, pour un Augustin, c’est de faire face à la réaction païenne, qui a été assez virulente, après la chute de Rome, et nous allons nous arrêter un instant sur quelques textes importants. Le bruit courait, en effet, que les événements dramatiques de la chute de la Ville éternelle étaient peut-être dus, au fond, à l’abandon des sacrifices païens. On pouvait dater – c’était une lecture possible des événements – le début de la déroute de cette date de 408, à laquelle, en novembre, l’empereur Honorius avait publié un édit mettant une fin définitive à la tolérance des sacrifices païens dans l’Empire.  L’édit prévoyait que toutes les statues et les autels païens devaient être mis à bas. Et un intellectuel comme Volusien se demandait si la doctrine chrétienne, plus largement, n’avait pas été très funeste à Rome. Il disait : Si de tels malheurs ont atteint l’Etat, c’est le fait des empereurs chrétiens qui observent de leur mieux la religion chrétienne ; la chose est claire[3].

Je crois qu’on pourrait montrer facilement que le patriotisme chrétien, aux IVe et Ve siècles, valait bien le patriotisme païen, mais l’argument  (même spécieux, parce qu’un Honorius n’était peut-être pas un chrétien de grande classe) portait de toutes façons, car on avait beau jeu de montrer aux chrétiens que leur Christ ne les avait pas beaucoup secourus. Rome était peut-être devenue la ville du tombeau des saints Pierre et Paul, mais apparemment, le patronage des deux apôtres n’avaient pas été très efficace. On voit bien dans quel climat, gênant pour les chrétiens, ce genre de polémique se déroulait.

La réponse d’Augustin : où est l’aeternitas ?

Les temps sont mauvais, les temps sont difficiles. Voilà ce que disent les gens. Vivons bien, et les temps seront bons. C’est nous qui sommes ces temps : tels nous sommes, tels sont les temps

C’est dans ce contexte qu’il faut situer la réponse d’Augustin. La ou les réponses, plutôt, puisque c’est tout un système de réponses qu’Augustin met en place, à partir de l’événement de 410, dans une série de sermons prêchés à Carthage et à Hippone, puis dans son grand ouvrage La cité de Dieu, à partir de 412-413, un ouvrage dont la composition l’occupe pendant une quinzaine d’années. Il sera alors tout proche de sa propre fin, puisqu’il meurt en 430 dans sa ville épiscopale d’Hippone, assiégée par les Vandales de Genséric.

D’abord, il faut dire que la réaction personnelle d’Augustin aux événements, et le système de réponse qu’il met en place ne peuvent pas se comprendre hors de la compréhension globale du personnage, si attachant et si profond. Augustin, on l’a souvent dit, n’est pas Jérôme, il n’est pas romain d’adoption ni de cour, il n’a séjourné à Rome que dans sa jeunesse, en 383, dans des conditions assez difficiles, puisqu’il y était invité par ses amis manichéens, avec qui les contacts devenaient compliqués, et qu’il a été malade, cet automne-là, perclus de fièvre, dans une ville nauséabonde et surpeuplée. Augustin a sans doute aimé Rome – à cause de Tite-Live, de Cicéron et de Virgile qui ont bercé son enfance africaine et sa carrière de professeur de rhétorique (d’abord à Thagaste et à Carthage, puis à Milan) – mais  on chercherait en vain dans ses livres, les Confessions ou d’autres, un seul cri d’admiration ou une seule marque d’attachement. Augustin, l’Africain, dès sa conversion, à Milan en 386-387, s’est dépêché de rentrer en Afrique, dont il n’est plus sorti jusqu’à la fin de ses jours[4].  Au fond, le mythe de l’éternité de Rome n’a pour lui qu’une valeur esthétique, défendue par les poètes. Il ne l’utilise pas lui-même, il n’y croit pas. Dans un sermon de l’été 411, il s’en prend à Virgile, qui parle de « l’empire sans fin » des Romains. Et Augustin oppose la parole évangélique : « Le ciel et la terre passeront » (Mt 24, 35).

Ensuite, il faut rappeler (cf. Serge Lancel, dans sa belle biographie d’Augustin[5]) un deuxième point très important de la pensée générale de l’évêque d’Hippone sur notre sujet : Augustin ne croit pas non plus à ce concept – qui lui paraît faux et dangereux – de « malheur des temps ». Dans le sermon 80 (de ce prédicateur infatigable qui nous a laissé plusieurs centaines de sermons) prêché en 410, Augustin s’écrie : « Les temps sont mauvais, les temps sont difficiles. Voilà ce que disent les gens. Vivons bien, et les temps seront bons. C’est nous qui sommes ces temps : tels nous sommes, tels sont les temps ».

Pourquoi ces guerres à une époque de chrétienté ?

Augustin confirme qu’il ne faut pas enfermer Dieu dans cette dialectique de défaite ou victoire

Alors, que répond Augustin à l’inquiétude chrétienne et à la critique païenne suite à la chute de Rome ? Je propose de lire d’abord quelques phrases des sermons prêchés entre l’automne 410 et l’été 411, donc exactement dans l’année qui suit le drame, pour voir comment la grande réponse inscrite dans la Cité de Dieu est déjà en germe[6]. Je regarderai spécialement le sermon 296, prêché par Augustin le 29 juin 411 à Carthage. On lui a confié la prédication pour la grande fête du 29 juin ­- la fête des saints Apôtres Pierre et Paul. Fête chrétienne romaine s’il en est !

Vous voyez donc, mes très chers, ce qui est proposé en ce temps aux serviteurs de Dieu, en vue de la gloire à venir qui se révélera en nous. Une gloire face à laquelle aucun malheur temporel ne peut se comparer ni en qualité ni en intensité. S’il en est ainsi, que personne n’aille penser de manière charnelle, ce n’est pas le moment. Le monde s’ébranle, c’est le vieil homme qu’on secoue, la chair est sous le pressoir, que l’esprit s’en écoule. (.) – Que dis-tu ? – Ce que je dis ? mais je dis, puisque Rome souffre tant de maux, où sont les mémoires des apôtres ? – Elles y sont, elles y sont bien, mais c’est en toi qu’elles ne sont pas. Puissent-elles être en toi, toi qui parles ainsi, qui déraisonnes ainsi, toi qui, appelé à penser dans l’esprit, raisonnes dans la chair, toi que je vois là : puissent les mémoires des apôtres être en toi (.).

Ah, je vois bien encore ce que tu dis dans ton cour : « A une époque de chrétienté, Rome se trouve dans l’affliction, ou a été affligée, incendiée : mais pourquoi dans une époque de chrétienté » ?  – Qui es-tu, toi qui parles ainsi ? ­-  Je suis chrétien.  –  Alors fais-toi toi-même la réponse, si tu es chrétien : c’est que Dieu l’a voulu. – Oui, mais qu’est-ce que je vais dire au païen, qui m’insulte ? – Que dit-il pour t’insulter ? – Il dit : « quand nous faisions nos sacrifices, Rome tenait bon, et maintenant que c’est le sacrifice à votre Dieu qui l’a emporté et qu’on fait partout, et qu’on a défendu et proscrit le sacrifice à nos dieux, voilà ce que Rome doit endurer » (.)

Et Augustin de rappeler, dans des termes violents, les catastrophes subies par Rome au temps du paganisme, notamment l’incendie par Néron. Et d’ajouter que le Christ a prévu tous ces malheurs d’aujourd’hui, quand il a dit : « Il y aura des guerres, il y aura des séditions, des afflictions, des famines » (Lc, 21, 9-11) : comment croire à ces prédictions quand on les lit dans l’Evangile, mais murmurer quand elles s’accomplissent. Il faut être cohérent.

Comme on voit, Augustin travaille à différents niveaux. Je décrirais volontiers son entreprise comme une entreprise de relativisation. Si un chrétien se lamente sur le malheur de Rome, c’est qu’il n’est pas encore passé de l’étape charnelle à l’étape spirituelle, il ne sait pas encore lire les événements de l’histoire. Parce que les malheurs, la tribulatio temporalis sont prévus, annoncés dans le plan divin, et même compensés, largement, par la gloire quae revelabitur in nobis, qui se révélera en nous – Augustin fait là une lecture classique de Rm 8, 18. La connaissance spirituelle de l’histoire (personnelle ou collective) permet donc de relativiser (et donc de supporter) les événements par rapport à l’au-delà et à sa récompense.

Dans la réponse au païen, par ailleurs, à un autre niveau, Augustin relativise la critique : peut-être que Rome souffre et flambe à l’époque chrétienne – christianis temporibus  – mais un petit peu de mémoire ne ferait pas de mal : Rome a l’habitude de flamber ! Cette relativisation est intéressante, parce que je crois que ce qu’elle récuse, en fait, c’est le préjugé primitif  du « Dieu-puissant-parce-que-protecteur »,  et infaillible parce que bon protecteur. Pour Augustin, Dieu n’est pas une machine à protéger les cités, un Dieu qu’on garderait ou changerait en fonction de son efficacité.

En fait, Dieu est plus grand que toutes ces histoires de villes assiégées qui résistent ou non à l’envahisseur. Dans le sermon 105, qui date de l’été 411, quelques semaines après celui qu’on vient de lire, Augustin confirme qu’il ne faut pas enfermer Dieu dans cette dialectique de défaite ou victoire : « Voici que tout s’écroule alors qu’on est dans le temps chrétien ? Mais pourquoi gémis-tu » ? Dieu ne m’a jamais promis que tout ça ne s’écroulera pas. Aeterna promisit Aeternus ! La formule ramassée, magnifique, du latin, résume toute la pensée d’Augustin sur le rôle de Dieu dans cette affaire : l’Eternel promet les choses éternelles. Les promesses de Dieu ne concernent donc pas les biens d’ici-bas qui passent, mais des biens futurs qui ne passeront pas, Aeterna promisit. C’est là dessus – et là dessus seulement que Dieu s’est engagé. Je suppose qu’en prêchant cela à Carthage en 411, 412, à une population africaine chrétienne mêlée de réfugiés italiens, Augustin était dans le vif du sujet, et qu’il équipait, qu’il armait en somme, ses fidèles pour le débat quasi-quotidien sur le sujet.

Une épreuve, non une condamnation

N’allez pas vous troubler du malheur des saints, le labor piorum, c’est « une épreuve, pas une condamnation

Resterait à faire apparaître, un autre système de défense ou plutôt d’explication – celui, très délicat à manier, du châtiment – qu’on trouve dans un sermon prêché à Carthage fin 411 ou début 412, et qui (à la différence des sermons que je viens de citer, qui parlent de la chute de Rome en passant) est consacré, lui, entièrement au drame de 410. On l’intitule le sermon De excidio urbis[7]. De façon très vivante, Augustin répond à une question de ses fidèles. Il se trouve qu’on a lu à l’église, quelques jours auparavant le chapitre 18 de la Genèse où Dieu sauve Sodome parce que Abraham fait avec Dieu une sorte de troc : pour 50, puis 45, puis 20 puis 10 hommes justes qu’on trouvera dans la ville, Dieu s’engage à ne pas la détruire. Et les chrétiens de Carthage ont demandé à Augustin si Dieu n’aurait pas pu trouver, tout de même, 50 justes dans Rome, pour épargner la ville.

La réponse d’Augustin à ses fidèles peut paraître étonnante, parce qu’Augustin dit qu’en fait, la ville a été épargnée. Que Dieu a trouvé 50 justes et même peut-être des milliers, et qu’à cause de cela, il a épargné Rome. Expliquons-nous, dit Augustin : la cité consiste « en des citoyens, elle ne consiste pas dans des murailles ».  Alors Dieu a permis à beaucoup d’échapper avant le massacre : tous ces réfugiés qui sont là autour de lui, en Afrique, en Orient, sont des citoyens romains sauvés. C’est vrai que beaucoup ont péri aussi, et des chrétiens en grand nombre, mais pour eux, la miséricorde divine joue aussi : ils ont maintenant accédé au divinum refrigerium. Donc, dit Augustin, n’allez pas vous troubler du malheur des saints, le labor piorum, c’est « une épreuve, pas une condamnation ». Et ce genre d’épreuve, il est léger à côté de l’épreuve que pourrait être le châtiment éternel. Si bien qu’Augustin invite les chrétiens à méditer sérieusement les événements qui se déroulent sous leurs yeux : c’est la tribulationis temporalis utilitas. Le malheur, c’est utile !

Vous voyez dans cette dernière argumentation d’Augustin comment, là encore, il relativise les choses. La « chute de Rome », qu’est-ce que ça veut dire au juste ? Qu’est-ce qu’une cité, ce sont les citoyens. Dieu protège-t-il les murs ou les hommes, et si c’est lui qui les frappe, les frappe-t-il tous ? Et s’ils sont frappés par leurs semblables, meurent-ils chanceux ou malheureux ? Toutes ces réponses ne sont pas des échappatoires d’un apologiste un peu pressé de se tirer d’affaire. Ce sont des réponses ouvertes, parce qu’elles invitent à se poser de nouvelles questions. Surtout, apparemment, ce que veut éviter Augustin, ce sont les slogans (qui faisaient autant recette dans l’Antiquité qu’aujourd’hui). « Rome est tombée », « les temps sont mauvais », « Dieu n’a pas protégé les chrétiens ». Aucune formule à l’emporte-pièce n’est acceptable, pour Augustin. Il faut peser tout, réfléchir à tout. Comme je l’ai dit, sa réflexion, qui germe dans ces années 411-412 conduisent l’évêque d’Hippone à ouvrir le grand chantier de La cité de Dieu.

Deux amours ont fait deux cités

Deux amours ont donc fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre. L’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la Cité céleste

Je ne vais dire ici que quelques mots, très rapides, de ce grand livre, qui mériterait des heures de lecture et de méditation, parce qu’on y trouve une grande théologie de l’histoire. Je rappellerai seulement ceci. Que d’abord, le sac de Rome est l’occasion (le déclenchement) de l’écriture de ce livre – un livre qui lui a été commandé par Marcellin, un très haut fonctionnaire impérial qui avait été envoyé en Afrique pour régler la question donatiste, et qui était devenu l’ami d’Augustin –  mais que ce n’est pas le sujet du livre. Le sujet du livre, comme le titre l’indique bien, c’est de montrer la civitas Dei, c’est à dire l’Eglise, le corps chrétien, en pèlerinage, en voyage au milieu de la cité du monde : Augustin veut montrer comment, dans l’histoire de l’humanité, la vérité fait son chemin au milieu  de l’erreur : inter impios peregrinatur.

Il est donc amené, progressivement, parce que le projet initial s’infléchit au cours du travail, prend de l’ampleur, les dossiers s’ajoutent aux dossiers ­- il est donc amené à remonter aux origines de l’histoire du monde, à faire l’histoire et la sociologie des religions, de la mythologie païenne, des idées religieuses et des sociétés. C’est un immense travail, magnum opus et arduum, un travail grand et difficile. Mais ce qui compte, dans le livre, c’est que tout ce matériau s’organise selon une lecture symbolique de l’évolution de l’humanité, et cette lecture doit permettre au lecteur d’Augustin de faire son choix fondamental de vie. Un choix difficile, parce que les deux cités, cité de Dieu et cité terrestre sont pour l’instant mêlées. S’il y a peregrinatio, voyage, c’est parce que la course est longue et embarrassée. Aussi Augustin ramène comme il peut son lecteur au choix fondamental. On connaît cette page célèbre du Livre XIV :

Deux amours ont donc fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre. L’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la Cité céleste. L’une se glorifie en elle-même, l’autre dans le Seigneur (.). L’une dans ses chefs ou dans les nations qu’elle subjugue, est dominée par la passion de dominer (dominandi libido dominatur) ; dans l’autre, on se rend mutuellement service par charité, les chefs en dirigeant, les sujets en obéissant[8].

Le statut de Rome, dans cette histoire, est un peu ambigu, après avoir rappelé dans les premiers livres ce que nous avons entendu à l’instant dans les sermons de 410-411, Augustin met en place la double symbolique Babylone-Jérusalem (étymologiquement, le premier nom signifie « confusion », et le deuxième « paix ») en laissant entendre que Rome est la Babylone de l’Occident, à la puissance de laquelle on a pu croire, et encore à l’époque chrétienne, parce que les deux cités s’y mêlent inextricablement. Mais en fait, la lecture de l’histoire devrait nous mettre en garde : aux origines du monde, il y a ce meurtre fratricide d’Abel, par Caïn, et l’histoire de Rome a reproduit l’archétype, dit Augustin : Romulus tué par son frère Remus. Cela indiquait bien des drames à venir. Le monde ne peut organiser que des babylones, des cités de « confusion ».

Le chrétien, voyageur de la cité future

L’aeternitas est une promesse, celle de la cité céleste

Mais on voit qu’au fond, le sort de Rome est indifférent à la pensée profonde d’Augustin, parce qu’il sait qu’ici-bas il faut des Caïn et des Remus, qui fondent sur le pouvoir ou le mépris d’autrui leurs organisations. Simplement, tant qu’il est dans ce monde, le chrétien, voyageur de la cité future, membre de la cité céleste, utilise la cité terrestre – parce qu’il lui faut bien vivre quelque part, même s’il ne fait que passer. Et donc, le chrétien travaille de son mieux, sans s’y attacher trop, au bien de la cité terrestre. Je terminerai ce propos en citant une page admirable du Livre XIX :

La cité céleste, pendant tout le temps qu’elle vit en chemin sur cette terre, recrute des citoyens dans toutes les nations, elle rassemble sa société d’étrangers (peregrinam societatem) de toutes langues sans s’inquiéter de ce qu’il y a de divers dans les moeurs, les lois et les institutions grâce auxquelles la paix s’établit ou se maintient sur la terre ; elle n’en supprime rien, n’en détruit rien. Bien mieux, elle garde et observe tout ce qui, quoique divers dans les diverses nations, tend à une seule et même fin, la paix terrestre, si du moins rien ne s’y oppose à la religion qui nous enseigne à avoir le culte du seul Dieu véritable et souverain.

On comprend pourquoi – Serge Lancel l’a fait justement remarquer – Augustin n’a pas écrit un De republica : ça n’était pas son problème, et même c’était impensable pour lui. La vie dans la cité terrestre est une formule d’attente. Il est d’accord pour dire avec Cicéron ou les Stoïciens que « la vie du sage est une vie sociale », mais la vie du chrétien n’est certainement pas orienté vers le succès de quelque société particulière que ce soit, puisque les chrétiens forment, eux-mêmes, par vocation, une société d’étrangers, une peregrina societas, au cour du monde. Alors, Roma aeterna ? certainement pas chez Augustin : l’aeternitas est une promesse, celle de la cité céleste.

 

Dominique-Marie DAUZET
Ordre de Prémontré
Abbaye Saint-Martin de Mondaye

La charte de la paix, texte de saint Augustin

Parmi les pages les plus célèbres de la Cité de Dieu, il y a ces dix définitions de la paix. Elles se répartissent en deux groupes : cinq pour la paix dans l’être individuel (la série s’élève du corps jusqu’à l’esprit en rapport avec Dieu) ; cinq pour l’aspect social. Une définition très générale couronne l’exposé : Pax omnium rerum, tranquillitas ordinis : la paix de toutes choses, c’est la tranquillité de l’ordre. » (BA 37, p. 740-741)

La paix du corps, c’est l’agencement harmonieux de ses parties

La paix de l’âme sans raison, c’est le repos bien réglé de ses appétits.

La paix de l’âme raisonnable, c’est l’accord bien ordonné de la pensée et de l’action.

La paix de l’âme et du corps, c’est la vie et la santé bien ordonnées de l’être animé.

La paix de l’homme mortel avec Dieu, c’est l’obéissance bien ordonnée dans la foi sous la loi éternelle.

La paix des hommes, c’est leur concorde bien ordonnée.

La paix de la maison, c’est la concorde bien ordonnée de ses habitants dans le commandement et l’obéissance.

La paix de la cité, c’est la concorde bien ordonnée des citoyens dans le commandement et l’obéissance.

La paix de la cité céleste, c’est la communauté parfaitement ordonnée et parfaitement harmonieuse dans la jouissance de Dieu et dans la jouissance mutuelle en Dieu.

La paix de toutes choses, c’est la tranquillité de l’ordre. L’ordre, c’est la diposition des êtres égaux et inégaux, désignant à chacun la place qui lui convient.

Augustin dans l'histoire

L’augustinisme politique par Dominique Greiner (Un avatar de la pensée augustinienne l’augustinisme politique)

Nous pourrons au terme du parcours nous demander quelle peut être l’actualité de la pensée augustinienne pour une théologie du politique.

En 1934, le P. Henri-Xavier Arquillière publiait un ouvrage intitulé L’augustinisme politique, essai sur la formation des théories politiques au Moyen Age. Cette notion d’augustinisme politique allait connaître une riche postérité. Elle veut désigner la tendance « à effacer la séparation formelle de la nature et de la grâce » qui affecterait la pensée politique d’Augustin et qui aurait eu pour conséquence l’absorption de l’ordre naturel dans l’ordre surnaturel, du droit naturel dans la justice surnaturelle, du droit de l’Etat dans celui de l’Eglise. En adossant le qualificatif politique à l’augustinisme, Arquillière ne faisait qu’étendre au domaine politique la doctrine de l’augustinisme définie par le R.P. Pierre Mandonnet comme « l’absence d’une distinction formelle entre le domaine de la philosophie et de la théologie, c’est-à-dire entre l’ordre des vérités rationnelles et celui des vérités révélées ». En d’autres termes, l’augustinisme politique ne serait pas respectueux de l’autonomie de l’ordre temporel. L’augustinisme politique serait donc à mettre au passif d’Augustin et, selon Arquillière et ses disciples, il aura fallu le génie de Thomas d’Aquin pour sortir l’Eglise des ornières dans laquelle l’auteur de la Cité de Dieu l’aurait fourvoyée. Mais la thèse est sérieusement contestée, notamment par Henri de Lubac. Nous nous proposons de l’examiner de plus près et d’entendre les critiques qui lui ont été adressées. Nous pourrons au terme du parcours nous demander quelle peut être l’actualité de la pensée augustinienne pour une théologie du politique.

1. Une manière d’écrire l’histoire

Le thomisme marquerait la fin de l’augustinisme

La thèse de l’augustinisme politique veut rendre compte des origines de la pensée théocratique (ou plus exactement « hiérocratique ») en Occident. Comment en est-on arrivé à visualiser Jérusalem dans l’institution ecclésiastique, à identifier la cité sainte et l’Eglise ? Comment en est-on arrivé à l’affirmation du principe d’une monarchie pontificale comme celle que l’on trouve dans la bulle Unam Sanctam (1302) de Boniface VIII dirigée contre Philippe-le-Bel, roi de France : « Cette Eglise, une et unique, n’a qu’un corps, une tête, non deux têtes comme les aurait un monstre : c’est le Christ et Pierre, vicaire du Christ, et le successeur de Pierre. Quiconque résiste à cette puissance ordonnée par Dieu résiste à l’ordre de Dieu (Rm 13, 2) » ?

La thèse de l’augustinisme politique est assez simple : la théocratie pontificale est une théorie qui trouve ses racines dans l’ouvrage prestigieux qu’est la Cité de Dieu. La tendance augustinienne à effacer les frontières entre la nature et la grâce aurait déployé ses conséquences sur le plan politique pendant près de dix siècles. Les précurseurs, fondateurs, organisateurs de la théocratie pontificale ont subi l’influence d’Augustin, d’une manière ou d’une autre, même quand ils ne s’y réfèrent pas directement. Sans attribuer directement la paternité de cette doctrine à Augustin, reconnue comme une dérive ou un appauvrissement de la pensée augustinienne, Arquillière estime néanmoins que celle-ci contenait les inclinations qui ont conduit à la soumission de la puissance temporelle au droit de l’Eglise, à l’absorption progressive du droit naturel de l’Etat dans la justice surnaturelle : l’Eglise est la figure sur la terre de la cité du ciel, son rôle est de faire régner ici-bas la paix et la justice véritables, et pour l’atteindre elle doit se subordonner à l’Etat.

D’un point de vue historiographique, la thèse d’Arquillière est selon ses contradicteurs très fragile. Arquillière a beau jeu de dire qu’Augustin n’a jamais identifié l’Eglise et la cité de Dieu d’une part, l’Etat et la cité terrestre d’autre part. Il n’en affirme pas moins que la théorie de la théocratie pontificale dérive de la pensée augustinienne. Preuve en serait les nombreuses références à Augustin chez les auteurs du Moyen Age. De Lubac conteste avec véhémence cette idée qui voudrait faire de l’augustinisme politique une conséquence plus ou moins lointaine de la doctrine ou de l’esprit d’Augustin. Il est selon lui difficile de reconnaître, même chez un Gilles de Rome, l’inspirateur de la bulle Unam Sanctam, un chantre de l’augustinisme. S’il est vrai que Gilles dans son De ecclesiastica potestate se réfère souvent à Augustin, ses références sont soit hors-sujet, soit exploitées à contresens.

Nous pouvons légitimement nous étonner avec de Lubac. Est-il réaliste de penser qu’une oeuvre aussi magistrale soit-elle comme l’est la Cité de Dieu, ait pu exercer une influence pendant près de dix siècles sur la pensée de l’Occident, et ce indépendamment de tout autre mouvement de pensée ? On fait ainsi la part belle à Augustin à une période où pourtant son influence est en baisse au profit d’Aristote. Comme l’indique de Lubac, il y a là sur le plan historiographique une anomalie. La thèse semble dès lors difficilement soutenable de dire que, longuement préparé, l’augustinisme politique aurait triomphé au IXe siècle, et aurait atteint son apogée dès le XIIe siècle. Mais cette manière de réécrire l’histoire n’est peut-être pas tout à fait fortuite. A ignorer les autres influences, les historiens des doctrines du Moyen Age en viennent à mettre en valeur la nouveauté de la pensée de Thomas d’Aquin qui aurait assuré la nette distinction entre les ordres temporel et spirituel. Bref, le thomisme marquerait la fin de l’augustinisme et avec lui celle de l’influence malfaisante de la pensée augustinienne.

2. Une méprise sur la Cité de Dieu

La Cité de Dieu n’est pas un traité de politique chrétienne ayant pour fin d’établir une doctrine chrétienne de l’Etat. La Cité de Dieu est bien autre chose que cela. Il s’agit d’une théologie de l’histoire du salut

La thèse de l’augustinisme politique soulève une autre difficulté. C’est une interprétation politique de la Cité de Dieu qui est supposée être à l’origine des déviations qui ont conduit à défendre le modèle d’une théocratie pontificale placée à la tête de la republica christiana. Mais parler en termes de déviation suppose encore une continuité entre la pensée d’Augustin et les médiévaux. Or les théoriciens de l’augustinisme politique semblent n’avoir pas perçu la rupture entre la Cité de Dieu et la lecture politique qui a pu en être faite au Moyen-Âge. La Cité de Dieu n’est pas un traité de politique chrétienne ayant pour fin d’établir une doctrine chrétienne de l’Etat. La Cité de Dieu est bien autre chose que cela. Il s’agit d’une théologie de l’histoire du salut. Et de ce point de vue, note encore de Lubac, les défenseurs de la thèse de l’augustinisme politique font un « contresens de base » sur la Cité de Dieu. L’attribution à Augustin des origines de la pensée théocratique est donc là encore problématique.

Les penseurs médiévaux extraient de la Cité de Dieu une théorie politique alors qu’Augustin se situe d’un point de vue mystique. Cette théorie débouche sur l’affirmation du spirituel sur le temporel et partant de la subordination du pouvoir de l’Etat aux fins de l’Eglise. Augustin est pourtant explicite : la cité du ciel n’est pas réalisable sur terre ; l’Eglise et l’Etat ne peuvent être confondus respectivement avec la cité céleste et la cité terrestre. Pour Augustin, il ne s’agit pas d’inciter la cité de Dieu – qui n’est pas l’Eglise – à donner ses lois à la cité terrestre. Il convient cependant de rappeler aux chrétiens que leur vraie patrie n’est pas le monde d’ici-bas où ils vivent en exil.

Quant à l’attitude à adopter par rapport au pouvoir civil, Augustin suit l’enseignement traditionnel. Il fait sienne la doctrine de l’origine divine du pouvoir du prince, qu’il soit roi ou empereur. Il s’attache à l’exhortation de l’apôtre qui recommande à l’Eglise de prier pour les rois et les dignitaires de Babylone, même s’ils sont impies ou tyranniques, car c’est Dieu qui, dans sa providence, donne les royaumes de la terre aux mauvais comme aux bons (Cité de Dieu 1, 4, 33). Tant qu’il ne lui est pas prescrit d’accomplir un acte injuste et idolâtre, le chrétien doit être soumis à tout pouvoir légitime, même injuste et idolâtre. Mais Augustin n’est pas allé au-delà. Il n’a pas exprimé de manière très claire quelles étaient les prérogatives respectives de l’Etat et de l’Eglise. C’est cette imprécision qui sera exploitée ultérieurement, tout en mettant en valeur le fait qu’Augustin a jugé légitime le recours au bras séculier pour lutter contre les hérétiques et les schismatiques. Comme le souligne Etienne Gilson : « On ne saurait donc considérer Augustin ni comme ayant défini l’idéal médiéval d’une société civile soumise à la primauté de l’Eglise, ni comme ayant condamné d’avance une telle conception. Ce qui reste vrai, strictement et absolument, c’est qu’en aucun cas la Cité terrestre, et moins encore la Cité de Dieu, ne sauraient être confondues avec une forme de l’Etat quelle qu’elle soit ; mais que l’Etat puisse, et doive même être éventuellement utilisé pour les fins propres de l’Eglise, et, à travers elle, pour celles de la Cité de Dieu, c’est une question toute différente et un point sur lequel Augustin n’aurait certainement rien à objecter »[1].

3. L’actualité d’Augustin pour une pensée du politique

La Cité de Dieu n’est pas un ouvrage de théologie politique. On peut toutefois se demander si la pensée d’Augustin peut avoir aujourd’hui une quelconque pertinence pour une théologie du politique. Se peut-il que la pensée d’Augustin puisse nous être d’un quelconque secours pour penser la vie politique dans un contexte démocratique pluraliste ? Pour tenter d’y répondre, nous pouvons en revenir au projet de la Cité de Dieu.

3.1. « Deux amours ont fait deux cités »

L’innovation essentielle consiste à envisager le combat spirituel non plus seulement comme celui d’un chrétien pour ainsi dire isolé, mais comme celui des membres suscités par le Créateur pour constituer sa Cité

Rappelons dans quel contexte fut écrite la Cité de Dieu. Le IVe siècle est marqué pour l’Empire romain par le début des tempora christiana. Or Rome tombe en 410. Le désastre relance la polémique entre les païens et les chrétiens et suscite un débat sur l’intervention de la Providence dans l’histoire. Les païens accusent les chrétiens d’être responsables des malheurs de l’empire car ils ont abandonné le culte des anciens dieux. Les chrétiens sont eux aussi déroutés : pourquoi Dieu n’a-t-il pas protégé Rome contre les barbares alors que l’Empire s’était converti et que les reliques des apôtres Pierre et Paul y étaient conservées ? C’est dans ce contexte qu’Augustin, en réponse à la requête de ses amis romains, entreprend la rédaction de la Cité de Dieu. Le travail va s’étaler sur près de 15 ans, de 412 à 427. Mais la perspective du livre ne se limite pas au drame récent qui a touché Rome. Le cas de Rome lui sert de prétexte pour exposer sa théologie de l’histoire. Il explique notamment que le monde entier, de son origine à son terme, a pour unique fin la constitution d’une société sainte, celle des élus, en vue de qui tout a été fait. L’innovation essentielle consiste à envisager le combat spirituel non plus seulement comme celui d’un chrétien pour ainsi dire isolé, mais comme celui des membres suscités par le Créateur pour constituer sa Cité.

La première partie de l’ouvrage est polémique. Elle est dirigée contre les polythéistes qui adorent les dieux supposés protéger Rome et contre les philosophes qui justifient le culte des dieux païens en vue de la félicité (livres VI à X). Ce n’est qu’ensuite qu’Augustin entreprend d’exposer le tableau des deux cités. « Maintenant, sachant ce qu’on attend désormais de moi et me souvenant de ma promesse, j’entreprends, concernant les deux cités, la terrestre et la céleste qui sont, comme je l’ai dit, enchevêtrées et en quelque sorte mêlées l’une à l’autre dans le siècle présent, d’exposer leur origine, leur développement et les fins qui leur sont dues, autant que je le pourrai, sans cesse soutenu par l’assistance de notre Seigneur et Roi » (Cité de Dieu XI, 1, BA, 35, p. 35). Il y a deux cités parce qu’il y a deux amours : « Deux amours ont fait deux cités, l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu : la Cité terrestre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi : la Cité céleste. L’une se glorifie en elle-même ; l’autre dans le Seigneur » (Cité de Dieu XIV, 28).

Les deux cités poursuivent une même fin : la paix. Le chemin vers la paix passe parfois par la guerre. Le manque de paix ne tient pas à un manque d’amour de la paix, mais au fait que chacun cherche sa paix. Mais la paix n’est pas de même nature dans les deux cités. La paix de la cité terrestre n’est jamais définitive, car il s’agit souvent d’une paix glorieuse (Cité de Dieu XIX, 12). Seule est éternelle la paix de la cité du ciel. « Ici bas, il est vrai, on nous appelle heureux quand nous avons la paix, quelque petite que soit cette paix que nous puissions avoir dans une vie honnête ; mais ce bonheur, comparé à la béatitude que nous appelons finale, se trouve être une véritable misère » (Ib. XIX, 10). La vraie paix n’est pas de ce monde. Pour que la paix soit durable, plusieurs conditions fondamentales doivent être réunies. Il faut que règne l’ordre établi par Dieu, c’est-à-dire que chacun doit occuper la place qui lui convient. Il faut aussi une justice véritable. Mais de même que la vraie paix est l’apanage de la cité du ciel, la vraie justice qui dérive de la charité est réservée aux élus. Mais si la vraie justice n’est pas de ce monde, et que donc la cité terrestre ne peut être fondée sur elle, peut-on encore vraiment parler de cité ?

3. 2. La cité véritable

La vraie communauté est un peuple lié par la foi au Christ, l’amour de Dieu et du voisin en Dieu et l’obéissance aux exigences morales de l’Evangile

Selon Augustin, seule la cité de Dieu est digne du nom de cité, car elle est seule conforme à ce qu’une cité doit être. Augustin met ce point en évidence en discutant la définition du peuple proposée par Cicéron dans son De Republica (1, 25, 39) : « Le peuple ce n’est pas un groupement quelconque d’individus, mais le groupement d’hommes associés par un lien juridique consenti et une communauté d’intérêt » (cf. Cité de Dieu II, 21). Pour Cicéron, la république exige un consensus moral rassemblant le peuple par un lien juridique consenti et une communauté d’intérêt, un accord sur le respect de la justice et un partenariat pour le bien commun. Pour Augustin, le consensus sur la justice est nécessaire mais il n’est pas suffisant. L’accord doit être scellé sur ce qui est vraiment juste : rendre aux personnes ce qui leur est dû et à Dieu ce qui lui revient (prière et amour). La cité véritable, la vraie république est une communauté unie dans la prière et par l’amour du seul vrai Dieu et non des idoles. La vraie communauté est un peuple lié par la foi au Christ, l’amour de Dieu et du voisin en Dieu et l’obéissance aux exigences morales de l’Evangile. La seule république qui répond à la définition de Cicéron, c’est la Cité de Dieu, la Jérusalem dont la pierre d’angle est le Christ et dont le principe animateur est l’Esprit Saint d’amour et de grâce de Dieu (cf. Cité de Dieu XIX, 23).

Mais Augustin, poursuivant sa réflexion sur la chrétienté et la république romaine, exprime une conviction : la plénitude humaine ne sera atteinte que dans la communion des saints dans la cité de Dieu. Ce faisant, il rejette ainsi l’idéal gréco-romain du bien de la polis, de la civitas comme forme la plus haute du bien humain. Avec Augustin s’achève la pensée classique qui faisait de la société civile le porteur de l’espérance dans le bonheur et la justice est une forme d’idolâtrie.

3. 3. Une désacralisation salutaire du politique

La voie vers la politique rationnelle sur laquelle nous ouvre la pensée augustinienne exclut l’idée même de théocratie

En insistant sur la transcendance de la Cité de Dieu, Augustin désacralise la politique. Il ne propose pas une approche surthéologisée du politique – perspective qui ne pourrait conduire qu’au fanatisme et à la tyrannie. Et c’est précisément sur cette base qu’il refuse de qualifier de cité l’Etat romain. Ainsi que l’indique le lecteur d’Augustin qu’est J. Ratzinger « l’Etat romain était faux et antichrétien précisément parce qu’il voulait représenter le totum des capacités et des espoirs humains. De ce fait, il exigeait ce à quoi il n’avait pas droit ; il faussait ainsi et diminuait l’homme. A travers le mensonge, il devenait démoniaque et tyrannique. L’abolition de l’Etat comme totalité a démythifié l’Etat et a ainsi libéré l’homme aussi bien que le politicien et la politique »[2]. La pensée augustinienne, contrairement à ce qu’en laisse entendre la thèse de l’augustinisme politique, n’étouffe pas l’autonomie du temporel. Bien au contraire, elle lui donne sa véritable dimension en lui fixant des limites : l’Etat ne saurait constituer la totalité de l’existence humaine ; il ne saurait contenir toutes les espérances humaines. L’homme et son espérance dépassent le cadre de la construction de l’Etat comme le domaine de l’action politique. Cela est vrai non seulement pour l’Etat qui s’appelle Babylone, mais aussi pour tout Etat. Ainsi, la poursuite du bien absolu qu’est Dieu et son royaume par des moyens politiques s’oppose à la recherche du bien qui peut être atteint par la polis. Voilà qui diminue le poids des attentes qui peuvent peser sur l’homme politique, et qui lui ouvre, en même temps, la voie vers une politique rationnelle. C’est pour cette raison aussi que nous ne pouvons pas suivre jusqu’au bout Gilson quand il écrit : « Bien qu’il n’en ait jamais expressément formulé le principe, l’idée d’un gouvernement théocratique n’est pas inconciliable avec sa doctrine, car si l’idéal de la cité de Dieu n’implique pas cette idée, elle ne l’exclut pas non plus »[3]. La voie vers la politique rationnelle sur laquelle nous ouvre la pensée augustinienne exclut l’idée même de théocratie.

Conclusion

Les deux cités sont entrelacées l’une à l’autre et intimement mêlées, si bien qu’il nous est impossible de les séparer jusqu’au jour du Jugement qui les partagera

Augustin n’est pas, ni de près ni de loin, l’inventeur de la doctrine théocratique. La cité de Dieu ne peut pas être identifiée avec l’Eglise. D’ailleurs, Augustin insiste pour dire que les deux cités s’interpénètrent. « Les deux cités sont entrelacées l’une à l’autre et intimement mêlées, si bien qu’il nous est impossible de les séparer jusqu’au jour du Jugement qui les partagera » (Cité de Dieu I, 35). Cette interpénétration des deux cités concerne tous les domaines de la vie humaine. Tant que dans les différentes sphères de la vie sociale demeure le souci du prochain, tant que l’amor sui et la libido dominandi ne l’emportent pas, on peut trouver des éléments de la cité de Dieu partout, dans la société civile (famille, voisinage) comme dans la communauté politique. Ainsi, la quête de la Jérusalem céleste est tout autant pertinente dans chacune des sphères de la vie humaine, sans qu’aucune ne puisse se prévaloir d’une quelconque supériorité – à commencer par la sphère du politique.

En désacralisant le pouvoir politique, c’est aussi la prétention à l’hégémonie de tout pouvoir – y compris théocratique -, que la pensée d’Augustin permet de dénoncer. Si les penseurs du Moyen Age et les théoriciens de l’augustinisme politique du XXème siècle n’ont pas su lui rendre justice sur ce point, il n’en reste pas moins que son approche du politique et des autres réalités temporelles reste tout à fait pertinente pour aujourd’hui. Comme l’écrit Jean-Paul II dans Sollicitudo Rei Socialis : « l’Eglise sait qu’aucune réalisation temporelle ne s’identifie avec le Royaume de Dieu, mais que toutes les réalisations ne font que refléter et, en un sens, anticiper la gloire du Royaume que nous attendons à la fin de l’histoire, lorsque le Seigneur reviendra ».

Dominique GREINER
Augustin de l’Assomption
Département d’éthique, Université Catholique de Lille
Faculté de Théologie, Institut Catholique de Paris

Bibliographie

Arquillière Henri-Xavier, L’augustinisme politique, essai sur la formation des théories politiques au Moyen-Âge, Vrin, Paris, 1934.

Bedouelle Guy, « Le désir de voir Jérusalem. Histoire du thème des deux cités », Communio, n. XI, 3, mai- juin 1986, p. 38-52.

Beyer de Ryke Benoît, « L’apport augustinien : Augustin et l’augustinisme politique », in : A. Renaut, dir., Histoire de la philosophie politique, t. II, Naissance de la Modernité, Calmann-Lévy, Paris, 1999, 43-86.

De Lubac Henri, « Augustinisme politique ? », in : Théologies d’occasion, Desclée de Brouwer, Paris, 1984, p. 255-308.

Gilson Etienne, Introduction à l’étude de Saint Augustin, Vrin, Paris, 1943.

Ratzinger Joseph, Eglise, Oecuménisme et politique, Fayard, Paris, 1987, p. 204-220.

 

Augustin aujourd'hui

Peut-on encore parler de « guerre juste » ? par Christian Mellon

Seize siècles après son émergence chez Augustin, il est légitime de s’interroger sur ce qu’est devenue la notion de « guerre juste » : garde-t-elle quelque pertinence ?

Si la question porte sur l’expression elle-même, la réponse est négative : en raison de la connotation positive de l’adjectif « juste «, il semble difficile d’utiliser une formule laissant entendre qu’il existerait de « bonnes guerres ». La guerre est toujours un malheur, un mal à éviter. Que l’expression « guerre juste» choque nos oreilles, voilà qui est bon signe ! C’est une rupture, assez récente, avec tout discours glorifiant la guerre, à cause de ses prétendus « avantages » : nourrir les « vertus guerrières », forger le caractère des jeunes, donner un coup de fouet à la recherche scientifique ou médicale, etc. Les hécatombes du XXe siècle ont rendu de tels discours indécents et inaudibles (1).

Une question demeure pourtant : si elle est un mal, la guerre n’est-elle pas, dans certains cas, un « moindre mal » ? On pense aux situations où le choix n’est pas entre la guerre et la paix, mais entre une inaction laissant le champ libre à d’intolérables violences et une action armée pour les faire cesser : ex-Yougoslavie, Rwanda, Timor-Est. Face à de telles situations, force est de constater que la question se pose de recourir aux armes – de « faire la guerre », n’ayons pas peur des mots – et donc de justifier moralement une telle décision.

Or l’expérience des récents débats autour de ces cas (ainsi qu’à propos de la guerre menée en 2003 contre l’Irak par l’administration Bush) montre que les questions dont on discute sont exactement celles qui ont structuré la réflexion traditionnelle sur la mal-nommée « guerre juste » : l’agression est-elle d’une ampleur telle qu’on ne peut la laisser se poursuivre sans réagir ? N’y a-t-il vraiment pas d’autres moyens que les armes ? La guerre ne va-t-elle pas provoquer une situation pire encore ? On aura reconnu trois des critères de la doctrine classique : juste cause, ultime recours, proportionnalité.

Le discrédit général du concept de « guerre juste» n’équivaut donc pas à une rupture avec la conviction qui avait conduit Augustin à se distancer de la non-violence des premiers chrétiens, à savoir qu’il est légitime, dans certains cas et en respectant de strictes limitations, de recourir à la violence des armes en ultime recours pour une « juste cause ».

Supposant ici connus les critères qui ont été élaborés au cours des siècles pour juger de ces cas et fixer ces limitations (2), je voudrais montrer que la plupart d’entre eux restent pertinents dans les débats contemporains, et notamment dans l’enseignement de l’Eglise catholique.

Cause juste

La doctrine traditionnelle admettait que l’on puisse prendre l’initiative de recourir aux armes pour obtenir justice ; de nos jours, seule une perspective strictement défensive est admise. Le droit de recourir aux armes en cas de « légitime défense » fait l’objet d’un très large consensus : c’est la seule exception que fait la Charte de l’ONU au principe général d’interdiction de la guerre ; pour le Concile Vatican II, « on ne saurait dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique, le droit de légitime défense… Mais faire la guerre pour la juste défense des peuples est une chose, vouloir imposer son empire à d’autres nations en est une autre » (Gaudium et spes, 79, 4).

Mais faut-il identifier « légitime défense » et « légitime autodéfense » ? Quand un peuple faible, incapable de se défendre, est victime de massacres, de déportation, voire de génocide, doit-on rester passif, sous prétexte que l’on n’est pas attaqué soi-même ? La morale répond non, évidemment (il y a « devoir d’assistance à peuple en danger »), mais que faire si le massacre se déroule à l’intérieur des frontières d’un Etat souverain ? Le droit international s’oppose à toute action armée qui violerait le sacro-saint principe de la » souveraineté des Etats ». Ce principe, pourtant, Jean-Paul II estime qu’il souffre des exceptions :

« Une fois que toutes les possibilités offertes par les négociations diplomatiques, les processus prévus par les Conventions et organisations internationales, ont été mis en oeuvre, et que, malgré cela, des populations sont en train de succomber sous les coups d’un injuste agresseur, les Etats n’ont plus le « droit à l’indifférence ». Il semble bien que leur devoir soit de désarmer cet agresseur, si tous les autres moyens se sont avérés inefficaces. Les principes de la souveraineté des États et de la non-ingérence dans leurs affaires internes – qui gardent toute leur valeur – ne sauraient toutefois constituer un paravent derrière lequel on pourrait torturer et assassiner » (Discours au corps diplomatique, 16.01.93, Documentation catholique, n° 2066, p. 157).

Notons que l’objectif (désarmer l’agresseur) est précis : aucune guerre n’est justifiée s’il s’agit de se venger, ou de punir, ou encore de régler un conflit (la vraie paix n’est pas obtenue par les armes). Il s’agit seulement – mais c’est déjà beaucoup, pour les victimes ! – d’interrompre par les armes, dans l’urgence, un processus meurtrier qu’il serait scandaleux de laisser se poursuivre. La guerre n’est donc pas « réhabilitée » comme moyen normal des relations entre Etats, ce qu’elle fut pourtant longtemps.

Ultime recours

De saint Augustin à nos jours, tous les penseurs de la guerre juste – et, après eux, ceux du droit international – affirment qu’aucun usage des armes n’est « justifié »  s’il existe d’autres moyens pour mettre un terme à l’agression. Le Concile, dans la formule rappelée ci-dessus à propos du droit de légitime défense, précise : « une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique ».

Proportionnalité

A quoi bon recourir à la violence des armes si les conséquences prévisibles (destructions, désordres, haines durables) sont telles que la situation qui en résultera sera encore pire que l’agression à contrer ? Classique dans toute réflexion éthique (par exemple en matière d’éthique biomédicale), le critère de « proportionnalité »  a été rappelé par Pie XII, en 1953, dans le contexte de l’émergence des armes nucléaires : « Lorsque les dommages entraînés par la guerre ne sont pas comparables à ceux de l’injustice tolérée, on peut avoir l’obligation de subir l’injustice » (DC, 1953, col 1413). Si Jean-Paul II s’est opposé à la première guerre du Golfe – alors qu’il n’y avait guère de doute, dans ce cas-là, sur la « cause juste » : agression flagrante d’un pays par un autre -, c’est sur la base de ce critère : « Le recours à la force pour une cause juste n’est admissible que si celui-ci est proportionnel au résultat que l’on veut obtenir et en soupesant bien les conséquences de l’action militaire » (Discours aux ambassadeurs, 12 janv. 1991).

Autorité légitime

Visant à interdire les « guerres privées », ce critère reconnaît aux seuls détenteurs de l’autorité légitime, en tant que garants du «bien commun», le droit de décider le recours aux armes. Mais, aujourd’hui, qui est en charge du « bien commun » de la famille humaine ? L’ONU a été créée dans cette visée, certes. Mais en a-t-elle les moyens ? Et ses modes de décision (droit de veto pour 5 pays) garantissent-ils qu’elle poursuit dans chaque cas le «bien commun» universel ? On a connu de difficiles dilemmes, en 1999, lors de l’épuration éthnique du Kosovo : fallait-il rester inactifs, le Conseil de Sécurité étant paralysé par les vetos de la Chine et de la Russie ?

Le magistère catholique, depuis 50 ans, ne cesse d’encourager tout ce qui peut structurer politiquement la famille humaine, et notamment l’ONU (3). On connaît la vigoureuse affirmation de Jean XXIII : « De nos jours, le bien commun universel pose des problèmes de dimensions mondiales. Ils ne peuvent être résolus que par une autorité publique dont le pouvoir, la constitution et les moyens d’action prennent eux aussi des dimensions mondiales et qui puisse exercer son action sur toute l’étendue de la terre. C’est donc l’ordre moral lui-même qui exige la constitution d’une autorité publique de compétence universelle » (Pacem in terris, 137). Et quand les Pères du Concile concèdent aux Etats le droit de légitime défense, ils précisent que cela ne vaut qu’« aussi longtemps… qu’il n’y aura pas d’autorité internationale et disposant de forces suffisantes » (Gaudium et spes, 79, 4).

Discrimination

Selon le classique Jus in bello – largement transposé du registre éthique au registre juridique (droit international de la guerre, conventions de La Haye, etc.) – certains actes sont proscrits, même dans la guerre. Transgresser ces interdits, c’est commettre des « crimes de guerre ». Le plus courant de ces crimes consiste, au mépris de l’impératif de « discrimination » entre combattants et non-combattants, à prendre pour cibles des personnes qui ne jouent aucun rôle significatif dans l’entreprise d’agression que l’on veut légitimement contrer.

Cette exigence a-t-elle encore une signification dans la guerre moderne ? Les évêques américains, dans leur document de 1983, examinent lucidement cette difficulté : « Dans la guerre moderne, la mobilisation des forces ne comprend pas seulement le secteur militaire, mais aussi, pour une part importante, les secteurs politique, économique et social. Il n’est pas toujours facile de déterminer qui est directement impliqué dans un « effort de guerre » et à quel degré ». Mais ils plaident pour le maintien du principe de discrimination : « Même dans la définition la plus large, on ne peut raisonnablement considérer comme combattants des catégories entières d’êtres humains comme les écoliers, les personnes hospitalisées, les personnes âgées, les malades, les ouvriers de l’industrie produisant des articles non directement liés à des fins militaires, les agriculteurs et bien d’autres » (Le défi de la paix, DC 1983, p. 732).

Ce principe fonde deux condamnations importantes : celle du terrorisme (4), en tant précisément que c’est une forme de violence qui prend pour cible n’importe qui, et celle de toute stratégie de « destruction massive » des populations, telle qu’elle fut mise en ouvre à Dresde, Hambourg, Tokyo, Hiroshima, Nagasaki. Stratégie solennellement condamnée par Vatican II : « Tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants est un crime contre Dieu et contre l’homme lui-même, qui doit être condamné fermement et sans hésitation » (Gaudium et Spes, 80).

De la légitimation à la limitation

Constatant que l’Eglise se réfère toujours aux critères de la « guerre juste » (sans utiliser l’expression), on peut se demander si elle a vraiment « reconsidéré la guerre dans un esprit entièrement nouveau », selon la fameuse formule du Concile (Gaudium et Spes, 80).

Si l’on entend par « entièrement nouveau » une rupture avec les principes anciens, la réponse est non; on le voit bien, par exemple, dans ce que dit le Catéchisme sur cette question. Le changement, pourtant, est important : il y a eu un complet renversement dans le poids respectif donné aux deux pôles légitimation et limitation de la doctrine classique. Alors que tout l’enseignement sur la légitimation de la guerre avait été amplement utilisé, au cours des siècles, pour bénir presque toutes les guerres voulues par les princes, les critères visant à limiter la guerre avaient été souvent passés sous silence ou minimisés (Vitoria, au XVIe siècle, représente plutôt une exception, lui qui s’appuyait sur les critères de la guerre juste pour déclarer criminelle la guerre menée par ses compatriotes contre les Indiens). De nos jours, c’est l’inverse : on légitime du bout des lèvres, et seulement dans des cas exceptionnels, et on insiste sur la nécessité, avant de « justifier »  une guerre, de prendre en considération tous les critères et de les interprèter strictement : refus, par exemple d’inclure la « guerre préventive » dans le champ de la « légitime défense ».

Dès les années 30, des théologiens avaient jugé, suite aux hécatombes de 1914-1918, que l’idée de guerre juste devait être abandonnée, sauf en cas de légitime défense (5). En décembre 1944, Pie XII se dit convaincu que « la théorie de la guerre comme moyen apte et proportionné de résoudre les conflits internationaux est désormais dépassée ». Avec les armes de destruction massive, notamment nucléaires, une étape est franchie : pour Jean XXIII, « il devient humainement impossible de penser que la guerre soit, en notre ère atomique, le moyen adéquat pour obtenir justice d’une violation de droits » (Pacem in terris, 127).

Non-violence retrouvée

Du coup, la tradition non-violente est redécouverte : si le recours aux armes ne se justifie qu’en « ultime recours », c’est une exigence morale que de rechercher le maximum de moyens pouvant résoudre les conflits par des moyens non militaires (6). Le Concile Vatican II loue « ceux qui, renonçant à l’action violente pour la sauvegarde des droits, recourent à des moyens de défense qui, par ailleurs, sont à la portée même des plus faibles, pourvu que cela puisse se faire sans nuire aux droits et aux devoirs des autres ou de la communauté » (Gaudium et Spes, 78, 5). Le Synode de 1971 affirme : « Il est absolument nécessaire que les différends entre nations ne soient pas résolus par la guerre, mais que soient trouvés d’autres moyens conformes à la nature humaine ; que soit favorisée en outre l’action non-violente et que chaque nation reconnaisse légalement l’objection de conscience et lui donne un statut » (Justicia in mundo, 68).

Revenant, dans Centesimus annus, sur les causes de l’effondrement, sans violence, des régimes communistes en 1989, Jean-Paul II y voit le fruit de « l’action non-violente d’hommes et de femmes qui, alors qu’ils avaient toujours refusé de céder au pouvoir par la force, ont su trouver dans chaque cas la manière efficace de rendre témoignage à la vérité ». Il conclut par une invitation qui pourrait aujourd’hui constituer, pour les artisans de paix, un programme au moins aussi important que d’actualiser la réflexion sur la guerre juste : « Puissent les hommes apprendre à lutter sans violence pour la justice ! » (Centesimus annus III, 23)

Christian MELLON, sj
Secrétaire national de Justice et Paix-France

Notes

Guerres justes et injustes selon Michaël Walzer par Cécile Renouard

« La guerre est un lieu et un moment extrêmes. Si des jugements moraux exhaustifs et cohérents sont possibles en ce moment et en ce lieu, ils le sont partout et toujours » (p.29).

Michaël Walzer fournit une réflexion sur l’argumentation morale qui peut prévaloir dans les situations limites que représentent l’usage de la violence et de la force armée. La position qu’il défend repose sur l’affirmation de l’existence de principes moraux en matière de guerre, liés à la reconnaissance de principes moraux universels ; le domaine de la guerre ne peut pas être séparé du champ de la réflexion morale en général. Il faut ensuite étudier, au cas par cas, la manière d’envisager l’usage de la force qui soit le plus à même de mettre en ouvre ces principes au présent et d’assurer leur maintien pour l’avenir.

Ainsi, la réflexion morale au sujet de la guerre doit prendre en compte deux séries de problèmes, concernant d’une part la finalité de la guerre, et donc le jus ad bellum  au sujet de la légitimité d’une intervention militaire, et d’autre part les moyens de parvenir à l’objectif de la victoire, et donc le jus in bello, à propos de l’évaluation des techniques et des actes de guerre. Les deuxième et troisième parties de l’ouvrage, « la théorie de l’agression » et « la convention de la guerre », traitent respectivement de ces deux domaines. La quatrième partie aborde alors « les dilemmes de la guerre », et principalement le conflit entre la fin et les moyens, entre le souci de remporter une victoire légitime et les moyens à prendre pour se battre bien. La cinquième partie approfondit les présupposés du jugement moral sur la guerre et les combattants ou politiques qui la mènent, la question de la responsabilité, individuelle et collective.

En matière morale, interviennent chez Walzer, même s’il ne les décrit pas comme tels, trois niveaux de réflexion : la dimension universelle concerne les principes de dignité, d’égalité, de liberté et de vie défendus par les droits de l’homme contemporains. Quelle que soit la complexité des situations auxquelles les guerres conduisent, ces aspirations fondamentales demeurent l’horizon ultime d’une action juste. Le niveau particulier concerne les conditions toujours spécifiques dans lesquelles doivent s’opérer des choix. Ceci est vrai en matière politique et militaire : les décisions sont prises dans un contexte historique et géopolitique donné, qui fait intervenir une convention particulière de la guerre, celle-ci devant être référée à la dimension universelle constituée par le respect de toute vie humaine, et la liberté et l’autonomie des sociétés humaines. La dimension singulière intervient dans la mesure où chaque être humain est reconnu comme ultimement responsable de son existence et de ses choix. En dernière instance, c’est sa conscience morale qui doit le guider. Walzer indique bien la relation étroite entre la décision individuelle et l’atmosphère ou l’environnement collectif où elle s’effectue. Mais toute son argumentation morale repose sur la reconnaissance possible de responsabilités individuelles dans la cité.

Il s’agit finalement pour Walzer de réfléchir sur la possibilité de fournir une argumentation morale dans un contexte extrême tel que la guerre. Il se trouve en particulier face à certaines questions actuelles, concernant notamment le caractère inédit de la guerre aujourd’hui, en raison de la puissance des moyens pouvant être mis en ouvre : la menace nucléaire rend-elle inopérantes toutes les classifications classiques ? Pour Walzer,
la stratégie de la dissuasion nucléaire est elle-même immorale, mais elle doit donner lieu à une réflexion sur les solutions alternatives.

1. Les critères de la guerre

Sur la guerre en tant que telle, il faut d’abord reconnaître que la guerre est un mal, qu’elle est l’expression d’une tyrannie exercée contre des hommes en tant que représentants d’Etats ou de groupes donnés

Walzer essaie surtout d’analyser les critères classiques d’une guerre juste et leur nécessaire reformulation aujourd’hui. Les critères classiques concernaient la question de la juste cause et de la proportionnalité des moyens mis en ouvre ; ils sont extrêmement difficiles à évaluer. Aussi Walzer fait-il porter l’accent sur les règles à établir pour éviter l’usage excessif de la force, et donc sur la notion de limite, aussi bien dans l’objectif que dans les moyens : « Les guerres justes sont des guerres limitées, menées conformément à un ensemble de règles destinées à éliminer, autant qu’il se peut, l’usage de la violence et de la contrainte à l’encontre des populations non-combattantes » (p. 13).

Sur la guerre en tant que telle, il faut d’abord reconnaître que la guerre est un mal, qu’elle est l’expression d’une tyrannie exercée contre des hommes en tant que représentants d’Etats ou de groupes donnés, auxquels est imposée la contrainte de se battre ou de participer indirectement à la guerre, au moins dans ses conséquences. Elle tend aussi à s’étendre, et à accroître la violence qu’elle déchaîne. Mais il serait trop facile, et moralement insatisfaisant, d’en rester à ce constat : la guerre est de fait un moyen utilisé par les hommes pour régler leurs différends ; si on laisse de côté le recours à ces moyens non-violents, parce que ceux-ci ne peuvent être envisageables que dans une conception partagée des opposants, qui ne semble pas réalisée aujourd’hui, il faut s’interroger sur les manières de limiter le plus possible l’usage de la violence. Walzer souligne le paradoxe de la coexistence d’un discours moral condamnant la guerre et d’un code de bonne conduite militaire. En soi, la guerre n’est pas morale, mais elle peut être conduite de manière morale. Ce qui conduit à une réflexion sur l’origine et la finalité de la guerre, et sur les méthodes qu’elle utilise.

2. La finalité de la guerre

En ce qui concerne la finalité de la guerre, Walzer commence par souligner le caractère indéterminé de la notion d’agression, qui légitime l’usage de la force

En ce qui concerne la finalité de la guerre, Walzer commence par souligner le caractère indéterminé de la notion d’agression, qui légitime l’usage de la force. Il faudrait pouvoir établir une hiérarchisation des crimes et délits commis par les Etats les uns vis-à-vis des autres. L’agression est une atteinte à la souveraineté politique ou à l’intégrité territoriale et peut justifier la guerre et la punition de l’agresseur. La défense de celui qui est agressé, y compris par la force, se justifie moralement ; c’est une manière pour les êtres humains de défendre leurs droits fondamentaux. En ceci consiste, selon Walzer, le « paradigme légaliste » qui ne reconnaît comme légitime que ce type de guerre et de résistance. Ainsi est également donnée une réponse assez claire à la question de la guerre préventive ou de l’anticipation : « Les Etats peuvent utiliser la force des armes face à des menaces de guerre chaque fois que s’en abstenir mettrait gravement en danger leur intégrité territoriale ou leur indépendance politique » (p.134).

A propos de la légitimité d’une intervention extérieure, J. Stuart Mill insistait sur l’autodétermination du peuple, au point de rendre toute intervention extérieure illégitime, fût-ce pour réparer les violations des droits des individus à l’intérieur des frontières. Walzer indique qu’une telle intervention, même si elle peut être justifiée, « n’est pas moralement exigible, en raison des dangers qu’elle implique » (p. 147). Une exception concerne les cas où l’intervention de l’agresseur menace la paix à l’échelle de la région tout entière, voire du monde ; en ce cas la participation au conflit devient sans doute une exigence morale.

L’intervention extérieure dans le cas d’une guerre civile ne peut viser plus que la restauration du statu quo, de l’équilibre. Walzer dénonce fortement les visées politiques supplémentaires lors des interventions américaines au Vietnam et en Corée.

Les interventions humanitaires doivent être également considérées avec circonspection, tant elles manifestent fréquemment l’imbrication des préoccupations morales et politiques. Elles sont soumises à une évaluation morale collective, qui les rend légitimes selon trois critères : « pour assister des mouvements sécessionnistes, pour contrebalancer les interventions antérieures d’autres puissances, et pour sauver des populations menacées de massacres » (p.164) .

Enfin l’exigence de capitulation sans condition ne vaut sans doute que dans les cas extrêmes comme le régime hitlérien, dont le mal commis « le place en dehors du domaine moral de la négociation et du compromis » (p. 170).  En tout état de cause, il s’agit toujours de considérer l’Etat agresseur, ou du moins sa population comme un partenaire politique futur : « Un Etat ennemi. ne peut être entièrement dépossédé du pouvoir d’agir à nouveau » (p. 174).

3. Les moyens utilisés

Les moyens utilisés dans la conduite de la guerre sont également soumis à une appréciation morale.

Les moyens utilisés dans la conduite de la guerre sont également soumis à une appréciation morale. Walzer procède d’abord à une reprise du double critère, défini par Sidgwick, d’utilité et de proportionnalité, dans l’usage de la force. Ainsi est bien indiquée une restriction dans le déploiement de moyens violents, sans qu’en soit véritablement précisé le contenu : il s’agit d’abord de ne pas violer le droit des gens, en premier lieu celui des non-combattants. Ceci conduit à dire qu’il ne faut pas viser ceux-ci, y compris ceux qui participent plus directement à la guerre (par exemple dans les usines d’armement).

Néanmoins, quand il s’avère que des civils peuvent être mis en danger, le principe dit du double effet intervient, permettant de justifier une telle intervention, à deux conditions reformulées par Walzer : « celle d’agir bien, et celle de réduire autant que possible le mal prévisible » (p. 224). Le soldat doit toujours être prêt à prendre sur lui des risques supplémentaires (la question demeure de savoir jusqu’où) pour ne pas mettre en danger la vie des civils. Walzer précise alors quelle peut être l’appréciation morale des situations où les civils sont des cibles :

Les sièges et blocus sont l’illustration de situations moralement condamnables, en tant qu’elles sont l’expression d’une guerre totale, sauf si les civils ont eu le choix de quitter la ville.

La guerre de guérilla est d’une nature particulière, notamment parce que les résistants vivent au milieu du peuple, voire constituent la majorité du peuple. Des droits leur sont reconnus à condition qu’ils aient un signe visible et portent ouvertement leurs armes. A partir du moment où le mouvement de guérilla reçoit le soutien d’une partie importante de la population, les combattants arrêtés acquièrent des droit proches de ceux des prisonniers de guerre.

En cas d’intervention étrangère, les combattants ne peuvent légitimement détruire des cibles civiles qu’en ayant fait auparavant évacuer la population ; l’exemple développé de la guerre du Vietnam montre que cela n’est pas souvent le cas, le problème étant souvent accentué par la question de la cause pour laquelle on se bat. L’intervention étrangère peut être un déni du soutien accordé par une partie de la population aux résistants et perdre alors toute légitimité.

Le terrorisme dans sa version contemporaine est apparu avec la Deuxième Guerre mondiale : jusqu’alors, les révolutionnaires frappaient en choisissant leurs cibles, selon leurs fonctions politiques. Le terrorisme comme violence aveugle à l’égard de populations civiles, comme « meurtre arbitraire de victimes innocentes »  (p. 274) se développe à grande échelle au moment de la Deuxième Guerre mondiale, avec les raids britanniques sur les villes allemandes, destinées à saper le moral de la population et à accélérer la fin de la guerre. L’argumentation de Walzer est assez claire. Tout acte de terrorisme est immoral : « La terreur est la forme totalitaire de la guerre et de la politique. Elle outrepasse les limites morales au-delà desquelles aucune borne ne semble possible » (p. 283). Walzer condamne les tentatives de justification du terrorisme, comme celle de Sartre au moment de la guerre d’Algérie, qui en fait la victoire d’une idéologie, sans souci de l’identité des victimes. Walzer développe l’idée du « respect de soi » (p. 285) et du respect d’autrui comme condition de la justice d’une lutte contre l’oppression.

Les représailles sont l’expression d’un paradoxe, puisqu’elles conduisent à légitimer les actions mêmes qui sont condamnées par la convention de la guerre, justement pour faire en sorte que cette convention soit appliquée. Walzer insiste sur la nécessité morale d’envisager toutes les autres formes possibles d’intervention que des représailles sur des vies humaines, et en tout cas de limiter au maximum cette action.

4. Les situations limites

Il faut pourtant souligner le caractère immoral de tout terrorisme, qu’il soit effectif ou potentiel

Ceci le conduit à analyser les cas limites, les situations extrêmes où des solutions seront prises qui seront toujours moralement insatisfaisantes.

Il évoque, dans le cadre du dilemme entre la fin et les moyens, l’argument de l’échelle mobile, évoqué notamment par Rawls et qui peut se résumer ainsi : « Plus la guerre est juste et plus il y a de droits. » (p.314) Walzer résume ainsi sa propre position : « Que la justice soit, sauf si le ciel est vraiment sur le point de s’effondrer » (p. 316). Il veut défendre l’idée de bornes mises au déploiement de la force, au nom de la convention de la guerre et de la visée morale de la paix. Toutefois, certaines situations d’extrême urgence peuvent justifier le recours à une violence qui outrepasse la convention ; une telle situation est celle de l’Europe entre 1940 et 1942.

Concernant la possibilité pour un Etat d’être neutre, il distingue aussi le régime normal, qui est la légitimité de la neutralité, et le régime d’exception quand le conflit menace de se généraliser. La décision prise par le gouvernement d’un pays neutre d’entrer en guerre ne peut se justifier que par une nécessité morale, difficile à prouver, par exemple en ce qui concerne la Norvège en 1940.

Le caractère « d’urgence suprême » est défini selon deux critères concernant l’imminence et la nature du danger. Dans le cas du nazisme, la transgression des règles de la guerre se justifie par la nature de « la menace radicale sur les valeurs humaines » (p. 344) que faisait peser Hitler et par l’imminence du danger ; ainsi a-t-on pu justifier les bombardements sur les villes allemandes ; mais Walzer dénonce le calcul utilitariste qui a pu servir à légitimer des massacres : « La destruction d’innocents, quels que soient les buts, est une sorte de blasphème contre nos engagements moraux les plus profonds » (p.355). Il critique ainsi catégoriquement le bombardement d’Hiroshima : le Japon ne représentait pas le même danger que le régime hitlérien et une reddition inconditionnelle n’était pas exigible. Le terrorisme américain repose alors sur une recherche de la fin de la guerre par tous les moyens, en s’évitant une réflexion morale sur ces moyens.

Il faut pourtant souligner le caractère immoral de tout terrorisme, qu’il soit effectif ou potentiel, sous la forme de la dissuasion nucléaire. Contre la thèse du protestant Paul Ramsey, qui veut montrer la légitimité de la dissuasion nucléaire, Walzer soutient qu’il s’agit toujours d’une théorie immorale, qui repose sur le sacrifice possible de vies innocentes. Le caractère immoral de cette théorie n’est pas perçu, en tant qu’elle ne réduit pas la liberté des personnes, et qu’elle semble préserver de la réalité de la guerre. Mais « l’immoralité réside dans la menace elle-même », portant sur des populations entières. L’argument de la recherche d’une guerre limitée peut se voir opposer la possibilité d’une extension du conflit et d’une escalade de la violence. La menace nucléaire est moralement inacceptable, et pourtant, reconnaît Walzer, elle fait partie de ce qu’il nomme les « critères de la nécessité » (p.381) ; sa thèse concernant cette théorie de la dissuasion reprend son idée générale concernant la conduite de la guerre. D’une certaine façon aucune nécessité n’est absolue ; la guerre est toujours le produit de décisions et de conventions humaines, pouvant évoluer en fonction des circonstances. Son argumentation se fonde donc sur la prise en compte de la liberté et de la responsabilité humaines, cette dernière faisant l’objet de ses réflexions finales.

5. La responsabilité individuelle et collective

 Walzer distingue la responsabilité, qui est toujours individuelle, au sens où elle concerne toujours en dernière instance la conscience d’un individu donné, et la commune appartenance à un peuple, qui crée une solidarité, voire une culpabilité collective à l’égard du mal commis

Walzer insiste avant tout sur les responsabilités des dirigeants, à la fois chefs militaires et décideurs politiques. Ce sont eux qui sont responsables non seulement des décisions concrètes concernant la guerre et la manière de la mener, mais aussi, pour une part, de l’atmosphère générale dans laquelle se déroulent les combats.

En tant que représentants du peuple, dans les régimes démocratiques, ils sont d’autant plus appelés à ne pas trahir la confiance qui leur a été faite. Ils doivent aussi porter le poids moral lié à leur charge et aux choix qu’ils font ou ne font pas ; Walzer traite notamment du cas des politiques allemands pendant la Deuxième Guerre mondiale.

Une dimension morale intervient aussi à l’échelle collective des citoyens : Walzer distingue la responsabilité, qui est toujours individuelle, au sens où elle concerne toujours en dernière instance la conscience d’un individu donné, et la commune appartenance à un peuple, qui crée une solidarité, voire une culpabilité collective à l’égard du mal commis. D’où l’idée d’une responsabilité à exercer par tous dans la cité, et notamment par ceux (intellectuels et responsables divers) qui sont plus à même de juger de la situation, car plus au fait des événements et de leur portée éventuelle.

Il n’en demeure pas moins une responsabilité, y compris pour les simples soldats qui peuvent être victimes de l’ardeur au combat, et des ordres immoraux qu’ils reçoivent. Contre l’argument d’une déresponsabilisation de l’individu liée à ces circonstances atténuantes, Walzer défend avec force le libre arbitre comme capacité à se déterminer pour les droits de l’homme et à se battre avec modération. Il reconnaît cependant l’exercice difficile de cette liberté, notamment dans la solitude qu’elle peut créer.

En certains cas extrêmes, tel celui du bombardement britannique sur l’Allemagne, sans doute la responsabilité suprême de l’homme consiste à porter le poids d’une action mauvaise accomplie au nom de ce qui était vécu comme une nécessité, liée à l’anéantissement du régime hitlérien : « Cette nécessité engendre le malaise ; le monde de la guerre n’est pas moralement satisfaisant. Et pourtant on ne peut s’y soustraire, en l’absence d’un ordre universel dans lequel la vie des nations et des peuples ne s’en trouverait jamais menacée » (p. 436)

En fin de compte, Walzer revient sur l’idée de limitation énoncée au début de l’ouvrage comme caractérisant la guerre juste. La guerre ne peut être un objectif, elle demeure un mal ; mais en l’absence d’une recherche commune de résolution des conflits par des moyens non-violents, elle demeure un horizon incontournable de la vie du monde ; au moins, « la limitation de la guerre est le début de la paix »  (phrase finale, p. 444).

Cécile RENOUARD
Religieuse de l’Assomption
Paris

Bibliographie

Augustinus Lexikon – Volume 2 : Cor-Fides

Edité par Cornelius Mayer, en association avec de nombreux collaborateurs internationaux. Editions Schwabe & Co. AG. Basel (1996-2002).   1350 colonnes. Prix du volume : 224  €.

Les premières parutions  de ce Lexikon, sous forme de fascicules, remontent à 1986. Le premier volume, paru en 1994,  couvrait les lettres :  Aaron-conversio. Le deuxième va  de « Cor à Fides ». Les articles sont rédigés dans une des trois langues : allemand, anglais ou français.  Dans le volume 2, on croisera un certain nombre de thèmes importants, ou d’œuvres d’Augustin.

—    Cor (G. Madec), le cœur transpercé d’une flèche, emblème d’Augustin et de l’Ordre  augustinien (6  colonnes), renvoie à l’intériorité.

—    Crede ut intellegas (Eugene TeSelle) : crois pour comprendre, un axiome de la pensée d’Augustin. La foi ouvre  la voie à l’intelligence.

—    Donatistae (Lancel et Alexander), les adeptes du parti de Donat, que Augustin n’a cessé de combattre,  occupent une large place (30 colonnes).

—    Enarrationes in Psalmos (Fiedrowicz), ces psaumes qui ont été intégralement commentés par Augustin, retiennent l’intérêt sur  54  colonnes.

—    Epistolae (Divjak),  environ 300 lettres d’Augustin, qui font l’objet d’une analyse sur 70 colonnes.

—    Femina (Müller) : les femmes sont présentes dans les lettres d’Augustin,  et dans sa théologie (15 colonnes). Augustin leur accorde une estime plus grande que ce qu’on croit.

Ce sont là des échantillons sur un lot de 180 entrées. Pour chaque thème, ou œuvre d’Augustin, les développements reflètent leur importance dans le corpus augustinien. On trouvera  pour chaque entrée des indications sur ses sources (le plus souvent bibliques),   l’évolution de sa pensée,  avec référence aux textes (cités en latin) et une abondante bibliographie.

Il sera possible non seulement de vérifier les analyses proposés par ces études, mais encore de les prolonger par l’accès aux sources. On dispose désormais d’un instrument indispensable pour connaître la pensée d’Augustin sur un tel thème précis, ou sur le contenu d’une œuvre. Toute bibliothèque … augustinienne devrait lui réserver une place.

La vie communautaire selon saint Augustin

Tarsicius  J. van Bavel, La vie communautaire selon saint Augustin. Une grâce pour notre temps. Lessius (diffusion  Cerf), 168  pages, 14,50 €. Un thème typiquement augustinien, et traité par un grand spécialiste de saint Augustin. Tarsicius J. van Bavel aborde plusieurs  aspects :

—    La communauté de Jérusalem  et l’histoire de la vie religieuse (c. 1).  Pour Augustin, la communauté de Jérusalem (Ac 4, 32) constitue le modèle de la vie religieuse.

—    L’amitié  selon saint Augustin (c. 2).  Si importante dans l’expérience d’Augustin,  l’amitié  est une composante de la vie religieuse,  bien  qu’elle  ne s’y limite pas.

—    La communauté selon Augustin (c. 3). « Il y a communauté et communauté ». Dans la vie religieuse, elle revêt  des traits spécifiques, en particulier par les vœux.

—    La communauté : une fournaise (c. 4) :  elle est une grâce, mais  elle peut devenir un poids dont on cherchera  à se libérer.

—    Les deux derniers chapitres (Edification d’une communauté (c. 5) et questions qu’il faut se poser (c. 6) , plongent dans l’actualité, montrant que l’idéal communautaire rejoint  les attentes de nos contemporains.

On le voit  : Tarsicius J. van Bavel parle de la communauté en parfait connaisseur de la tradition augustinienne, et en homme d’expérience, sans idéalisme, mais avec la profonde conviction que la communauté reste « une grâce pour notre temps », et que l’idéal augustinien peut encore contribuer à construire d’authentiques communautés. Augustin trace et balise  un chemin pour  y vivre  en vérité.

Autres parutions

Saint Augustin, Homélies sur l’Evangile de saint Jean CIV-CXXIV. Trad., intr.  et notes par M. F. Berrouard.  Œuvres BA 75. Institut  d’Etudes Augustiniennes 2003. 522 pages, 48 €. Ainsi s’achève la traduction du commentaire d’Augustin, une œuvre considérable.  Avec ces commentaires qui dégagent toute la richesse théologique du texte d’Augustin (BA 74 B).

Jean-Paul Périer-Muzet, Prier 15 jours avec Emmanuel d’Alzon. Fondateur des Assomptionnistes. Nouvelle Cité,  2003,  11, 50 €, avec un chapitre sur  d’Alzon « à l’école de saint Augustin » qui signale une « vraie rencontre spirituelle, intellectuelle et apostolique entre les deux hommes ». L’auteur avait déjà publié : Le Père d’Alzon, un familier d’Augustin  (Itinéraires Augustiniens  n° 7, janvier 1992).

Augustinus Afer. Saint Augustin : africanité et universalité.  Actes du colloque international Alger-Annaba, 1er-7 avril 2001.  2  volumes (660 pages). Ed. Universitaires de Fribourg, 2003.  Nombreuses contributions.

M. N