Itinéraires Augustiniens n°33 : Le mariage

Quand Augustin traite du mariage, il parle d’expérience. Mais c’est le plus souvent la controverse qui l’amène à préciser sa pensée. Il était pris entre deux feux. D’un côté, il se heurtait aux manichéens qui méprisaient le mariage parce qu’il serait intrinsèquement mauvais et ne ferait que propager une race de ténèbres. De l’autre côté, il se trouvait face aux pélagiens qui considèrent le mariage comme un bien, mais sans voir qu’il peut être perverti par la passion (la libido). En suivant la libido, estimaient les pélagiens, l’homme ne fait que suivre la nature, c’est-à-dire une inclination voulue par Dieu !

Editorial

Défense du mariage, par Marcel Neusch

Tout en refusant de l’idéaliser, Augustin ne considère pas moins le mariage comme une voie de sainteté

Quand Augustin traite du mariage, il parle d’expérience. Mais c’est le plus souvent la controverse qui l’amène à préciser sa pensée. Il était pris entre deux feux. D’un côté, il se heurtait aux manichéens qui méprisaient le mariage parce qu’il serait intrinsèquement mauvais et ne ferait que propager une race de ténèbres. De l’autre côté, il se trouvait face aux pélagiens qui considèrent le mariage comme un bien, mais sans voir qu’il peut être perverti par la passion (la libido). En suivant la libido, estimaient les pélagiens, l’homme ne fait que suivre la nature, c’est-à-dire une inclination voulue par Dieu !

Augustin doit lutter sur les deux fronts. Contre les manichéens, et avec les pélagiens, il défend la bonté du mariage : celui-ci est un bien. Mais contre les pélagiens, trop optimistes, il met en évidence les penchants mauvais de l’homme. Quitte à être soupçonné de retomber dans son ancienne erreur manichéenne, il soutient que la libido, dans l’acte conjugal même le plus légitime, est signe du péché, et incline vers le péché.

La voie catholique qu’il défend est celle du « juste milieu » : elle évite les excès des uns et des autres, au prix d’un difficile exercice d’équilibre. Dans un opuscule sur « le bien du mariage », rédigé en 401, « remarquable synthèse » de sa pensée, il résume les fins du mariage en trois mots passés à la postérité : la procréation, le pacte de fidélité, le caractère sacré du lien conjugal. Proles, fides, sacramentum.

Augustin ne s’est cependant pas limité à élaborer sur le mariage une saine théologie. Il devait parfois aborder des questions très concrètes. Il ne s’est dérobé à aucune des questions que pouvaient se poser ses auditeurs : adultère, divorce, avortement, etc. Il rappelle sans cesse les exigences de fidélité entre époux, de réciprocité dans les droits et les devoirs ; il condamne sans réserve les violences conjugales ; il s’exprime sur d’autres questions encore : le veuvage, les mariages arrangés ou forcés, les remariages, etc. Il n’ignore rien des détresses auxquelles sont exposés les couples.

Tout en refusant de l’idéaliser, Augustin ne considère pas moins le mariage comme une voie de sainteté. Si, en tant que théologien, il est soucieux de promouvoir un idéal chrétien du mariage, à égale distance du pessimisme manichéen et de l’optimisme pélagien, il se révèle d’abord un pasteur attentif aux joies et aux souffrances de tous ces couples confiés à sa sollicitude, et qu’il croise à longueur de jours.

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

Augustin en son temps

Le mariage, un chemin de sainteté, par Dominique LANG

L’intention des époux pieux est, et doit être,  de donner à leur enfant une génération charnelle comme préparation à une régénération spirituelle  (C. Jul. IV, 1(3))

Augustin a rencontré la question du mariage de diverses manières. Dans son parcours personnel d’abord. Mais surtout, après sa conversion, à l’occasion des longues polémiques avec les hérésies manichéennes et pélagiennes. Au long de ces années de réflexion, Augustin agit comme pasteur soucieux de la vie spirituelle de ses fidèles et comme théologien, attentif aux faiblesses et aux réalités de son temps. Bien que conditionné par un milieu particulier, le regard qu’il pose sur la réalité du mariage reste d’une profonde intelligence : celle du cœur, quand il se tient aux devants de la rencontre avec l’Epoux, le Christ, son Maître.

1.  Au confluent de multiples influences

Augustin ne remet par foncièrement en cause les catégories de la société, marquée par une hiérarchisation profondément inégalitaire, aussi bien entre groupes d’origines sociales différentes, qu’au sein de la cellule familiale. Si le pouvoir de décision politique, juridique, financier est majoritairement réservé aux hommes, la femme est habituellement responsable de la tenue de la maison et de l’éducation des enfants. Aussi, le mariage est-il essentiellement un contrat qui entérine une situation sociale et prolonge une lignée familiale. Le mariage romain exprime d’abord une réalité juridique. Si la pratique de la monogamie semble s’être imposée comme modèle, elle cohabite avec le libertinage amoureux qu’ Augustin rencontrera aussi bien à Rome qu’à Carthage ou Hippone.

1. 1. A travers un cheminement personnel

Cette expérience d’une certaine forme de fidélité et de responsabilité ressemble à une première conversion pour cet homme si bouillonnant de vie

On connaît  la vie mouvementée du jeune Augustin à Carthage. A 17 ans, il fait la rencontre d’une jeune femme d’origine modeste. Une relation qui va durer quinze ans et qui va lui donner un fils, Adéodat. Cette expérience d’une certaine forme de fidélité et de responsabilité ressemble à une première conversion pour cet homme si bouillonnant de vie. Les Confessions  rendent compte des difficultés, toujours nouvelles, de ce chemin. Aux questions de la vie affective viennent se mêler des questions existentielles profondes qui le tourmentent tout autant. Il trouve, tout un temps, un semblant de réponse dans les paradoxes des manichéens auxquels il sera attaché neuf années. Las, leur  cynisme et leur  libertinage sexuel contrastent trop fort pour lui, avec leur pensée dualiste, rejetant toute compromission avec la matière. Il faudra pour Augustin la rencontre décisive avec la Parole de Dieu pour que s’ouvre en lui enfin un cœur apaisé.

1. 2. Au creuset des controverses

 A travers  ses ouvrages, dans ses homélies et ses lettres, il multiplie les conseils et invitations, luttant contre les pratiques de débauche, d’adultère, de divorce, courantes à son époque

Après sa conversion, Augustin, comme pasteur et théologien, va mettre toute son énergie à lutter contre l’influence grandissante des mouvements sectaires de son temps.

Contre les  manichéens. Ancien disciple de Mani, il connaît de l’intérieur leurs discours et les dénonce à de multiples reprises (entre 387 et 400) notamment dans deux ouvrages, le De moribus manichaeorum et le De moribus Ecclesiae catholicae. Dans ce dernier, il rappelle comment les vertus chrétiennes, notamment celles qui se déploient dans le mariage chrétien, trouvent leur source dans une relation vivante à Dieu, source de tout bien. Du coup, il s’en prend vigoureusement aux abus des comportements manichéens, qu’il assimile à de la débauche, voire de la prostitution. Les manichéens refusant toute visée procréative (pour ne pas enfermer des parcelles du Bien dans la chair), Augustin dénonce aussi leurs pratiques contraceptives, qui réduisent la relation conjugale à la simple satisfaction des passions. Il offre bien plutôt le modèle de la continence chrétienne, qui ne se méfie pas de la chair, mais qui invite plutôt les conjoints au respect mutuel, dans une visée profondément spirituelle.

Contre les pélagiens. A l’opposé du pessimisme manichéen, Augustin rencontre, vers 412, deux moines dont il apprécie la vie ascétique :  Pélage et Célestius. Pourtant, très vite, il perçoit l’ambiguïté de leurs positions théologiques, leur idéal se transformant en idéologie : derrière l’invitation à une vie morale ouvrant à la sainteté, se dévoile en effet une critique profonde de la grâce, niant aussi bien les effets du péché originel que la place de la prière ou des sacrements. Aussi, le mariage est-il assimilé à un moindre mal, et la nécessité d’une Rédemption universelle elle-même est mise en cause. C’est à l’occasion de cette controverse qu’Augustin va déployer les éléments les plus novateurs de sa réflexion sur le mariage, reprenant point par point les positions pélagiennes pour en démontrer les conséquences néfastes pour la théologie chrétienne.

A ces ouvrages polémiques, il faut rajouter une attention permanente d’Augustin aux questions de son peuple. A travers  ses ouvrages, dans ses homélies et ses lettres, il multiplie les conseils et invitations, luttant contre les pratiques de débauche, d’adultère, de divorce, courantes à son époque.

1.3. A la croisée des philosophies

Augustin a été marqué par la découverte des livres platoniciens. Pourtant, leur influence reste limitée. Le mépris du corps, le rejet de la dimension charnelle du mariage, l’invitation à la catharsis comme purification de l’âme se détachant du corps, vont à l’encontre de sa foi au Verbe incarné. Certes, Augustin utilise un vocabulaire parfois ambigu (le corps comme prison, sépulcre, fardeau de l’âme) et devra se défendre parfois d’expressions aux connotations dualistes.

De fait, Augustin propose une distinction importante : ce qui est corporel a été créé foncièrement beau et bon et sera appelé à la gloire de la résurrection, alors que ce qui est sensuel (de l’ordre du sensible), est le lieu où doit s’exercer un discernement moral entre volonté personnelle et expérience du péché. Augustin ne fait que déployer ici la doctrine paulinienne (Rm 7), qui ne cherche pas à fuir le corps mais à le sauver de la corruption, pour l’ouvrir à la vie de Dieu.

1.4. Une fidélité créatrice à l’Eglise

La fidélité à l’enseignement universel de l’Eglise est donc à mettre en parallèle avec la fidélité à la Parole de Dieu, qui sont les deux sources de sa réflexion

Les positions des Pères de l’Eglise dont Augustin a pris connaissance, sont marquées par une méfiance quant à la place de la sexualité et quant à la finalité du mariage lui-même. S’il se dégage assez facilement des positions extrêmes d’Origène, il sera plus sensible à l’approche mystique de Jean Chrysostome, évoquant les noces du Christ et de l’Eglise et la glorification de la virginité. Pour autant, il ne le rejoint pas dans son interprétation quasi-manichéenne du mariage. Il semble que la grande culture biblique d’Augustin lui ait permis d’éviter les rigorismes trop teintés de philosophie grecque de ses pairs.

Cela s’exprime aussi dans sa lutte contre les hérésies de son temps. Rejetant aussi bien le dualisme pessimiste des manichéens que l’optimisme ascétique des pélagiens, Augustin suit une position théologique qui constitue une clé de son ecclésiologie : la catholicité réside dans une voie médiane entre des positions extrêmes. Positions dans lesquelles elle peut reconnaître des parts de vérité mais uniquement si elles sont mises en perspective avec le tout du corps ecclésial. La fidélité à l’enseignement universel de l’Eglise est donc à mettre en parallèle avec la fidélité à la Parole de Dieu, qui sont les deux sources de sa réflexion.

2. L’idéal du mariage chrétien

Augustin ne remet pas foncièrement en cause la hiérarchisation sociale de la société dans laquelle il évolue. Il s’efforce cependant de dégager la compréhension des liens dans le mariage de toute idée dévoyée de soumission. Pour lui, la place différente des conjoints exprime d’abord une volonté divine qui permet à chacun de trouver sa place (Cf. Confessions XIII, 32 , 47). Il insiste pour rappeler les droits mutuels des époux, même sur le corps de leur conjoint : « Si, dans tout ce qui regarde la paix de la famille, la femme doit se soumettre à l’homme, l’homme et la femme ont réciproquement l’un sur l’autre un pouvoir semblable en ce qui concerne l’usage des organes sexuels qui servent à leur union charnelle » (C. Faust, XXII, 31, 31).

2.1. Une responsabilité mutuelle

Augustin est particulièrement sensible à la responsabilité de l’époux, il rappelle qu’il ne s’agit pas de « dominer », mais de « veiller à »

La distinction entre homme et femme ne repose donc pas sur une inégalité en dignité. Devant le Christ, l’homme et la femme, comme images de Dieu, sont foncièrement égaux et unis à lui (Gal 3, 28). Par contre, cette distinction dans les rôles invite à persévérer dans une soumission dans l’amour. Celle-ci est le signe d’une autre réalité surnaturelle, la soumission, dans l’amour, de l’Eglise devant le Christ. Du coup, la responsabilité mutuelle, si elle s’inscrit dans un cadre social et juridique, manifeste d’abord pour Augustin une expérience spirituelle. Le mari, comme « maître » offre à son épouse de creuser le mystère de cette soumission dans l’amour. L’épouse, comme confidente, invite son mari à l’exercice d’une autorité éclairée de l’intérieur, et aide son conjoint à advenir à plus d’humanité. Si comme homme et comme pasteur, Augustin est particulièrement sensible à la responsabilité de l’époux, il rappelle qu’il ne s’agit pas de « dominer », mais de « veiller à » :

« Car ceux-là commandent qui veillent aux intérêts des autres hommes comme le mari à l’égard de la femme, les parents par rapport aux enfants, les maîtres par rapport aux serviteurs… Mais dans la maison du juste qui vit de la foi, et qui est encore comme un voyageur éloigné de cette Cité céleste, même ceux qui commandent se trouvent être les serviteurs de ceux à qui ils semblent commander. Car s’ils commandent, ce n’est pas par la passion de dominer, mais par le devoir qu’ils ont de veiller aux intérêts des autres, ce n’est pas par une vaine jalousie d’autorité, mais par une affectueuse et prévenante sollicitude » (De civ. Dei, XIX, 14).

L’homme est invité à passer du « vir »  à la « virtus », de devenir un modèle de vertu pour sa femme, lui offrant les gages d’une fidélité qui s’exercera jusque dans la vieillesse, l’infirmité, voire l’adultère (à travers la grâce du pardon). Il s’agit ainsi, pour les conjoints, d’exercer une soumission réciproque dans l’amour qui devient signe de l’amour du Christ pour chacun d’eux. C’est la base de l’harmonie spirituelle qu’Augustin revendique pour le couple.

2. 2. La sexualité dans le mariage

Augustin redonne toute sa dignité à la place de la femme, qui est reconnue comme une aide incontournable, notamment pour la génération des enfants.

Augustin commente souvent le livre de la Genèse, essentiellement ses trois premiers chapitres. Il voit dans le couple originel le prototype de la vie conjugale. Ses controverses anti-manichéennes et anti-pélagiennes, l’amènent à réfléchir sur la vie même de ce couple paradisiaque. C’est, en fait, la question de la place de la sexualité et de sa finalité dans le couple humain qui est en jeu. Si ces premières œuvres, très spirituelles, sont assez réservées quant à la place de la sexualité dans le couple originel, il faut noter une évolution sensible par la suite : pour lui, les relations charnelles de ce couple ne sont pas à mettre en lien direct avec l’expérience de la chute dans le péché originel, comme le laissait entendre les manichéens. Du coup, il redonne toute sa dignité à la place de la femme, qui est reconnue comme une aide incontournable, notamment pour la génération des enfants.

Dans son débat avec le pélagien Julien d’Eclane, Augustin précise peu à peu sa pensée, en utilisant régulièrement deux termes importants : la concupiscencia, d’une part, désignant les passions de l’âme humaine (Rm 7, 7) comme mouvement vers le bien mais aussi souvent comme attirance vers le mal ; la libido, d’autre part, reprenant ce terme des auteurs classiques, pour désigner les passions telles que colère, avarice, opiniâtreté, tyrannie, et qui, dans son sens restreint, peut être assimilée au désir sexuel. Elle exprime donc un désordre moral. Utilisés souvent comme synonymes, Augustin désigne à travers eux un « manque de contrôle de la raison et de la volonté sur les mouvements des organes sexuels. A ce titre, la concupiscence doit être regardée comme un mal dont la volonté, orientée et aidée par la grâce peut et doit faire bon usage, mais en mariage seulement, en vue de la procréation »[2].

Longtemps le débat entre Julien et Augustin reste indécis : le premier se situe en naturaliste physiologiste, reconnaissant la sexualité comme une réalité naturellement bonne, non marquée par le péché, alors que Augustin, comme théologien moraliste, distingue ce qui est l’acte, en l’occurence l’acte sexuel dans sa dimension instinctive,  et le déséquilibre moral qui y est introduit par le péché originel. Pour Augustin, la libido, comme désordre, ne s’est éveillée qu’après la chute, là où n’existait auparavant qu’« un amour souverainement paisible » (De pecc. Orig., II, 35, 40). Cette expression dévoyée du désir est donc le fruit du péché et non du mariage lui-même. Ainsi si l’acte sexuel est constitutif du mariage, Augustin montre qu’il peut s’y créer cependant une opposition entre le désir de la chair et celui de l’esprit. Cela s’exprime aussi pour Augustin dans la distinction entre le plaisir comme dimension constitutive de l’activité des sens et « l’appétit immoral qui consiste à rechercher ce plaisir pour lui-même, contrairement à la saine raison »[3]  et qui peut  « submerger l’âme entière »  (C. Jul., IV, 14, 71).

2. 3.  La grâce baptismale de la vie conjugale

La concupiscence diminue d’autant plus que la charité devient plus ardente » (Contra Iulianum, VI, 16, 50)

Pour Augustin, l’enjeu du mariage chrétien n’est perceptible qu’en lien avec le sacrement du baptême. L’expérience de l’entrée dans la mort/résurrection du Christ fait participer à ce double échange incarnation/divinisation qui est au cœur de toute l’aventure chrétienne. Le baptême n’est pas une étape mais un chemin, qui traverse tous les aléas de la vie d’ici-bas. Le mariage chrétien en est une expression privilégiée : jour après jour, les conjoints sont invités à tendre vers un équilibre, une modération intérieure qui témoigne de la libération qu’opère sans cesse en eux la grâce du baptême. C’est ce qu’exprime la chasteté, comme expérience baptismale pour le couple :

« Cet appétit, la chasteté conjugale permet de le satisfaire, mais en le modérant assez pour que l’union des époux ne se change pas en une licence effrénée et qu’on observe la mesure en accordant à la faiblesse du conjoint ce que l’Apôtre ne lui prescrit pas, mais lui concède le droit de réclamer (1 Co 7, 6) ou encore en faisant le nécessaire pour avoir des enfants, comme au temps des saints patriarches où les rapports de l’homme et de la femme n’avaient pas d’autre objet : en modérant ainsi et en limitant chez les époux les convoitises de la chair, en réglant leurs mouvements inquiets et désordonnés, la continence tire parti du mal de l’homme dans le dessein de rendre celui-ci bon et parfait » (De Continentia, 12, 27).

C’est ce qu’exprime aussi la place des enfants nés dans un couple chrétien, question que soulève la controverse pélagienne. Puisque le baptême est bien une œuvre de salut, de libération d’une faute universellement répandue, l’enfant issu d’un couple chrétien doit lui aussi recevoir ce sacrement. Du coup, Augustin affine sa réflexion sur l’effet du péché dans l’homme libéré par la grâce du baptême : celle-ci nous libère de la peccaminosité des actes qui demeurent en nous et ainsi « l’efficacité régénératrice (du baptême) est à la fois immédiate et progressive. (…) Les époux chrétiens notamment, dans la mesure où ils font un usage naturel de l’instinct qui les incite à s’unir sans se laisser subjuguer par lui, coopèrent à leur rénovation spirituelle sous le dynamisme sacramentel de leur baptême. Bref, toute la vie conjugale, vécue dans cette perspective, n’est en fait pour Augustin, que la mise en œuvre de la vertu régénératrice et sanctificatrice du baptême.[4] »

« La grâce renouvelle parfaitement l’homme, puisqu’elle lui procure l’immortalité du corps et une pleine et entière félicité. Elle le renouvelle même parfaitement pour le temps présent, en le délivrant de tous les péchés, mais non de tous les maux, ni de la corruptibilité de son corps mortel, qui présentement appesantit l’âme… Cependant le baptême que nous recevons ici-bas nous fait parvenir à cette félicité parfaite dont nous avons l’espérance » (Contra Iulianum, VI, 13, 40).

Ce chemin de sainteté, cette progression dans la grâce baptismale nous fait sortir, peu à peu, de l’emprise de la concupiscence. « La concupiscence diminue d’autant plus que la charité devient plus ardente » (Contra Iulianum, VI, 16, 50). « Par la grâce du Sauveur, notre progrès en cette vie consiste dans la diminution de la concupiscence et la plénitude de la charité » (Epist. 177, 17). Ainsi, le corps des conjoints, habités par la grâce baptismale, « commence à être le temple de Dieu » (Contra Iulianum, I, 5, 17). Il participe aux mystères même du Christ, temple de Dieu et à celui de l’Eglise, corps devenu temple du Christ. Là où Julien d’Eclane ne voit dans le baptême qu’une aide extérieure, Augustin souligne l’œuvre de salut du baptême, qui fait sortir chacun des conjoints de l’emprise de cette « langueur » du corps, ce désordre du désir. Une fois encore, Augustin en appelle à la voie du juste milieu, entre les excès des positions pélagiennes ou manichéennes. Ainsi chacun est invité à entrer dans cette dynamique baptismale, ce travail durable et discret de l’Esprit Saint par un « amour librement consent » (De nupt. et conc., I, 30, 33).

3. Les biens du mariage

A l’époque d’Augustin, le mariage religieux n’est pas encore assimilé à un sacrement. Le mariage est d’abord une institution sociale, présente aussi dans le monde païen et dont le premier but est la génération des enfants. Il se réalise par un contrat (in fieri), un consentement mutuel (consensus) entre les deux conjoints. Pour Augustin, les biens liés à ce contrat sont au nombre de trois (cf Le Bien du mariage 34, 32) : la fécondité (proles), la fidélité (fides), la communauté de vie (sacramentum).

3.1. La fécondité du mariage (proles)

La chasteté est cette volonté de faire de l’expérience ordinaire du mariage une aventure éminemment spirituelle

Le premier bien du mariage reste pour Augustin la fécondité : celle-ci  doit assurer une descendance charnelle. Mais elle est invitée à se convertir sans cesse à une fécondité spirituelle :

« Le mariage est un bien qui rend les époux d’autant meilleurs qu’ils sont plus chastes, plus fidèles et plus remplis de la crainte de Dieu, surtout s’ils élèvent selon l’esprit les enfants qu’ils désirent avoir selon la chair »  (De bono conj., 19, 22).

C’est donc aussi la place des enfants dans la famille chrétienne qui acquiert une nouvelle importance. Les époux chrétiens ne participent pas d’abord, par leur fécondité, à la propagation de l’espèce, mais à l’extension du Corps du Christ. Les enfants, à qui l’on propose très tôt le baptême, sont donc les signes de cette maternité universelle de l’Eglise à laquelle collabore à sa manière toute singulière chaque couple chrétien.

Ainsi peut-on aussi comprendre l’enjeu de la chasteté pour Augustin. Il n’est pas d’abord question de continence sexuelle : la chasteté est cette volonté de faire de l’expérience ordinaire du mariage une aventure éminemment spirituelle, comme participation à l’œuvre de régénération baptismale du Christ pour ce monde.

3. 2. La fidélité (fides)

La fidélité est aussi l’expression d’une charité active qui évite les comportements humiliants et qui assure l’égalité des conjoints

Pour ce qui est de la fidélité,  elle exprime d’abord une nécessité de stabilisation sociale, dans l’exclusivisme de droit donné au conjoint. Mais dans la perspective augustinienne, elle est une invitation permanente au désintéressement ici-bas et surtout elle se réfère à la fidélité même au Christ. La fidélité est aussi l’expression d’une charité active qui évite les comportements humiliants et qui assure l’égalité des conjoints. Car pour Augustin, il y a bien « la parfaite égalité de droits dans le mariage entre l’homme et la femme » (De serm. Dom, I, 16, 43). Enfin, la fidélité au sein du couple est aussi une invitation plus personnelle : celle d’entrer dans une modération qui exprime la vie fraternelle des époux. Celle-ci peut appeler ainsi à une continence volontaire, mais sans jamais remettre en cause l’essence même du mariage qu’Augustin défend fermement. La continence manifeste au contraire la profondeur du mystère du mariage chrétien.

« On ne pourrait sans cela appeler mariage l’union de personnes âgées, surtout si elles ont perdu leurs enfants ou n’en ont jamais engendré. Les époux ont beaux vieillir ensemble dans un mariage heureux et voir s’éteindre les feux ardents de l’âge, l’amour fleurit toujours dans leur cœur. Plus ils ont de vertu, plus vite ils ont renoncé, d’un commun accord, à leurs relations charnelles, non qu’ils se soient sentis obligés de s’engager à ne plus user désormais de leurs droits, mais pour mériter la gloire d’avoir pris d’eux-mêmes l’initiative de ce sacrifice. S’ils se sont donc gardé la fidélité dans l’honneur, les égards qu’ils se devaient, leurs membres ont beau tomber dans cet état de langueur qui s’apparente à la mort, l’union intime de leurs âmes est d’autant plus sincère qu’elle est plus éprouvée, et d’autant plus tranquille que la chasteté y persévère plus sereine » (De bono conjugali 3, 3).

3. 3. La communauté de vie (sacramentum)

Augustin voit dans le mariage chrétien le signe même des noces éternelles du Christ avec l’humanité, par son Incarnation et sa Rédemption

Pour Augustin, ce qui caractérise finalement  le mariage chrétien c’est l’état de vie (in facto esse) qu’il suppose : c’est cette communauté vivante qui est signe, sacramentum, pour lui. Sacrement manifestant le vinculum, le lien sacré et indissoluble, qui se réfère directement à l’union éternelle du Christ et de l’Eglise. Sacrement devenant signum, signe sacré. A partir d’une lecture allégorique des noces de Cana (Jn 3), Augustin voit dans le mariage chrétien le signe même des noces éternelles du Christ avec l’humanité, par son Incarnation et sa Rédemption.

C’est à partir de l’Evangile de saint Jean, et surtout du commentaire de Ephésiens  5, 22-33, qu’Augustin élabore sa théologie du magnum mysterium. Il développe le symbolisme de l’union conjugale, à l’aune des noces mystiques du Christ. « Sous un symbolisme à la fois nuptial et baptismal, c’est toute l’histoire du salut qui se donne rendez-vous, de l’Eden au Calvaire et jusqu’à la consommation de l’Eglise dans la Jérusalem céleste.[5] ». A travers le vocabulaire des fiançailles et des noces, Augustin creuse l’identité même de l’Eglise « vierge et mère à la fois » (De sancta virg., 2, 2). Il y rajoute la comparaison paulinienne de la Tête et du Corps (Col 1,18), qu’il applique aussi aux époux chrétiens : par la grâce qui leur est propre ils sont invités à vivre ce mystère d’incorporation au Christ dans son Corps mystique par le baptême. Ainsi, le mariage chrétien, dans la dynamique baptismale, manifeste le mystère nuptial des noces du Christ et de l’Eglise.

Mais Augustin reste un pasteur attentif à son peuple et prend garde à ne pas mettre des fardeaux trop lourds sur les épaules de ses fidèles. Ainsi rappelle t-il avec lucidité et non sans humour : « le croyant marié l’emporte sur l’incrédule continent » (De civ. Dei, XVI, 36).

En conclusion…

Augustin propose un chemin de sanctification personnelle et communautaire à la suite du Christ

Homme de son temps,  Augustin n’a pas toujours su se départir d’un certain dualisme, notamment sur la place de la procréation dans le couple. Mais en évoquant son travail et au regard des positions de ces adversaires, il faut souligner surtout avec quelle subtilité théologique et pastorale il a osé avancer dans ce terrain pourtant bien miné. Sa pensée elle-même a évolué, au fur et à mesure des controverses et de l’approfondissement de son lien à l’Ecriture. Certaines questions sont restées sans réponses, d’autres laissées libres à l’interprétation ultérieure.

Pour bien saisir l’enjeu de cette question du mariage chez Augustin, il faut souligner une fois encore la visée éminemment spirituelle de sa réflexion. Loin de tout juridisme, Augustin propose un chemin de sanctification personnelle et communautaire à la suite du Christ. Chemin qui souligne la dignité propre des conjoints dans le couple, l’exigence de leur vie commune, l’enjeu baptismal de leur fécondité. C’est cet optimisme là qui constitue sans doute pour aujourd’hui encore l’héritage augustinien le plus prometteur pour les multiples questions auxquelles la pastorale du mariage est sans cesse confrontée.

Dominique LANG
Augustin de l’Assomption (Paris)

Principaux ouvrages d’Augustin évoquant la question du mariage

Controverse avec les manichéens (387-400) De moribus Ecclesiae catholicaeDans ce petit traité de morale chrétienne fondamentale, Augustin souligne la valeur des vertus chrétiennes et l’hypocrisie de certaines attitudes manichéennes, notamment concernant le mariage.

De moribus manichaeorum

Condamnation des erreurs et attitudes manichéennes, notamment l’ascétisme

De Genesi contra manichaeos..(vers 388-389).

Lecture allégorique des récits fondateurs de la Genèse, exprimant la grandeur du mariage comme véritable union spirituelle. Sera reprise dans les Confessions.

Contra Adimentum (394)

Au chap. 3, l’auteur propose une synthèse biblique concernant l’union conjugale, et notamment la question de la répudiation ou de l’éloignement à cause de la foi.

Contra Faustum

Augustin y dénonce notamment la lecture très pessimiste des manichéens de la place de la sexualité dans le couple.

Controverse avec les pélagiens(412-430) De peccatorum meritis et remissionne et de baptismo parvulorum (412)Augustin y aborde notamment la question de la place du baptême des enfants dans un couple chrétien.

De gratia Christi et de peccato originali contra Pelagium et Celestium. (418)

Augustin réagit notamment à la conclusion que tirent les pélagiens de l’idée du péché originel, celle du mariage comme mal et de l’engendrement non relevant de l’œuvre de Dieu. Pour éviter le piège, Augustin « déclare que le bien comme le mal sont propagés de façon concomitante par l’acte de génération, à savoir ; la nature humaine qui est un bienfait du Créateur et le vice inhérent à la nature qui est la punition du premier péché. »

De nuptiis et concupiscentia (vers 418-419)

Evocation de la question de la sainteté du mariage et celle de la concupiscence qui pervertit l’acte conjugal en pure recherche du plaisir charnel. Augustin exalte le mariage et ses trois biens et précise les termes de la chasteté conjugale

Ouvrages de morale et spiritualité, sermons, lettres De Sermone Domini in monte (vers 394)Il évoque, à partir du sermon sur la montagne, les questions d’adultères et de divorce. Il redit clairement l’égalité des droits dans le couple et qu’en cas de séparation effective il n’y a pas d’autre alternative que de vivre sans se remarier ou de se réconcilier. Augustin souligne aussi la dimension eschatologique de l’amour humain et invite donc ainsi aussi à la chasteté parfaite dans la mariage chrétien. Ces questions seront reprises aussi dans le De coniugiis adulterinis (vers 419).

De Bono coniugali (vers 401)

En réaction à l’hérésie jovinienne, Augustin redit les grands traits des biens du mariage.

De sancta virginitate (401)

Eloge de la virginité, sans dépréciation du mariage

Dans de nombreux sermons dont

Tractatus VIII et IX in Iohannis Evangelium

Evocation des noces de Cana et de l’allégorie mystique des noces

Dans de nombreuses  correspondances dont la lettre au Comte Valère et à sa femme Ecdicia, et de nombreuses autres lettres de direction spirituelle…

De bon viduitatis (414),

Petit traité sur la question du veuvage.

La femme d’Augustin, par Marcel Neusch

En ces années-là, j’avais une femme;
ce n’était pas dans ce qu’on appelle
l’union légitime que je l’avais prise

Celle qui deviendra la mère d’Adéodat n’était pas sa première rencontre.  Au cours de sa seizième année déjà, alors que sa sensualité était exacerbée,  Monique, sa mère,  lui recommanda sans doute la pudeur, mais elle ne chercha nullement à « contenir  [sa virilité naissante] dans les limites de l’affection conjugale ». Il n’était pas question à cette époque de prendre  une épouse, laquelle aurait constitué une sérieuse « entrave »  à son avenir social.  « On me lâchait les rênes », écrit-il  (Confessions II, 3, 8).  Ce n’est qu’un an plus tard, vers  371/372, qu’il fera la connaissance à Carthage de celle qui deviendra sa concubine et bientôt la mère d’Adéodat.

« Je vins à Carthage… je n’aimais pas encore et j’aimais à  aimer ! … Aimer et être aimé, c’était plus doux pour moi si je pouvais jouir aussi du corps de l’être aimé… J’en vins à me ruer dans l’amour où je désirais me prendre… et je m’enlaçais avec joie dans des nœuds de misères » (Conf. III, 1, 1).

La rencontre dans une église

Pourquoi  Augustin n’a-t-il jamais  révélé le nom de cette femme ?

C’est sans doute dans une des nombreuses églises de Carthage qu’il fit sa première rencontre avec cette femme.  Etait-ce  hasard ou calcul ?  Augustin s’accuse en tous les cas d’avoir « osé »,  au cours de célébrations, dans l’enceinte de l’église,  se « livrer à  ses  convoitises »  et  « négocier la possession de fruits  de mort » (III, 3, 5), ce que Serge Lancel traduit en termes clairs  : « L’étudiant y faisait les yeux doux à d’aimables jouvencelles qu’il ne songeait pas encore à draper dans les habits du péché[1] ».  Augustin vivra  avec cette femme durant une quinzaine d’années. De leur union naîtra  Adéodat, l’enfant non désiré, mais non moins aimé de ses parents, une fois venu au monde.

« En ces années-là,  écrit-il, j’avais une femme ; ce n’était pas dans ce qu’on appelle l’union légitime que je l’avais  prise, mais je l’avais dépistée dans mes vagabondages passionnés dépourvus  de prudence. Toutefois je n’en avais qu’une, et je lui gardais aussi la fidélité  du lit ; ce qui me permit de bien connaître par une expérience personnelle, la distance qu’il y a entre la réserve du contrat conjugal, conclu en vue de la génération, et le pacte de l’amour voluptueux, où l’enfant naît  malgré le vœu contraire des parents, encore qu’une fois né il les force à l’aimer » (Conf.  IV, 2, 2).

Deux questions se posent à propos de cette liaison.  D’abord, pourquoi  Augustin n’a-t-il jamais  révélé le nom de cette femme ? Son silence a parfois scandalisé : comment peut-on être si ingrat !  Ensuite, pourquoi cette union, qui durera quinze ans — Augustin s’en séparera en 385, date à laquelle il envisage de se marier avec une riche héritière de la société milanaise   (Conf. VI, 15, 25)  —, n’a-t-elle  jamais été scellée par un mariage légal ? A aucun moment, Augustin ne semble avoir envisagé un tel mariage. Ne faut-il pas soupçonner dans son attitude un intérêt égoïste pour garder sa liberté ?

La femme anonyme

Il est probable qu’Augustin ait tout simplement refusé de jeter son nom en pâture au public

En réponse à la première question, on ne peut guère aller au-delà de conjectures. S’il tait le nom de cette femme, on peut penser que c’est moins par ingratitude que par discrétion. Lancel écrit : « Augustin n’avait, que nous sachions, aucun grief contre elle ; et même, plus positivement, il n’avait eu qu’à se louer, semble-t-il, de la compagne et de la mère » (op. cit. p. 51). Alors pourquoi ce silence ? Il est probable qu’Augustin ait tout simplement refusé de jeter son nom en pâture au public, par respect pour elle.  A défaut d’une réponse explicite d’Augustin, on ne s’est naturellement pas privé de broder  sur son silence.

Ainsi, encore récemment, Serge Lancel a cherché la réponse du côté de l’inconscient d’Augustin  : « Prononcer le nom, écrire le  nom de celle qui avait si longtemps partagé sa couche, c’était retrouver l’inflexion de sa voix, respirer à nouveau le parfum de son corps. C’était faire renaître, à jamais mêlées, les joies et les blessures anciennes. La damnatio nominis  — l’oubli forcé du nom — était le lourd couvercle  posé sur la boîte aux souvenirs. » L’inconscient est insondable. Dans une note, Lancel fait une autre hypothèse : au moment d’écrire les Confessions, la mère d’Adéodat devait « probablement être enfouie dans l’incognito  de quelque communauté religieuse. En respectant son anonymat, la damnatio nominis protégeait aussi cet incognito. » Augustin a écrit qu’elle était retournée  en Afrique, jamais qu’elle s’était retirée dans un monastère.

Une relation  sans chaînes

Quand plus tard son intérêt entrera en conflit avec ses sentiments, c’est son intérêt qui l’emportera, au prix d’un déchirement intérieur dont les Confessions gardent le souvenir douloureux

A la seconde question, il semble qu’on peut apporter une réponse mieux fondée. Peter Brown[2]  donne une double explication du concubinage d’Augustin.  D’une part, il fait observer que « ce genre de concubinage était traditionnel dans la société romaine », et que « l’Eglise catholique elle-même était prête à le reconnaître pourvu  que les deux membres du couple demeurent fidèles l’un à l’autre ». D’aute part, Peter Brown précise : « C’est qu’un véritable mariage  entraînait des complications décourageantes : il fallait que les deux conjoints jouissent du même statut social et il en résultait des arrangements de famille très complexes. Le professeur provincial en voie d’ascension qu’était Augustin ne désirait pas autre chose qu’un mariage de “seconde zone” avec une concubine… ».  Il n’avait nulle  envie d’être « enchaîné à une femme » (Conf. II, 3, 8).  Quand plus tard son intérêt entrera en conflit avec ses sentiments, c’est son intérêt qui l’emportera, au prix d’un déchirement intérieur dont les Confessions gardent le souvenir douloureux  :

«  Quand on arracha de mes flancs, comme un obstacle au mariage, ma compagne de lit habituelle, mon cœur, où elle adhérait, fut déchiré et blessé, et il portait une traînée de sang. »

Elle, en partant pour l’Afrique, t’avait fait le vœu de ne pas connaître d’autre homme, et elle laissait auprès de moi l’enfant naturel que j’avais eu d’elle, mon fils.

Mais moi, infortuné, qui n’était même pas capable d’imiter une femme, impatient du délai imposé, à la pensée de n’avoir que dans deux ans celle que je demandais, et parce que je n’étais pas épris du mariage mais esclave de la passion, je me procurai une autre femme ; ce n’était pas bien sûr à titre d’épouse…Et ma blessure ne guérissait pas, celle qui s’était faite à l’arrachement  de ma première compagne… » (Conf. VI, 15, 25).

Nous n’en saurons pas plus sur cette femme. C’est seulement d’Adéodat qu’il est question par la suite, un enfant surdoué, qui fera la fierté  de son père Ce fils  —  le « fils  de sa chair et de son péché » —, nous le retrouvons dans le dialogue De Magistro  (BA 6),  où il est le brillant interlocuteur de son père. A l’âge de quinze ans, « déjà il dépassait en intelligence  bien des hommes graves et instruits ». « J’étais saisi d’horreur sacrée devant son génie », avoue Augustin dans les Confessions. Adéodat mourut peu après ces entretiens : « Tu t’es hâté de l’enlever à la vie de la terre » (Conf. IX, 6, 14), sans autre précision. Finalement, nous ne savons guère plus sur l’enfant que sur sa mère, la femme d’Augustin[3].

Marcel NEUSCH

Augustin maître sirituel

Le bien du mariage, un opuscule d’Augustin, par Jean-François PETIT

« Le mariage est donc un bien chez tous les peuples et dans toute l’humanité…» (XXIV, 32)

Le De bono conjugali est un opuscule d’Augustin consacré au mariage[1]. Composé vers 400, il répond, comme souvent, à une demande. La nature même du mariage — déjà ! — est radicalement mise en cause. Il ne s’agit pas pour Augustin d’une simple question de mœurs. Il en va de l’intégrité de la vie chrétienne. Sur un sujet aussi délicat, il va faire jouer toute la gamme de ses compétences. Fin dialecticien, il est d’abord un excellent commentateur de la Bible : les citations de l’Ecriture, abondantes et variées, émaillent son propos.

Cependant, Augustin ne cherche pas à contraindre par des arguments d’autorité. La persévérance dans le mariage, comme la vie chrétienne, ne demande-t-elle pas d’abord un minimum de bon sens et de courage ? Augustin va clairement mettre en avant trois éléments essentiels du mariage : les enfants, le pacte de fidélité, le sacrement : proles, fides, sacramentum ! Ses conseils s’adressent à tous. Mais nul doute qu’il a particulièrement à cœur d’éclairer le jugement des plus jeunes. Inutile donc de dire que cette modeste présentation n’a d’autre but que d’en favoriser une lecture encore intéressante pour aujourd’hui.

Les finalités du mariage

C’est au sein de l’alliance entre Dieu et l’humanité qu’Augustin fonde l’origine du mariage

C’est au sein de l’alliance entre Dieu et l’humanité qu’Augustin fonde l’origine du mariage. Dès les premières pages de son opuscule, les buts du mariage coexistent : il ne s’agit pas simplement d’assurer la « continuité de la société » mais aussi de favoriser « une union de tendresse et d’amour entre les époux ». Sans trop faire de commentaires, Augustin s’appuie fermement sur les célèbres paroles du livre de la Genèse : « Croissez, multipliez vous et remplissez la terre » (Gn I, 28). Pour l’état dans lequel l’homme a été créé, le mariage est un bien. D’ailleurs, le Seigneur lui-même ne l’a-t-il pas honoré, en participant aux noces de Cana ? Au plan simplement humain, le mariage présente de nombreux avantages : il permet à la société de se régénérer mais aussi de réaliser « l’union intime » entre deux âmes. Enfin, le mariage permet de tempérer les « élans de la volupté » :

« Le mariage comprime dans ses élans la volupté, met une sorte de pudeur dans leur fougue et les tempère par le désir de paternité. Il se mêle, en effet, je ne sais quelle gravité aux bouillonnements de la volupté quand, au moment où l’homme et la femme s’unissent, ils songent qu’ils vont devenir père et mère » (III, 3).

Tout cela, Augustin ne le sait que trop bien. Sa propre expérience n’a-t-elle pas été marquée par ces bouillonnements incontrôlables de la jeunesse ? Dès lors l’intention d’Augustin apparaît plus clairement : la fidélité dans le mariage est là pour préserver de bien des troubles. Aussi l’incitation au mariage est franche. L’homme qui accepte une concubine, simplement le temps de trouver à en épouser une autre, plus honorable ou plus riche, n’a pas un comportement honnête. De même, celui qui renvoie sa femme pour en prendre une autre. En fait, le mariage ne peut guère faire l’objet d’appréciations personnelles : il ne peut être rompu parce qu’il tient sa force d’une « réalité supérieure ». Augustin ébauche ainsi les bases de la sacramentalité du mariage :

« Ce lien n’aurait pu avoir une telle force, s’il ne la tenait, étant donné la faiblesse humaine, d’une réalité supérieure, par un sacrement dont l’homme qui veut l’écarter ou le rejeter garde, pour son châtiment, la marque indélébile » (VII, 7)

Mariage et virginité : deux choses bonnes

Même les corps des gens mariés sont donc saints, pourvu qu’ils gardent avec leur fidélité à Dieu, leur fidélité mutuelle

Mais quel est le rapport entre le mariage et la virginité ? Faut-il dévaloriser le premier pour valoriser le second ? Augustin refuse de tomber dans ce piège. L’un et l’autre états doivent être considérés comme des choses bonnes. Augustin veut éviter toute comparaison. Judicieusement, il donne l’exemple de Marthe et Marie, l’une et l’autre faisant chose bonne, alors qu’elles agissent différemment :

« L’acte de Marthe n’est pas davantage un mal du fait que Marie ne pouvait en accomplir un de meilleur qu’en s’abstenant de faire comme elle. Ce n’est pas non plus un mal de recevoir un juste ou un prophète dans sa maison, du fait que celui qui veut suivre le Christ à la perfection et accomplir par là un acte plus méritoire ne doit pas avoir de maison » (VIII, 8)

Augustin en conclut qu’il est bon de se marier. Bien plus, le mariage doit être consciemment recherché. Mais si, aux premiers temps de l’humanité, le mariage était nécessaire pour peupler la terre, désormais, ce n’est plus le cas : la continence est aussi souhaitable. Lucide cependant, Augustin s’en remet au jugement de l’apôtre Paul : ceux qui ne peuvent garder la continence sont invités à se marier (I Co 7, 9). Ce n’est pas une raison pour sombrer dans les passions charnelles dans le mariage. Dans le couple aussi, la chasteté est nécessaire. Si le corps de l’époux est bien lui-aussi un « temple de l’Esprit Saint », alors la maîtrise de soi et l’entrainement mutuel vers la sainteté ne sont pas hors de portée :

« Même les corps des gens mariés sont donc saints, pourvu qu’ils gardent avec leur fidélité à Dieu, leur fidélité mutuelle. Fût-il païen, l’époux ne peut être un obstacle à cette sainteté ; la sainteté de son épouse lui est, au contraire, un moyen de salut, tout comme la sainteté de l’époux est un moyen de salut pour l’épouse païenne » (XI, 13)

D’un Testament à l’autre

De même donc que dans l’ancien temps, le symbole de la pluralité des épouses a figuré la multitude à venir, soumise à Dieu dans tous les peuples de la terre ; de même aujourd’hui, le symbole de l’épouse unique figure l’unité qui nous soumettra tous à Dieu dans l’unique cité céleste » ( XVIII, 21).

Augustin donne donne une image « ouverte » du mariage : indépendamment de leurs convictions religieuses, les époux peuvent concourir à leur sanctification mutuelle. A l’extérieur, leur comportement peut être un témoignage de foi. Hélas, les époux ne se traitent pas toujours comme « les vases fragiles ». Ils ne vivent pas tous les jours dans la paix et la charité. Selon l’évêque d’Hippone, ce serait même plutôt rare ! Dès lors une brèche est ouverte, dans laquelle s’engouffrent des contradicteurs d’Augustin. L’Ancien Testament  ne donne-t-il pas des exemples de relative liberté par rapport au mariage ? Il suffit, disent-ils, de regarder les Patriarches. N’avaient-ils pas sans honte plusieurs femmes ? Augustin remet rapidement les choses au point :

« Chacun d’eux avait permission de posséder plusieurs femmes. Mais leurs rapports avec elles étaient plus chastes (…) Ils possédaient ces femmes pour accomplir l’œuvre de la génération, non pour satisfaire des désirs morbides » (XIII, 15).

Ce qui était souhaitable aux commencements de l’humanité ne l’est plus désormais. La délicatesse des Patriarches avec leurs épouses révèle même qu’ils auraient choisi la virginité, si les circonstances l’avaient permis. Devant cette « diversité mystérieuse des temps », le chrétien ne doit pas demeurer songeur. Sa seule préoccupation doit rester celle de « se dissoudre et être avec le Christ » (Ph 1, 23). Pour Augustin, les Patriarches sont les « saints époux d’autrefois ». Leur exemple ne peut pas être invoqué pour remettre en cause la sainteté du mariage. Plus fondamentalement, il vaudrait mieux en voir la portée spirituelle :

« De même donc que dans l’ancien temps, le symbole de la pluralité des épouses a figuré la multitude à venir, soumise à Dieu dans tous les peuples de la terre ; de même aujourd’hui, le symbole de l’épouse unique figure l’unité qui nous soumettra tous à Dieu dans l’unique cité céleste » ( XVIII, 21).

Ainsi faut-il comprendre le mariage : une préfiguration de notre vie en Dieu. Dès lors, l’adultère a un sens précis pour Augustin : c’est une offense au culte rendu au Dieu unique. Une fois conclu, le mariage ne peut être rompu, même dans le cas douloureux où le couple découvre qu’il ne peut avoir d’enfants. La sainteté du sacrement passe avant la fécondité. Heureusement, ce n’est pas toujours le cas. Les Patriarches eurent beaucoup d’enfants. Mais ils répondirent d’abord à un appel divin. En d’autres termes, s’ils firent des enfants, c’était d’abord pour honorer Dieu et non pour assouvir leurs plaisirs. C’est donc à toute une « dialectique » des rapports entre le charnel et le spirituel qu’Augustin entend sensibiliser ses auditeurs :

« Le mariage est bon : les époux y sont d’autant meilleurs que, plus chastes et plus fidèles, ils craignent Dieu, surtout si les enfants qu’ils désirent charnellement, ils les nourrissent spirituellement » (XIX).

La continence dans le mariage

Fruit d’un patient entraînement spirituel, elle peut même être largement proposée à tous les chrétiens

Clarification de l’explication de la conduite des Patriarches, justification de la nature de l’unité conjugale, équilibre entre le spirituel et le charnel dans le mariage… on pourrait penser qu’Augustin a rassemblé ici dans un parfait équilibre toute son argumentation. Pourtant, il lui reste encore une étape à franchir : mettre en perspective le mariage par rapport à la continence. Il ne s’agit naturellement pas d’opposer le mariage et la continence :

« La continence de Jean qui n’a pas connu le mariage n’a plus de mérite que celle d’Abraham qui a engendré des fils. Le célibat de l’un et le mariage de l’autre ont, selon la répartition des temps, milité en faveur du Christ » (XXI, 26)

Il faut donc distinguer plusieurs niveaux. Il y a la continence au dehors, qui s’exprime par le renoncement au mariage, et celle toute intérieure, qu’on peut posséder aussi dans le mariage. Des circonstances plus adéquates permettent parfois de la mettre en évidence. Incontestablement, Augustin croit en la valeur de la continence. Fruit d’un patient entraînement spirituel, elle peut même être largement proposée à tous les chrétiens. Malheureusement, le risque est toujours de vouloir faire des comparaisons. Hélas, un moine en rupture de vœux, Jovinien, avait semé même la confusion sur le sujet en établissant une équivalence absolue entre le mariage et la virginité. Augustin lui-même en rapporte les thèses :

« Il y a quelques années vivait à Rome un certain Jovinien qui décida des religieuses, même d’un certain âge à se marier. Il n’avait pas en vue de séduire par là l’une d’entre elles pour pouvoir l’épouser. Il prétendait seulement que les personnes vouées à la sainte virginité n’avaient pas plus de mérite aux yeux de Dieu que les fidèles vivant dans le mariage » (De peccatorum meritis et remissione III, VII, 13).

Il convenait donc de rétablir ici l’enseignement de l’Eglise. On ne peut douter de l’importance de la chasteté dans le mariage, mais la chasteté de la continence est préférable. A plusieurs reprises, son propos avait fait écho à la parole de Paul : « S’ils ne peuvent rester continents, qu’ils se marient » (I Co 7, 9). Sans doute, certains des auditeurs d’Augustin n’étaient pas très enclins à vouloir reconnaître la valeur de la virginité. En tout cas, pour l’évêque d’Hippone, on ne saurait mettre sur le même plan le mariage des époux chastes et fidèles, la virginité des moniales et la continence des religieux qui optent pour le célibat. Mais Augustin montre que le mieux n’est pas toujours là où l’on croit :

« Représentons-nous d’un côté une vierge, décidée à persévérer dans sa virginité mais désobéissante, et de l’autre côté une femme mariée, qui était incapable de rester vierge mais est obéissante. Laquelle des deux dirons-nous la meilleure ? Celle qui est moins louable que si elle était restée vierge, ou celle qui est condamnable, toute vierge qu’elle est ? » (XXIII,29).

Incontestablement, le mariage et la virginité sont deux biens dont le second est en soi plus grand que le premier. Mais mieux vaut la sobriété et l’obéissance que l’ivresse et la révolte ! La réponse d’Augustin ne manque donc pas de pragmatisme :

« Il vaut mieux n’avoir que des biens, même petits, qu’un grand bien doublé d’un grand mal. Il est préférable d’avoir la courte taille de Zachée (cf. Lc 19, 3) avec la santé, que la haute stature de Goliath (cf. I S 17, 4), avec la fièvre » ( XXIII, 29)

D’ailleurs, il n’y a pas nécessairement besoin d’être vierge pour être obéissant. Une femme mariée peut être plus obéissante qu’une femme consacrée. Il en va de même pour les « jeunes gens dont le cœur est resté vierge » : ils n’ont pas de raison de se croire supérieurs aux Patriarches qui n’ont fait eux aussi qu’obéir à Dieu. Le scandale serait plutôt de voir des personnes qui ont renoncé au mariage n’avoir aucun souci des commandements de Dieu !

Le souci d’une descendance spirituelle

Une vie de couple est toujours affaire d’équilibre, de compromis, de respect de Dieu

Comme le souligne Augustin à la fin de ce petit livre, les caractéristiques du mariage sont peu nombreuses, mais claires : c’est un sacrement, il comporte un « pacte de fidélité », il est orienté vers le désir d’enfant. Plus qu’une descendance charnelle, c’est bien le souci d’une descendance spirituelle qui doit animer ceux qui hésitent entre le mariage et la vie consacrée. Il ne s’agit, dans ce dernier cas, selon les paroles de saint Paul, « que de songer aux choses de Dieu et aux moyens de lui plaire » ( I Co 7, 32). Si Augustin en appelle à la responsabilité des époux dans le mariage, il s’adresse aussi d’une façon toute paternelle aux jeunes consacrés :

« Mes conseils s’adressent surtout et d’une façon beaucoup plus pressante aux jeunes gens et aux jeunes filles qui ont voué à Dieu leur virginité. Ils doivent veiller sur leur vie passagère de la terre avec une humilité d’autant plus grande que ce qu’ils ont consacré à Dieu appartient davantage au ciel » ( XXVI, 35).

Incontestablement, ces conseils ont gardé toute leur valeur. Une vie de couple est toujours affaire d’équilibre, de compromis, de respect de Dieu. Ces exigences s’imposent aussi à leur niveau pour les personnes consacrées. Les nombreux exemples de fidélité et d’amour partagé dans les foyers chrétiens sont un témoignage. De même que l’engagement total dans la vie religieuse garde aujourd’hui une très haute valeur dans l’Eglise. Deux signes du Royaume à ne pas opposer mais à situer en complémentarité.

Jean-François PETIT
Augustin de l’Assomption, Paris

L’avortement, une « voluptueuse cruauté », par Benoît GRIERE

Pour découvrir la pensée de saint Augustin sur l’avortement, il faut prendre en compte tout à la fois son expérience personnelle, ses idées sur le mariage ainsi que sa réflexion au sujet de la résurrection des corps. En effet, Augustin n’a pas écrit un traité de morale où il aurait traité spécifiquement de l’avortement et c’est en examinant d’autres considérations qu’il est possible de dégager ce qui pourrait être sa position.

Quand l’enfant paraît…

Augustin reconnaît avoir dès sa première adolescence, une nature sensuelle qui le portait à quelques débordements

La vie personnelle d’Augustin a sans nul doute contribué à façonner ses idées sur l’avortement et plus généralement sur la procréation. Les Confessions nous livrent un tableau assez évocateur de ce que furent les premiers émois sentimentaux du jeune homme de Thagaste. Augustin y reconnaît avoir dès sa première adolescence, une nature sensuelle qui le portait à quelques débordements.

« Et quel était mon plaisir, sinon d’aimer et d’être aimé ? Mais je ne me tenais pas dans la mesure d’un échange d’âme à âme, juste là où se trouve le sentier de l’amitié. Au contraire, des buées s’exhalaient du fond limoneux de la concupiscence charnelle, et des bouillonnements de la puberté. (…) Ballotté, dispersé, je me dissolvais, je bouillonnais à travers mes fornications… » (Conf.II , 2, 2)

C’est vers 17 ans, en 371, alors qu’il se trouve en études à Carthage qu’Augustin prend une « concubine » à laquelle il restera fidèle jusqu’à la séparation de l’année 386. Un fils naîtra dès l’année suivante, Adéodat, Dieudonné ! Un fils et un seul pendant près de 15 ans de vie commune…

« En ces années-là j’avais une femme ; ce n’était pas dans ce qu’on appelle l’union légitime que je l’avais prise, mais je l’avais dépistée dans mes vagabondages passionnés dépourvus de prudence. Toutefois je n’en avais qu’une, et je lui gardais la fidélité du lit ; ce qui me permit de bien connaître par une expérience personnelle, la distance qu’il y a entre la réserve du contrat conjugal, conclu en vue de la génération, et le pacte de l’amour voluptueux, où l’enfant naît malgré le vœu contraire des parents, encore qu’une fois né il les force à l’aimer. » (Conf. IV, II, 2)

Augustin a-t-il voulu donner la vie ? Probablement pas si on prend pour argent comptant ce que l’on vient de lire. Mais l’enfant a vu le jour… Le couple a-t-il eu recours à la contraception ? Nul ne peut le dire. Mais une chose est claire pour Augustin : le but du mariage est la procréation et l’éducation des enfants (Conf. II, 2, 3 ; IV, II, 2, VI, XII, 22).

C’est à l’occasion de la controverse sur la virginité consacrée lancée par Jovinien qu’Augustin rédigea le traité De bono conjugali, le bien du mariage. Jovinien considérait qu’il n’y avait pas de supériorité de la virginité par rapport au mariage et quel’un et l’autre état de vie étaient à égalité d’honneur. Jérôme avec sa fougue habituelle lui répondit dans un traité fortement polémique, l’Adversus Jovinien, mais en se laissant emporter par l’excès. Le résultat était plutôt désastreux puisqu’il dévalorisait l’état matrimonial pour mieux étayer sa défense du célibat. Augustin eut une attitude plus modérée qu’il exposa dans le De Bono conjugali et le De sancta virginitate en 401. Le traité « du Bien du mariage » met en évidence le refus formel d’Augustin du recours à la contraception et aux manœuvres abortives. Augustin part d’un cas de figure : un homme et une femme vivant en concubins, est-il possible d’appeler cette union un mariage ? Augustin y met deux conditions pour reconnaître dans cette vie commune un véritable mariage : la fidélité et l’ouverture à la procréation. La procréation fait partie des « biens du mariage » et il n’est pas bon de l’empêcher.

« Voici un homme et une femme… Ils ont pris l’enagement réciproque de n’avoir pas de relations … Peut-on appeler mariage leur union ?  Oui, certes, à la rigueuet ssns absurdité. Si leur engagement vaut jusqu’à la mort de l’un des deux, et, si tout en ne visant pas dans leurs rapports la génération, ils ne la fuient pas, soit par le refus d’avoir des enfants, soit par une manœuvre coupable qui empêche la naissance. » (De bono conjugali, V, 5).

L’avortement, une cruauté manifeste

Augustin considère l’avortement comme condamnable en lui-même

Augustin a constamment étayé sa démarche intellectuelle sur l’Écriture à partir du jour où il reçut le baptême. La source scripturaire qui guidait Augustin quant à sa réflexion sur l’avortement venait du livre de l’Exode. C’est sur la version grecque de la Septante, traduite à son tour en latin, qu’il s’appuie pour condamner l’avortement. Le texte d’Exode 21, 22-23, dans l’original hébreu prévoit que l’avortement accidentel provoqué par deux hommes se querellant et heurtant une femme enceinte détermine une simple amende pour indemniser le père. Mais la Septante fit une confusion en traduisant le mot « mal » par « formé » introduisant par la même occasion une différence de nature entre le fœtus formé et le fœtus informe. La traduction erronée s’enracinait dans la distinction aristotélicienne qui considérait que le fœtus était formé à partir du 40ème jour pour le sexe masculin et au 90ème jour pour le sexe féminin. Si la Septante maintenait une simple amende pour l’agresseur qui provoquait l’avortement d’un fœtus informe, elle réclamait par contre la mort pour celui qui déclenchait l’avortement d’un fœtus formé.

Quoi qu’il en soit de cette erreur de traduction, Augustin considère l’avortement comme condamnable en lui-même, non sans faire cependant une différence entre l’avortement d’un fœtus formé et celui d’un fœtus informe dans l’esprit du texte d’Exode dans sa traduction de la Septante. L’avortement d’un fœtus non formé n’était pas considéré comme un meurtre puisqu’il ne peut pas être dit que l’âme y est déjà présente (Quaestionum libri septem, 2.80). En fait, Augustin désapprouvait tout autant l’avortement d’un fœtus animé que celui du fœtus non animé… L’avortement et l’infanticide sont jugés sévèrement par Augustin. Il les qualifie de « cruelle volupté » parce qu’ils détournent l’union des corps de leur ouverture à la vie pour la préservation du seul plaisir égoïste des amants :

 La prostituée qui garde son enfant né dans la débauche est moins condamnable que le couple marié qui recourt à l’avortement

« Parfois cette voluptueuse cruauté ou cette cruelle volupté va jusqu’à user de drogues contraceptives et, s’il lui arrive de ne pas réusir, jusqu’à éteindre et dissoudre en quelque sorte dans les entrailles le fruit déjà conçu, voulant que son propre enfant meure avant de vivre, ou, s’il vivait déjà dans le sein maternel, qu’il soit tué avant de naître. Il est absolument certain que si tous les deux sont dans de telles dispositions, ce ne sont pas des époux… » (De Nuptiis et concupiscentia, I, 15, 17)

A cet égard, la prostituée qui garde son enfant né dans la débauche est moins condamnable que le couple marié qui recourt à l’avortement. La prostitution  est certes un mal, mais l’enfant est un bien. La prostitution est l’« œuvre propre » de la femme, mais l’enfant qu’elle porte est l’œuvre du Dieu Créateur. Augustin va jusqu’à dire que le fait de garder l’enfant vaut à la femme le pardon de son péché. Si elle ne le « rejette pas de ses entrailles , à l’aide d’un breuvage criminel », la passion qui l’a conduite au péché « se concentre sur le fils que Dieu lui a donné ; elle cesse d’être de la passion pour prendre le nom de charité ».  « Le fils  de cette femme de mauvaise vie est une figure très juste de la grâce donnée à l’âme pécheresse… » (in  Ps 10, 5).

La résurrection  promise aux avortons

Le corps n’est pas le tombeau de l’âme. Il est le lieu du salut et il est appelé à recevoir la plénitude de la vie divine.

Quelle est le sort des fœtus avortés ? Sont-ils destinés à la résurrection ? Réfléchissant sur la résurrection des corps, Augustin n’a pas pu éviter cette question. S’il est d’abord hésitant sur la réponse à donner, il tranche nettement pour associer les avortons à la résurrection  promise par le  Christ.

« Ces avortons qui sont morts dans le sein de leur mère après y avoir vécu un certain temps, doivent-ils ressusciter ? Je n’ose l’affirmer ni le nier. Si toutefois on les met au nombre des morts, je ne vois pas pour quelle raison ils seraient exclus de la résurrection des morts »  (De Civitate Dei, 22, 13).

Pour Augustin, l’approfondissement de la doctrine du salut en Jésus-Christ lui fit découvrir plus profondément la promesse de la résurrection des corps. Pour lui, le corps n’est pas le tombeau de l’âme. Il est le lieu du salut et il est appelé à recevoir la plénitude de la vie divine. C’est une prise en compte de l’Incarnation du Christ qui lui permit d’adhérer au dogme de la résurrection corporelle. Le corps est bien le lieu du salut de l’homme parce qu’il est aussi « histoire », faisceau de relations humaines dont il est tissé au cours de son existence temporelle. Toutes ces « valeurs » sont appelées à ressusciter.

« Une des premières questions qui surgissent à ce propos est celle des avortons, qui sont bien nés dans le sein maternel mais pas encore de manière à être capables de renaître. Si nous disons qu’ils doivent ressusciter, pour ceux qui sont déjà formés on peut tolérer tant bien que mal cette affirmation. Quant à ceux qui sont encore informes, qui ne serait plutôt porté à croire qu’ils périssent, comme les germes qui n’aboutissent pas à la conception ?

Mais qui oserait nier, alors même qu’il n’oserait l’affirmer, que l’effet de la résurrection soit d’ajouter à un organisme en formation ce qui lui manquait, de telle manière qu’il ne soit pas plus privé de la perfection qu’il aurait acquise avec le temps que passible des défauts que le temps lui avait infligés ?   Ainsi donc la nature de l’être humain ne sera ni frustrée du développement convenable que le cours de l’existence lui réservait, ni défigurée par les accidents contraires qu’elle avait pu en recevoir. En elle, au contraire, sera complété ce qui n’était pas complet, de même que réparées les atteintes dont elle avait souffert » (Enchiridion XXIIII, 85).

En clair, pour Augustin, un fœtus informe est appelé à la Résurrection tout comme un corps qui a accompli un long parcours et qui a subi les atteintes physiques et les dégradations inévitables. Dans le premier cas, ce qui était inachevé sera complété, dans le second ce qui a été abîmé sera restauré. Comme l’écrit si joliment Henri-Irénée Marrou : « La résurrection, c’est donc du plus-être, du mieux-être, incomparablement supérieur à tout ce que nous pourrons avoir connu, expérimenté, durant notre vie terrestre, mais ce sera pourtant une réalité du même ordre : désormais spirituel, notre corps restera cependant toujours notre même corps[1]. »

Si Augustin estime que les avortons sont appelés à la vie éternelle, c’est qu’il considère aussi comme une injustice profonde de ne pas leur avoir permis de développer les potentialités de vie qu’ils avaient.

Augustin est en accord avec la majorité des auteurs ecclésiastiques de son époque pour condamner vigoureusement la pratique de l’avortement. Sa pensée en la matière s’appuie d’abord sur l’Écriture. Mais son expérience personnelle et la haute opinion qu’il se fait du mariage chrétien ont contribué à étayer solidement son opposition à tout ce qui viendrait contrarier l’un des biens du mariage : l’ouverture à la vie.

Benoît GRIERE
Augustin de l’Assomption Paris

Les violences conjugales. Témoignages, par Marcel NEUSCH

Les violences conjugales ne sont ni rares ni récentes. Mais aujourd’hui, le phénomène est sans doute mieux connu qu’en d’autres temps, et surtout, il mobilise davantage l’opinion. Les Églises ne sont pas restées insensibles au phénomène. On présente ici trois textes : 1) Monique face à la violence de Patrice, son mari ; 2) les cris d’une femme battue ; 3) une réaction des évêques de France.

 « On n’avait jamais entendu dire (…) que Patrice eût battu sa femme » (Augustin)

Monique face à la violence de son mari

« Lui (Patricius), du reste, était porté en vérité aussi bien à une obligeance sans égale qu’à une bouillante irascibilité. Mais elle (Monique) savait, elle, ne pas tenir tête à la colère de l’homme, non seulement par un acte, mais même par une parole. Aussitôt la crise passée et le calme revenu, dès qu’elle le voyait disposé, elle lui rendait compte de sa conduite à elle, si par hasard il s’était emporté d’une façon trop irréfléchie.

Enfin, beaucoup de femmes, mariées à des hommes plus doux, portaient cependant des traces de coups jusque sur leur visage défiguré et, entre amies, dans leurs conversations, elles mettaient en cause la conduite de leurs maris ; ma mère, elle, s’en prenait à leur langue et leur donnait sur le ton plaisant ce sérieux avertissement que, du jour où elles s’étaient entendu lire ces tablettes qu’on appelle tablettes du mariage, elles auraient dû voir là un document qui faisait d’elles des servantes ; en conséquence, au souvenir de leur condition, elles n’avaient pas le droit de se dresser fièrement contre leurs maîtres.

Ces femmes s’étonnaient ; car elles connaissaient le fougueux époux qu’elle avait à supporter, et pourtant on n’avait jamais entendu dire, aucun indice n’avait révélé, que Patrice eût battu sa femme ou qu’il y ait eu entre eux, fût-ce l’espace d’un seul jour, une querelle domestique, un dissentiment pour les séparer.

Elles lui en demandaient familièrement la raison et Monique alors leur enseignait son procédé, que je viens de rappeler. Celles qui le suivaient, après expérience l’en remerciaient ; celles qui ne le suivaient pas, restaient asservies et maltraitées » (Confessions, IX, 9, 19).

Aveux d’une femme battue

Au début, j’étais jeune… il était beau…puis vinrent les paroles pleines de colère

« Au début, j’étais jeune… il était beau. Il m’a dit que j’étais belle, intelligente, digne d’être aimée… je me suis sentie telle. Nous nous sommes donc mariés, avançant ensemble, joyeusement, vers l’autel où notre union fut bénie par Dieu.

Puis vinrent les paroles pleines de colère…les agressions verbales… Alors je me suis sentie laide, dénuée d’intelligence, indigne de tout amour, qu’il soit divin ou humain.

Ensuite vinrent les coups…violence implacable…douleur incessante. Je ne devais pas rester, mais c’est mon mari…promesse pour toujours. Il dit que je mérite tout ça…peut-être que c’est vrai. Si seulement je pouvais être bonne. Je me sens si seule. Dieu ne m’entend-il pas quand je crie vers Lui en silence, chaque nuit, allongée sur mon lit ?

Finalement la libération est venue, la réalisation. Ce n’est pas moi… c’est lui… Je suis digne d’amour, divin et humain. Un matin de printemps mon cœur s’est retrouvé rempli à la fois d’espoir et l’unique peur de devoir recommencer ma vie toute seule. Ainsi ai-je pu marcher à nouveau dans le couloir de notre immeuble, .sans plus jamais me taire… sans plus jamais subir ce genre de violence, souffrir ce genre de douleur[1]. »

Réaction des évêques de France

« Un enquête nationale récente a révélé qu’une femme interrogée sur dix avait subi des violences conjugales au cours des douze derniers mois, que quatre cents femmes, en France, meurent chaque année à la suite de ces violences. Sait-on qu’en Ile-de-France (hors Paris), chaque quinzaine, trois femmes meurent sous les coups du mari ou du concubin ? Et que 60 % des sorties de nuit de la police concernent des violences conjugales ou familiales ? Violences qui prennent diverses formes : insultes, coups, humiliations et viols.

Ces violences peuvent également s’exercer de manière psychologique (dévalorisation permanente qui entraîne la perte de confiance en soi) ou économique lorsque l’épouse est forcée d’abandonner son travail ou est spoliée de son salaire et de ses biens personnels, ce qui la plonge dans une totale dépendance financière vis-à-vis de son conjoint. Les femmes humiliées, battues, violentées ont honte de ce qui leur arrive. Elles n’osent pas en parler, elles se sentent coupables et préfèrent cacher leurs souffrances. Mais elles n’en considèrent pas moins cette existence comme un enfer. Elles jugent leur vie ratée et endurent des blessures inguérissables. Car elles se sentent atteintes dans leur dignité, leur corps, leur intimité, leur être le plus profond, rabaissées à l’état d’objet. S’échapper d’une telle situation est particulièrement difficile, d’autant plus que l’agresseur est souvent aussi aimé…

Les causes de ces violences conjugales sont multiples. A l’origine, il faut nommer, alimentées par l’égoïsme, la domination masculine, la volonté d’affirmer son pouvoir par la force, la complaisance à humilier la femme, à la rabaisser, à l’insulter grossièrement, à la menacer, à détruire sa personnalité, à la traiter comme une chose, comme une propriété, sa propriété. S’y ajoutent des facteurs aggravants comme l’alcoolisme, si répandu en France, ainsi que le chômage qui altère fortement les relations.

Dans la France d’aujourd’hui, serait-il moins risqué de frapper sa femme que son chien ? La question peut se poser quand l’on constate que, dans le cadre de l’amnistie décidée après l’élection présidentielle de 2002, les condamnations pour violences conjugales ont été effacées, tandis que les actes de cruauté contre les animaux ne l’ont pas été[2]. »

Marcel NEUSCH

Augustin dans l'histoire

L’Eglise primitive face au divorce, par Vinceslas GOROKHOV

La question du divorce s’est posée dès l’époque de l’Eglise primitive[1]. Elle a fait couler pas mal d’encre savante. Le lecteur se demandera en quoi la position de l’Eglise primitive peut aider à résoudre les problèmes actuels. Certes, un grand nombre d’aspects contemporains de la question ne sont pas abordés par les Pères de l’Eglise, mais les difficultés essentielles sont les mêmes.

Le Seigneur n’a fait aucune exception quand il a dit : “Si une épouse renvoie son mari et en prend un autre, elle commet un adultère ” (Mc 10, 12) et : “Quiconque renvoie son épouse et se marie avec un autre, il est adultère. ” ( Lc 16, 18) Saint Augustin, De Conjugiis adulterinis (419) I, 25 (31)

Avant de suggérer quelques réflexions sur la situation actuelle, il peut donc être instructif  de regarder comment les premiers écrivains chrétiens ont traité cette question du divorce. Nous examinerons brièvement leurs positions avant de donner la parole à Augustin et de revenir à la situation actuelle des divorcés dans l’Eglise.

Les écrivains d’avant Nicée

Le témoignage le plus complet, avant le concile de Nicée (325) est celui d’Hermas pour qui mari et femme sont égaux devant l’adultère, la répudiation et l’interdiction du remariage. Le remariage est interdit, quelle que soit la valeur du motif invoqué pour le justifier. Le renvoi du conjoint fornicateur n’est pas l’objet d’une permission, mais d’une obligation : les nombreux avis concordants qui sont relevés dans la suite montrent qu’il s’agit là d’une disposition assez générale dans les premières communautés chrétiennes. Elle doit venir surtout de 1 Co 6, 15-20 : ce que Paul dit de l’union avec la prostituée est appliqué à l’épouse qui se prostitue. Mais le conjoint innocent doit accueillir, une fois du moins, l’adultère repentant. La position d’Hermas à l’égard des secondes noces après veuvage concorde avec celle de Paul.

D’autres auteurs confirment Hermas. L’Apologie de Justin refuse le mariage avec une divorcée. Il n’y est pas question cependant de remariage, ni de son interdiction. Ce n’est qu’indirectement qu’on pourrait tirer d’Ignace un témoignage en faveur de l’indissolubilité, car il ne le fait pas lui-même  Irénée, tout comme le Pseudo-Clément, montre, à partir de Mt 19, 3-12, qu’il y a dans la loi, des commandements qui viennent de Dieu, d’autres du législateur humain : l’indissolubilité relève de la volonté divine,  tandis que la répudiation selon la loi mosaïque est une concession humaine. Irénée traite par ailleurs de fornication les noces multiples, mais si brièvement qu’on ne peut dire ce qu’il entend par là.

La seule exception serait le Diatessaron de Tatien. La substitution de l’expression « l’expose à l’adultère »  de Mt 5, 32 justifiée à cet endroit parce qu’il n’y est pas question de remariage, à celle de Mt 19, 9 et de Mc 10, 11 « commet un adultère », alors que le remariage après divorce y est mentionné, rétablirait l’inégalité hébraïque des sexes devant l’adultère et autoriserait implicitement le mari à contracter de nouvelles noces après la faute et le renvoi de son épouse. Mais il peut s’agir d’un accident de copie dont on a bien d’autres exemples et il serait téméraire d’appuyer de telles conclusions sur une base aussi fragile.

L’interdiction des secondes noces après une séparation justifiée est claire chez Clément, moins chez Origène pour le cas du mari. Mais on ne trouve chez ce dernier aucune affirmation explicite concernant une autorisation donnée à l’innocent de contracter de nouvelles noces. Pour lui, comme pour Hermas, la fornication de la femme oblige le mari à interrompre la vie commune : autrement il participerait à sa faute. En ce qui concerne l’égalité des sexes devant la séparation, on ne trouve rien de clair chez Clément et Origène qui n’envisagent jamais que le cas présenté par Matthieu, fornication de l’épouse et renvoi par l’homme. En plus, ils reproduisent la pensée de Paul sur la question des secondes noces, permises, mais non recommandées. Tertullien, lui aussi, reste fidèle à cet enseignement. Origène force l’intention de l’Apôtre quand il fait des remariés des chrétiens de rang inférieur, en ce monde et dans l’autre.

Les Pères grecs

Grégoire de Nazianze réagit vivement contre l’inégalité de traitement entre les fautes de la femme et celles de l’homme

Pour Jean Chrysostome, le Christ a remis en valeur la loi primitive de Gn 2, 24, en supprimant les concessions faite par Moïse à la dureté de cœur. L’union de l’homme et de la femme, telle que Dieu l’a instituée au début de l’humanité, telle que Dieu la scelle aussi dans chaque mariage, est indissoluble. Elle comporte l’illégitimité de deux actes distincts : la répudiation et le remariage du vivant du conjoint. Dans son homélie Sur le libelle de répudiation, Jean dit assez clairement que la femme est toujours liée à son mari, même si elle le quitte et vit chez un autre. La rupture causée par la fornication n’empêche pas le lien primitif, établi par Dieu, de subsister. L’idéal monastique de Chrysostome le porte à déprécier peut-être un peu trop le mariage après veuvage.

Quant à Basile de Césarée, même s’il est partisan du remariage après une séparation motivée par l’adultère, il est d’une grande sévérité envers les noces multiples, y compris après veuvage. Pour Basile d’Ancyre, le mari doit être prêt à reprendre la vie commune avec l’épouse corrigée, c’est pour cette raison, qu’il refuse tout contact matrimonial après séparation des époux. Grégoire de Nazianze réagit vivement contre l’inégalité de traitement entre les fautes de la femme et celles de l’homme, dont témoignent les lois civiles de son époque et même les propos de Basile, évêque de Césarée. Le mariage est rompu par l’adultère et par la mort. Mais s’il impose la séparation d’avec un conjoint adultère, il ne fait pas la moindre allusion à la possibilité de nouvelles noces dans ce cas. Contrairement à d’autres, Amphiloque d’Iconium, quant à lui, recommande les nouvelles noces aux jeunes veuves sans enfant.

Les Pères latins

Parmi les Pères latins, Jérôme professe clairement l’égalité des sexes en matière d’adultère et de séparation. Qu’il s’agisse d’un mari renvoyant son épouse ou d’une femme se séparant d’un mari vicieux, le second mariage n’est permis ni à l’un, ni à l’autre, qu’il soit innocent ou coupable. La lettre du Pape Innocent I à Exupère, évêque de Toulouse, exprime sans ambiguïté la même doctrine. Cependant, Léon le Grand refuse de voir dans le concubinat romain un vrai mariage soumis à l’indissolubilité et du coup, il manifeste la volonté de ne pas urger trop strictement les conséquences logiques d’une doctrine clairement rappelée.

Dans son Commentaire sur Luc, Ambroise de Milan, permet seulement de proscrire le remariage de la femme quand l’homme est adultère ; dans son De Abraham, il affirme clairement, d’une part, l’égalité des conjoints et de l’autre, l’interdiction au mari d’un nouveau mariage du vivant de son épouse. Quant aux secondes noces après veuvage, tous les auteurs latins qui en parlent restent dans les limites fixées par Paul l’Apôtre : seul diffère le ton plus véhément et même violent comme chez Zénon, plus modéré comme chez Ambroise.

Saint Augustin

Dans le De Fide et Operibus, il n’est guère favorable à l’admission au baptême de divorcés remariés

Un des principes essentiels de l’évêque d’Hippone est l’égalité complète des sexes à l’égard des droits fondamentaux du mariage. Augustin touche aux problèmes pastoraux posés par le divorce et le remariage. Conscient d’exprimer la discipline commune de l’Eglise de son temps, il refuse clairement tout remariage après répudiation, que ce soit après une fornication, que ce soit dans l’union d’une croyante avec un incroyant selon I Co 7, 15. Il n’admet même pas le remariage dans le cas prévu par Paul, celui de deux époux mariés dans le paganisme et dont l’un est devenu chrétien. Le Christ a permis au croyant de se séparer de l’incroyant  en Mt 19, 9 puisqu’il s’agit là d’un adultère spirituel. Mais cette permission ne devient une obligation que si le païen met la foi du chrétien en danger.

Dans son De coniugiis adulterinis, Augustin affirme que même si la fornication produit une certaine dissolution du mariage, celle-ci ne concerne que la vie commune et n’atteint pas fondamentalement l’indissolubilité créée par le sacramentum, participation du chrétien à l’union du Christ avec l’Eglise. Il semble d’ailleurs que le mariage des païens contienne lui aussi un certain sacramentum, lié à la loi primitive de Gn 2, 24.

Dans le De Fide et Operibus, il n’est guère favorable à l’admission au baptême de divorcés remariés. Le certificat de répudiation exigé par Dt 24, 1-14 est interprété par Augustin comme une mesure restrictive qui a pour fin de limiter la répudiation et exprime plutôt une désapprobation qu’une acceptation. De toute façon, quand une séparation intervient pour motif de fornication ou d’incroyance, si la réconciliation n’est pas possible ou n’est pas voulue, les séparés doivent garder la continence.

Après veuvage, Augustin pense que les nouvelles noces sont un bien, même si l’état de veuve est supérieur à celui de la femme mariée : il ne condamne pas davantage les troisième ou quatrième noces.

Dans l’Eglise actuelle

Mais il ne paraît pas concevable, au regard de la tradition, que l’Eglise puisse un jour autoriser quelqu’un, dont le mariage est certainement valide, sacramentel et consommé, à contracter de nouvelles noces du vivant de son conjoint

On ne manquera pas de poser la question : dans quelle mesure sommes-nous liés par l’attitude des premiers siècles chrétiens ? La tradition, essentielle à l’Eglise, n’est pas la transmission littérale d’un dépôt mort. Si on compare la discipline des Pères au sujet de l’indissolubilité à celle qui est actuellement en vigueur dans l’Eglise catholique, certaines évolutions sont nettes. Les secondes noces après veuvage ne soulèvent plus, du moins en Occident latin, les mêmes difficultés qu’alors et il n’entrerait guère dans l’esprit d’un théologien d’obliger quelqu’un à se séparer de son conjoint à la suite d’infidélités.

L’évolution dont témoigne l’autorisation du remariage dans la société civile sous ses différentes formes ne pourrait-il pas s’étendre à des mariages sacramentels et consommés ? La question est aujourd’hui posée par des théologiens et des canonistes. L’Eglise, risque-t-elle d’être ainsi infidèle sur un point important à la volonté du Seigneur ? Le seul aménagement qui, nous semble-t-il, pourrait être envisagé dans ce sens serait la disparition de la présomption canonique en faveur du mariage, c’est-à-dire que dans un cas de doute sérieux sur la validité, sans cependant des preuves juridiques suffisantes pour emporter l’évidence, la question pourrait être résolue, soit par les juges ecclésiastiques, soit par un indult pontifical, au bénéfice des personnes plutôt qu’à celui des institutions.

Mais il ne paraît pas concevable, au regard de la tradition, que l’Eglise puisse un jour autoriser quelqu’un, dont le mariage est certainement valide, sacramentel et consommé, à contracter de nouvelles noces du vivant de son conjoint. La quasi-unanimité des décisions durant les cinq premiers siècles concernant le refus d’un remariage après séparation constitue, en effet, dans le désarroi complet des exégètes contemporains sur le sens des incises, la seule donnée solide : c’est ainsi que l’Eglise dès le début a compris, dans l’interprétation vivante que donnent ses institutions, ces expressions difficiles.

Une chose est d’accepter qu’un chrétien contracte de nouvelles noces après divorce et même de bénir cette union, autre chose est de tolérer dans une certaine mesure, bien qu’elle soit adultère, une union conclue devant les instances civiles et qui ne peut être rompue par suite des responsabilités qui en découlent. Si cette distinction n’est pas faite, on risque de bloquer toute évolution de la discipline ecclésiastique en ce qui concerne la pastorale des divorcés remariés en les forçant de choisir entre deux attitudes contradictoires : ou bien témoigner de l’idéal évangélique du mariage en rejetant plus au moins ceux qui n’ont pas eu les moyens de le vivre ; ou bien traiter ces derniers avec indulgence, mais sacrifier dans une certaine mesure ce qu’a voulu le Christ.

Telles sont, en fait, les positions divergentes qu’ont choisies l’Eglise d’Occident et celle d’Orient. Or, nous sentons bien qu’il leur faut échapper à ce dilemme et trouver les solutions difficiles et jamais parfaitement satisfaisantes qui leur permettront de concilier la sauvegarde de l’idéal du Christ avec l’attention aux personnes qui est un des points fondamentaux de son message : on ne peut pas choisir entre les différents aspects de l’Evangile, ni sacrifier l’un pour sauver l’autre.

Quelle forme prendra donc cette indulgence ? Ira-t-elle jusqu’à réadmettre aux sacrements de pénitence et d’eucharistie des divorcés remariés, restés profondément chrétiens et souffrant gravement d’une situation dont ils ne peuvent sortir à cause des responsabilités qu’elle a créées, sans qu’ils s’engagent à une continence qui mettrait en péril, à cause de leur âge, l’harmonie de la vie commune ? Dans ce cas comment s’y prendra l’Eglise pour enlever à cette mesure toute ambiguïté devant une opinion publique, prompte à interpréter comme une acceptation pure et simple du divorce et du remariage un geste d’indulgence envers des personnes ?

Ce domaine n’est pas le seul où l’Eglise se voit prise entre des devoirs contradictoires naissant de l’Evangile, notamment entre la nécessité de concilier le bien des personnes et le bien de la société qu’elle constitue. La solution adoptée dans chaque cas ne pourra jamais être tout à fait satisfaisante pour une logique humaine : mais on ne doit pas, pour obtenir une position simple et nette, sacrifier l’un des termes de l’alternative.

Venceslas GOROKHOV
Augustin de l’Assomption, Paris

Augustines de la Miséricorde de Jésus, par sœur Marie-Aimée

Chanoinesses Régulières Hospitalières de la Miséricorde de Jésus : tel est le titre complet reçu après la Réforme du Concile de Trente. L’Ordre se veut une branche de l’arbre issu de la pensée et de l’action de saint Augustin. Mais cette branche est elle-même… un Ordre très ancien.

«Aussi longtemps  qu’il y aura des hommes pour réclamer notre  miséricorde, ne nous lassons pas de semer au cœur de la misère »  (En. Ps  125, 14)

Son histoire se confond avec celle de la Communauté de Dieppe jusqu’en 1635, date de la première fondation. Avant cette date, l’Ordre était une simple communauté dont l’histoire se trouve être la préhistoire de l’Ordre ! La communauté de Dieppe est le « berceau », comme aiment  à dire les autres communautés. Jusqu’à la première fondation, l’arbre, un « Olivier » comme nous l’appelons, poussait ses racines et fortifiait  son tronc à partir duquel les branches allaient s’élever.

Nées des besoins des pauvres

Notre naissance se perd dans les brumes de l’Histoire. Le seul repère que nous ayons est la mention de la communauté servant les pauvres, dans une Bulle du pape Honorius IV, en 1285.

« Nées des besoins des pauvres» ! Un jour, quelques femmes, inspirées par la  charité, s’organisent  pour les servir, sans volonté déterminée de fonder une œuvre. L’étincelle est venue de ce besoin  et de la volonté de servir les  pauvres, les malades, les mendiants. Ce sont eux les vrais fondateurs de notre communauté, et l’Eglise  qui en portait le souci. Alors le nom de Miséricorde, qui a été donné au XVIIe  siècle,  se comprend aisément.

L’idée de vivre en communauté s’impose peu à peu, d’autant que les autorités civiles commencent à se soucier des malades. Certaines de ces servantes s’organisent  et choisissent la règle de saint Augustin, à moins qu’elle ne leur soit imposée par l’autorité  ecclésiastique, on ne sait. Elles s’engagèrent aussi par un vœu : celui de servir les pauvres et les malades. Les trois vœux de religion s’y ajoutèrent plus tard.

Faute  de dates précises, nos archives, malmenées par l’histoire  de la ville de Dieppe, donnent quelques points de repère. Exemple :  en 1480, ces femmes étaient au nombre de sept. Grâce à des procès et à l’énergie d’une supérieure  qui n’admettait pas l’ingérence de l’administration dans les affaires de la communauté, grâce aussi peut-on dire aux guerres de religion qui chassèrent les sœurs de l’Hôtel-Dieu durant une année, nous avons quelques traces. Nous savons qu’en 1609, le cardinal de Joyeuse, archevêque de Rouen,  prescrivit une réforme, ce qui suppose une certaine ancienneté. En 1627, dit-on, la Règle de saint Augustin était professée depuis six siècles.  D’autre part, les historiens de la ville  de Dieppe fournissent des précisions  de lieux, des transferts des Hôtels-Dieu successifs dans lesquels les sœurs servaient les malades.

Un appel au renouveau

Le Concile de Trente ayant demandé une réforme  pour toutes les maisons religieuses, celle qui fut mise en place entraîna un véritable renouveau et donna pour des siècles un autre visage à la communauté

Le Concile de Trente ayant demandé une réforme  pour toutes les maisons religieuses, celle qui fut mise en place entraîna un véritable renouveau et donna pour des siècles un autre visage à la communauté. Mais qui allait réaliser la réforme de ce petit groupe de six ou sept sœurs ?

Elles voulaient une réforme, mais ne voulaient pas qu’elle leur fût imposée. Mgr  François de Harlay, archevêque de Rouen, mais aussi de Pontoise où des Augustines s’occupaient des malades,  demanda à celles-ci de venir à leur  aide et de leur montrer comment vivre en communauté régulière, avec des Constitutions dont jusque là elles étaient dépourvues. Elles furent mal reçues, et découragées, elles repartirent au bout de quelques mois.

L’histoire de cette réforme, très mouvementée, se fit par étapes, s’étalant sur huit ou neuf ans,  jusqu’en  1625. Pour finir, la régularité fut rétablie et la communauté put accueillir douze novices qui rejoignirent les autres  professes. Les Jésuites de Dieppe les aidèrent à rédiger  leurs  propres Constitutions, car elles ne voulurent pas accepter celles de Pontoise datant de l’époque de saint Louis. Puisqu’il fallait des changements, au moins qu’ils soient réels pour être durables. Les jeunes sœurs entrées en 1626 vont être à la fois les artisanes de ces Constitutions et des fondations qui commenceront en 1635.  En 1630, les sœurs sont dix-sept.

C’est le début d’un renouveau. Quand les sœurs de Pontoise repartirent, elles laissèrent aux sœurs de Dieppe l’habit  blanc des chanoinesses, avec le rochet, signe d’appartenance à l’Ordre  canonial, et peut-être les armoiries qui sont les nôtres aujourd’hui et qui résument bien ce que nous sommes : des Augustines de la Miséricorde de Jésus. L’olivier symbolise notre charisme propre de Miséricorde, particulièrement envers les pauvres et les malades ; la main portant le cœur enflammé montre notre filiation  avec Augustin.

Cette réforme changera quelque peu la physionomie de la communauté. Pour rester à la fois religieuses et servantes des pauvres et des malades, les sœurs durent accepter la clôture, devenant ainsi un Ordre monastique. Et cependant, ces moniales cloîtrées vont sortir de leurs murs un jour prochain et devenir les premières femmes missionnaires. Le Seigneur ne manque pas d’humour !

Vers de nouveaux espaces

En 1635, l’évêque de Vannes demanda à la communauté quelques sœurs pour réformer les Hospitalières du vieil Hôtel-Dieu  Saint-Nicolas.  Quatre sœurs partirent. Elles furent reçues à coups de projectiles  lancés par  la population excitée par la  communauté de la ville  qui  gérait les biens des pauvres de l’hôpital.  C’est la première fondation.

En 1639, à l’appel des Jésuites de la Nouvelle-France, trois des sœurs se portent volontaires pour servir les pauvres et les malades parmi les colons et les « sauvages »,  et pour leur annoncer Jésus-Christ. La nièce de Richelieu, future duchessse d’Aiguillon, prend  en  charge  au temporel cette fondation ; les sœurs ont moins de 30 ans ! Le pays est inhospitalier :    on l’appelle non sans raison le « pays des croix ». Pourtant, ni la pauvreté, ni la faim, ni les Iroquois, ni les épidémies, ni peut-être le mal du pays, ne vinrent  à bout de leur  volonté d’évangéliser et de servir. Elles  sont missionnaires.

Les deux premières branches sorties du vieux tronc de l’olivier dieppois sont les branches maîtresses qui ont donné naissance à plusieurs autres des deux côtés de l’Atlantique. Au XVIIe siècle, après Vannes et Québec, des communautés furent  fondées à Rennes, Bayeux, Quimper et ailleurs, pour servir les pauvres dans les hôpitaux de ces villes.

De l’autonomie à la fédération

Le fonctionnement de ces monastères est autonome. Cette forme de vie ne brise cependant pas les liens avec les autres monastères. Ces liens  restent très fraternels ; ils  s’expriment par une correspondance plus ou moins fréquente, et au moins une fois par an, par une lettre circulaire dont la tradition a traversé beaucoup de générations. Ces lettres annuelles sont lues avec joie et commentées avec intérêt.

L’autonomie séculaire va être respectée, mais de nouveaux liens vont être créés et aboutir à l’organisation  d’une Fédération, dont la cheville ouvrière sera Mère Yvonne-Aimée de Jésus, professe du monastère de Malestroit (ex-Vannes). Après plusieurs réunions (Dieppe en 1924, Malestroit en 1931), les statuts sont élaborés en vue de constituer une fédération des monastères issus de celui de Dieppe ou s’y étant rattachés  dans les années 1930.

La guerre de 1939-1945 en retarde l’aboutissement. Le 21 août 1946, Mère Yvonne–Aimée de Jésus est élue Supérieure générale de la Fédération dont les statuts sont approuvés pour une période d’abord de douze ans, puis une autre de sept ans, avant de l’être définitivement. La date de naissance de la Fédération est 1946. Jusqu’à sa mort, en 1951,  Mère Yvonne-Aimée en fut supérieure générale.

Cette fédération de monastères autonomes de femmes était la première dans l’Eglise. Elle a été imitée par des communautés de moniales, mais elle a son style propre, ce qui en fait plutôt une congrégation canoniale. Si la supérieure générale n’a pas de pouvoir sur les sœurs, elle a néanmoins le devoir de veiller à la vitalité du charisme et de conseiller une orientation apostolique, le cas échant, ou d’aider à prendre une grave décision. Elle se doit d’être attentive à la formation des jeunes sœurs dans leur propre monastère ou dans un noviciat commun.

La tradition augustinienne

Une touche particulière de notre vie apostolique est l’accueil

L’après-concile de Vatican II a été une période de réforme. Nous avons redéfini  la vie canoniale antique par un retour aux sources. Cette vie canoniale, profondément augustinienne, s’appuie sur trois pierres qui la fondent :

La vie communautaire, au sens quotidien du mot, où le partage intégral est la règle et qui s’inspire de Actes 4, 32. La vie commune est notre premier champ apostolique : s’évangéliser les unes les autres, se pardonner chaque soir, partager les soucis apostoliques et autres…

La prière liturgique de louange, chantée dans cette unanimité dont parle la Règle de saint Augustin, car la louange s’enracine dans la vie  de communion fraternelle ;  elle  est un élément capital de notre journée.

Le service des autres, qui s’exprime dans une réponse aux besoins actuels de l’Eglise locale, et non plus exclusivement dans une réponse aux besoins des malades. Quel que soit notre choix, il y a un préalable :  qu’il soit compatible avec la vie  commune.

Une touche particulière de notre vie apostolique est l’accueil, que nous essayons de vivre chaleureusement, dans nos hôtelleries ou ailleurs. Cet accueil qui se veut fraternel  est une marque augustinienne.

Vivre la miséricorde aujourd’hui

Recevoir la miséricorde nous-mêmes si nous voulons la transmettre aux autres, surtout aux membres les plus faibles

Notre journée est organisée de telle manière que la vie fraternelle soit vivante et partagée par l’ensemble des sœurs, celles dont le service se vit à l’extérieur, et celles qui assurent à l’intérieur les tâches quotidiennes. Quel qu’il soit, il a même valeur car il construit le royaume de l’amour. Nos sœurs malades qui vivent dans leur monastère de profession jusqu’à la fin, n’ont pas une moindre part à la mission  commune, grâce à la prière et à leur offrande qui jalonnent leurs journées.

Comme un très vieil  arbre  est amputé par le temps de certaines de ses branches, les monastères nés depuis 1635 ne sont pas tous en vie aujourd’hui. Certains ont disparu à la Révolution française, d’autres récemment à cause du manque de vocations. Le vieillissement et le manque de vocations font que quelques communautés ont amorcé un regroupement. Pour faire  face à cette pauvreté, la formule idéale n’a pas  été trouvée,  mais l’esprit  d’entraide est à l’œuvre.

A la suite des lois antireligieuses du début du XXe siècle, des Augustines sont parties Outre-Manche. La flamme missionnaire allumée par les Augustines en 1639 s’est transmise en Afrique en 1891 : Afrique du Sud, Nigéria, Burkina-Faso. Là des communautés continuent  à vivre le charisme de la Miséricorde, en s’adaptant aux besoins du pays. Là, des jeunes assurent la relève des sœurs d’Europe.

La réponse aux besoins de l’Eglise de ces pays est diversifiée,  mais dans la ligne des premières Augustines de Dieppe : « Les personnes atteintes et malades du Sida, et particulièrement les enfants », en Afrique du Sud. « Les pauvres qui n’ont pas encore entendu l’Evangile, et les malades », au Burkina-Faso. « Les personnes handicapées rejetées, la catéchèse auprès  de c eux qui ne connaissant pas Dieu », au Nigeria.

Ce sont les trois pôles de la Miséricorde aujourd’hui en Afrique  qu’ont relevés, en 2004, les jeunes sœurs au cours d’une session en Afrique du Sud, en réponse à la question : « Qui sont les pauvres ? Où sont les pauvres aujourd’hui ? » Les jeunes sœurs françaises et anglaises, pour leur part, disent que « ce service se concrétise dans l’appel de l’Eglise à être proche des personnes en recherche de sens à donner à leur vie et dans le service  des personnes âgées. »

C’est l’objectif des Augustines de la Miséricorde de Jésus dont les Constitutions sont pétries d’esprit augustinien et marquées par de nombreuses citations d’Augustin en exergue des chapitres.

« Rassemblées  pour chercher Dieu ensemble, n’ayant qu’un cœur et qu’une âme tournées vers Lui et vers nos frères »  (Const. n ° 2), nous nous efforçons de « recevoir la miséricorde nous-mêmes si nous voulons la transmettre aux autres, surtout aux membres les plus faibles » (n° 93), préférant le service de l’Eglise à notre tranquillité, et voulant « devenir ensemble le Temple de Dieu » (Com.  Ps 131).

Sœur Marie-Aimée, prieure
Communauté des Augustines Thibermont
76370 Martin-Eglise

Augustin aujourd'hui

Préparation au mariage dans une paroisse de Toulouse, par le P. Guy Clerc

«  Ce mystère est grand : je déclare qu’il concerne le Christ et l’Eglise » (Ephésiens 5, 32)

A la fin d’un pèlerinage à Lourdes, des couples se disent au revoir, dans l’action de grâce. Nous avions échangé sur le fameux passage de la lettre de St Paul aux Ephésiens  (5, 21-33), concernant l’union de l’homme et de la femme : « ce mystère est grand », écrit-il. Le mystère du Christ et de l’Eglise, celui du sacrement de mariage, celui de l’amour. Ces couples pèlerins, toujours amoureux, désireux d’avancer dans la sacramentalité du mariage, ont renouvelé leur engagement dans la fidélité et leurs responsabilités. Ils sont aussi intervenants dans la préparation au mariage, en paroisse, en doyenné, en lien avec les Centres de Préparation au Mariage. Comment aider les fiancés à entrer dans ce mystère et dans cette réalité, au cours de la préparation de leur mariage ?

Le choix de se marier  à l’Eglise

Pour eux « se marier à l’église » est un choix, plus ou moins porté par la tradition familiale

Les fiancés viennent sonner ou téléphonent au presbytère en vue de leur mariage à l’église. En les entendant je ne sais si le « e » est minuscule ou majuscule : depuis combien de temps n’ont-ils pas pris contact avec l’Eglise ? Tous ou presque se disent croyants, l’un des deux au moins est baptisé. Le temps du caté, de la communion, pour quelques-uns de la confirmation, est désormais loin dans les années de l’enfance et de l’adolescence ; ils le rappellent souvent avec plaisir, parfois comme avec gêne ! Ils apportent surtout une histoire déjà riche de quelques années de vie commune, et quelquefois ils sont accompagnés d’un enfant.

Pour eux « se marier à l’église » est un choix, plus ou moins porté par la tradition familiale. Un choix qui les démarque des couples qui cohabitent, mènent une vie commune, choisissent le PACS ou rien du tout. A nous de les aider à découvrir le sens du mariage, et civil et religieux ; de les aider à fonder leur décision. « Nous nous sommes choisis en parlant beaucoup ; nous savons d’où nous venons ; nous nous connaissons bien et sommes en accord sur les points fondamentaux ! En ayant une bonne communication sur la conception de la vie, les valeurs, les enfants, la projection dans l’avenir. » (C. & C.) Un choix, une décision à fonder aussi sur la Parole de Dieu et les sacrements de l’Eglise !

Un cheminement souhaitable

L’Eglise ne veut pas imposer un sacrement qui est définitif, ni accueillir et bénir un consentement sans vous l’expliquer, sans vous éclairer sur sa signification

« Comment ça se passe ? Que faut-il faire ? Qu’est-ce que le prêtre va nous demander ? …Pourvu qu’il ne nous demande pas d’assister à la messe du dimanche ! On a entendu dire que deux semaines suffisaient pour préparer le mariage ; ou alors trois mois … » Tout ou presque est réservé, sauf, assez souvent,  l’église et le prêtre : ouf ! c’est possible. Très peu de couples prennent contact  seulement 2 à 3 mois avant le « grand jour ». Personnellement je préfère prendre du temps avec eux entre 6 et 12 mois : le temps que des éléments du passé remontent et s’expriment : « de ce que nous avons vécu en famille, je n’en veux pas ! … Nos parents sont divorcés, cela nous rend prudents, patients, … » ; le temps d’entrer dans l’intelligence du mariage, du sacrement

Tout est possible à ceux qui s’aiment et veulent s’aimer encore et toujours : on les marierait presque sur le champ ! Nous faisons connaissance. Vivre en communauté est une bonne école d’apprentissage des fonctionnements psychologiques, des relations humaines, du dialogue, de l’écoute, du pardon. Progressivement je précise le cheminement souhaitable : car l’Eglise ne veut pas imposer un sacrement qui est définitif, ni accueillir et bénir un consentement sans vous l’expliquer, sans vous éclairer sur sa signification.

Puisque vous demandez de vous marier à l’église, voulez-vous prendre le temps d’écouter aussi l’Eglise ? d’entrer dans la compréhension du sacrement de mariage ? le temps où vous pourrez relire ces années communes : ce que l’autre vous a apporté, les disputes et les réconciliations, les évolutions et les avancées dans la confiance, l’écoute, le dialogue ? Le temps de vous apercevoir que votre amour est aussi, surtout, un don : ainsi le jour où vous vous sentirez fragiles, vous pourrez compter sur Celui qui vous aime ! Comprendre que vous devenez le signe de l’Alliance de Dieu avec toute l’humanité, celle du Christ avec l’Eglise !

A l’écoute de la Parole de Dieu

Ecouter pour eux-mêmes la Parole de Dieu, son chant, sa musique, entrer dans « l’émotion du Seigneur» !

Je leur propose d’ouvrir la Bible, quelques textes fondamentaux (sélectionnés dans les revues spéciales) et d’autres. Leur choix deviendra plus personnel : écouter pour eux-mêmes la Parole de Dieu, son chant, sa musique, entrer dans « l’émotion du Seigneur» ! Peu à peu, ils peuvent découvrir l’Alliance de Dieu avec l’humanité, avec leur couple, éclairer leur propre histoire des récits bibliques et des paraboles évangéliques : cette Alliance dont toute la Bible respire (promesse, dialogue, don, épreuves, infidélités, pardon …). Les difficultés de lecture sont matière à dialogue entre nous. Tous font l’effort de lire de longs passages du Livre, souvent emprunté aux parents ou à la grand’mère ; mais tous n’ont pas cet enthousiasme de G. & H. : « nous sommes rentrés dans la lecture de la Genèse comme dans du beurre. Nous la lisons avant de nous endormir. ». Il m’arrive de leur donner une Bible, qui leur restera comme un cadeau, un signe du temps des fiançailles : Dieu ne nous a-t-il pas parlé en ce temps-là ?

De la Genèse à l’Evangile, en passant par quelques psaumes, le Cantique des Cantiques, c’est un parcours rapide pour la plupart, plus approfondi avec d’autres. Le Christ ? Il reste souvent comme un inconnu. Quand une fiancée dit : « Je suis croyante ; je crois à une puissance supérieure », des questions surgissent que je n’ose pas toutes poser brutalement. En pensant au verset de saint Jean (Jn 14,1) lorsque Jésus dit : « Que votre cœur ne se trouble pas ! Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi. » En souhaitant qu’à deux, ils se mettent sur le chemin d’Emmaüs et que Jésus les rejoigne : qu’ils se sentent invités à la table de l’Eucharistie. Car beaucoup de mariages sont maintenant célébrés sans eucharistie ou « sans messe avec communion ».

Une préparation commune

En préparant la célébration de votre mariage, vous préparez aussi les 70 années de vie commune et de bonheur que nous vous souhaitons !

Cette préparation au mariage se vit aussi en groupe, sur le doyenné, avec d’autres fiancés, accompagnés par deux couples mariés et un prêtre. Certaines réticences à participer à ces rencontres se font jour : leur mariage apparaît comme une « démarche privée », même si pour la célébration et la soirée les invités seront nombreux, même si certains choisissent trois témoins chacun ! Je les invite donc à rencontrer d’autres fiancés qui effectuent la même démarche : vous construisez le même projet, en vous posant les mêmes questions. Et cette Eglise qui vous accompagne est plus large que vos familles et vos invités : elle est la famille de tous ceux et celles qui consentent à vivre ce projet d’Alliance, dans la liberté, la fidélité, l’unité, l’indissolubilité, et la responsabilité d’époux et de parents. Consacrer deux soirées ou une journée à y réfléchir est un bon investissement ! En préparant la célébration de votre mariage, vous préparez aussi les 70 années de vie commune et de bonheur que nous vous souhaitons !

Pour l’événement voulu, choisi, responsable de leur vie d’adultes, ces fiancés ont été accueillis, écoutés ; ils ont été invités à participer au grand dialogue de Dieu avec l’humanité, du Christ avec l’Eglise. J’espère qu’ils continueront demain, régulièrement, de temps en temps, plus tard, à inviter le Seigneur à leur table, à leurs fêtes. Et à se laisser inviter par lui !

Guy CLERC
Augustin de l’Assomption
Paroisse Saint-Exupère
Toulouse

Itinéraire d’un couple, par Patrice et Marie-Claire Girard

C’est unis côte à côte qu’on marche de pair, les yeux fixés sur le même but » (Saint Augustin, Le bien du mariage)

Mariés depuis 31 ans, notre première rencontre se situe à Lourdes, comme

« hospitaliers » auprès des malades. Comme pour tout engagement, notre couple  fut le lieu de nombreuses joies et difficultés. Jusqu’aujourd’hui, les joies l’emportent et c’est pleins d’enthousiasme que nous abordons l’avenir avec le secret espoir de partager à deux, le plus longtemps possible, ce qu’il nous sera donné de vivre. « Entre tes mains, voici ma vie…., voici notre vie ».

Saint Exupéry écrivait : « S’aimer, ce n’est pas se regarder l’un, l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction ». Nous avons fait nôtre cette maxime et nous pouvons dire que ce qui est fondateur pour nous, c’est  de partager un même idéal, de pouvoir se dire le bon et le moins bon de notre relation. Il nous semble que la communication est la base d’une vie communautaire associée à la transparence de l’un et de l’autre.

Un même projet éducatif

Il nous semble que la communication est la base d’une vie communautaire associée à la transparence de l’un et de l’autre

Ces ingrédients utilisés à bon escient, nous avons connu le bonheur de fonder une famille avec un même projet éducatif. Des enfants sont venus éclairer notre vie : une relation de confiance et d’écoute a pu s’établir entre nous – allant jusqu‘au partage de nos convictions tant humaines que spirituelles. C’est ainsi que nos enfants ont toujours manifesté le désir de se joindre à nous pour venir et servir au Pèlerinage National.

Comme nous, elles purent découvrir que l’amitié sincère et profonde existe et qu’elle est source de grandes joies.Aujourd’hui, nous connaissons la satisfaction d’avoir des enfants mariés vivant pleinement leur engagement et des petits-enfants souvent avec nous.

Baptisés, nous avons toujours eu des engagements dans l’Eglise (catéchèse, aumônerie de collège et de CHU, MCC), ceux-ci s’inscrivent dans un besoin de partage et de prière. Aujourd’hui l’opportunité de participer à des groupes de réflexion avec des religieux  (les Augustins de l’Assomption) nous est donnée. Nous sommes associés à une de leurs œuvres, l’Hospitalité  Notre Dame de Salut, pour être serviteurs du petit et du faible, répondant à la demande du Christ « ce que tu as fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que tu l’as fait ».

Les chances de l’amitié

La chance c’est aussi d’avoir rencontré des religieux qui comptent beaucoup dans notre vie

Mais comment tout ceci est-il arrivé ? Sur notre chemin, le facteur chance est à souligner  En effet, dans la masse importante des hospitaliers venant à Lourdes, qui aurait pu imaginer qu’une basque y rencontre un jeune homme de l’Oise, d’éducation similaire, avec des projets semblables ?

Nos deux familles étaient unies, nos parents croyants et ouverts aux autres : des fondations solides pour « construire » des enfants.

La chance s’est manifestée en nous donnant la possibilité de devenir parents de 3 filles en bonne santé (malgré 3 grossesses où je dus rester allongée, quelle épreuve !), capables de faire des études et de faire bénéficier d’autres de ce qu’elles avaient reçu. Deux d’entre elles sont aujourd’hui mariées nous amenant à nous ouvrir à d’autres familles. Avec nos enfants et nos gendres nous sommes appelés à partager nos richesses et nos pauvretés, ce qui est indispensable pour résoudre une difficulté inhérente quand un « inconnu » arrive et bouscule une intimité familiale.

La chance c’est aussi d’avoir rencontré des religieux qui comptent beaucoup dans notre vie. Nous aimons nous retrouver dans leurs communautés pour des temps de prière et de convivialité. Enfin, avoir pu créer des liens amicaux intenses donne une tonalité de joie à notre quotidien. Quelle chance de pouvoir compter sur telle ou telle personne, quand surgit une difficulté : amitié sincère et florissante mais exigeante aussi !

Quand surviennent les nuages

Si le ciel bleu peut paraître omniprésent dans notre famille, sachez que des nuages viennent parfois l’obscurcir

Si le ciel bleu peut paraître omniprésent dans notre famille, sachez que des nuages viennent parfois l’obscurcir. Car c’est très exaltant d’avoir plein d’idées et de projets mais ce n’est pas facile d’équilibrer famille, travail, amis et engagements d’Eglise. Tensions et fatigue peuvent s’ensuivre, entraînant tristesse et désespoir. C’est rare quand cela nous surprend en même temps, tant mieux ; ainsi l’un peut soutenir l’autre.

Les enfants qui grandissent nous amènent à nous détacher d’eux non sans peine pour leur permettre ainsi de devenir autonomes. Quand ils se marient, nous devons trouver une nouvelle place et accepter qu’ils aient un nouveau mode de vie et de pensée.

Une autre question nous soucie en permanence : à distance, sommes-nous capables de capter un enfant en difficulté. Etre beaux-parents amène à trouver un équilibre entre un enfant de plus et une pièce dite « rapportée », sachant que ce qui prime c’est le bonheur de ses enfants et petits-enfants.Là encore, quelle place pour des grands-parents aujourd’hui ? Sollicités beaucoup plus qu’il y a 20 ans, partagés entre éducateurs et compagnons de jeux, comment garder sa place sans entraver l’éducation de leurs parents ? Autant de questions difficiles, pas toujours simples à aborder .

Un nouveau facteur intervient avec lequel il va falloir vivre, ce sont les changements liés à notre vieillissement : des choses deviennent impossibles à envisager, beaucoup d’humilité nous est demandée.

D’un point de vue spirituel, nos activités avec les religieux nous mettent mal à l’aise vis-à-vis de notre paroisse un peu délaissée. C’est difficile de ne pas répondre à un appel, à un service. Raisonnablement, peut-on faire autrement ?

Questions préoccupantes

Quelle image donner de l’Eglise pour susciter auprès des jeunes générations une participation active et généreuse ?

Un grand point d’interrogation pour nous : quelle sera la place des laïcs dans l’Eglise de demain et serons-nous assez généreux pour faire naître des vocations religieuses et sacerdotales autour de nous ?

Quelle image donner de l’Eglise pour susciter auprès des jeunes générations une participation active et généreuse ?

Dernière difficulté et non la moindre, c’est la disparité entre le monde dans lequel nous aimerions vivre et celui que nous côtoyons. Comment remédier à la pauvreté, au manque de pardon, à l’égoïsme, à la malhonnêteté quand on se mobilise pour vivre autrement ?

Enfin, le problème de la guerre et celui de la paix pour laquelle nous prions au quotidien. Comment élever enfants et petits-enfants de façon réaliste et honnête et les préparer à leur vie future sans qu’il y ait trop de décalages ? Questions préoccupantes pour nous… Faire confiance à la Providence.

Voilà l’itinéraire d’une famille enrichie d’une vie de parents, de beaux-parents et de grands-parents toujours baignée dans une ambiance quelque peu augustinienne, puisque nous rencontrions le premier assomptionniste voilà bientôt 40 ans. Aux dires de nos filles, ce ne fut pas un poids mais un plus. C’est vrai qu’ils ont toujours été associés aux événements importants de notre cellule familiale, nous l’avons vécu récemment encore.

Plus de temps à donner aux autres nous amène aujourd’hui à nous engager plus intensément dans l’Eglise, ce qui donne une nouvelle facette à notre couple. En effet, un enrichissement mutuel se poursuit, une tolérance plus intense avec un souci ecclésial prend racine et notre responsabilité de parents, tout en restant première, s’en trouve éclairée.

Patrice et Marie-Pierre GIRARD
Paris

Bibliographie

Saint Augustin, Sermons sur la chute de Rome. Introduction, traduction et notes de Jean-Claude Fredouille. IBA 8. Institut d’Etudes Augustiniennes, 2004, 140 pages, 18,50 €. Cinq sermons dans lesquels Augustin relève le défi des païens qui imputent la chute de Rome au christianisme.

Marie-François BERROUARD, Introduction aux homélies de saint Augustin sur l’Evangile de saint Jean. Institut d’Etudes Augustiniennes, 2004. 275 pages, 35 €. Ce volume rassemble en dix chapitres les introductions du M.–F. Berrouard aux volumes 71 à 75 de l’édition bilingue de la « Bibliothèque Augustinienne » (BA), dont il a assuré la traduction. Une mine pour entrer dans la pensée d’Augustin.

Marcel NEUSCH, Initiation à saint Augustin, un maître spirituel. Coll. Trésors du christianisme. Cerf, 2003. 19 €. Une réédition dans une nouvelle collection d’un ouvrage dont la première édition datait de 1996.

Isabelle BOCHET, Augustin dans la pensée de Paul Ricœur. « Augustin a toujours joui à mes yeux d’une sorte de préférence. » C’est cette affirmation que l’auteur vérifie en relisant l’ensemble de l’œuvre de Ricœur. Editions Facultés jésuites de Paris (35 bis, rue de Sèvres, 75006 Paris). 122 pages, 12€.

Philippe HENNE, Introduction à Origène, suivie d’une anthologie. Cerf, 304 pages, 25€. Présentation de la vie d’Origène, l’œuvre, l’exégète, le théologien, le croyant ; un choix de textes, les meilleurs passages d’une œuvre parmi plus brillantes de l’Antiquité.

Pâques . Connaissance des Pères de l’Eglise n° 93. Nouvelle Cité, mars 2004. Le numéro s’ouvre sur l’Exultet : « O heureuse faute qui nous a valu un tel Rédempteur ! » dont l’inspiration vient sans doute d’Ambroise et que Augustin a pu entendre au cours de son baptême dans la nuit pascale de 387.

Vies historiques et romanesques . Connaissance des Pères de l’Eglise n° 94. Nouvelle Cité, juin 2004. Ces vies de saints qui nous viennent de l’Antiquité proposent un idéal à imiter plus qu’un récit historique. Pour Augustin, nous avons sa vie écrite par Possidius, mais surtout ses Confessions, dont Marie-Anne Vannier rappelle la triple signification : aveu des péchés, confession de foi, louange.

Pour compléter ce numéro 94 de « Connaissance des Pères », signalons les trois vies (Cyprien, Ambroise, Augustin) publiées par A. G. Hamman, dans « Les Pères dans la foi (Migne, diffusion Brépols, 1994). On y trouvera la vie d’Augustin écrite par son ami, Possidius, évêque de Calama. Une vie moins imaginaire qu’on ne le dit.