Itinéraires Augustiniens n°34 : L’hospitalité

Pour l’Antiquité, la santé était comprise comme un état d’équilibre et d’harmonie. Tout l’art médical visait à rétablir l’ harmonie troublée. Quand la médecine échouait, les païens recouraient à des remèdes plus douteux. Pour guérir d’une migraine, ils plaçaient sous la tête des bandelettes magiques. Ces bandelettes, les chrétiens les remplaçaient par l’Evangile, ce qui, au dire d’Augustin, était sans doute préférable, mais ne témoignait pas moins d’une superstition persistante.

Editorial

Pratiquez l’hospitalité, par Marcel Neusch

 Ne savez-vous pas qu’en recevant un chrétien, c’est Jésus-Christ lui-même que vous recevez ?

Augustin agenouillé pour laver les pieds de l’hôte : la scène n’est pas originale. On y reconnaît l’imitation  du geste accompli par le Christ à l’égard de ses disciples. Que Augustin l’ait reproduit  à son tour est probable. Mais la scène veut surtout illustrer une pratique instituée par les ordres hospitaliers  vivant sous la règle de saint Augustin, et pour qui le geste d’Augustin était plus évocateur que tout discours.

Du temps d’Augustin, l’hospitalité n’était pas encore une pratique institutionalisée dans les monastères.  Augustin la jugeait même incompatible avec la vie monastique, à telle enseigne que, devenu évêque, il  quittera ses frères  du  monastère pour  s’établira dans la maison épiscopale, avec ses clercs. Il voulait ainsi tout à la fois éviter de perturber la vie des frères  et honorer le devoir d’hospitalité qui s’imposait à l’évêque.

L’hospitalité n’est pas seulement un service social destiné aux pauvres ou aux gens de passage. Certes, elle serait vide de sens si elle ne se faisait pas accueillante aux détressses humaines, en particulier à l’étranger et à tous les gens de passage. Mais  pour Augustin, elle comporte en outre une dimension mystique,  à laquelle  devaient le rendre sensible les trois visiteurs  reçus par Abraham (Genèse 18, 1-15),  ainsi que les disciples d’Emmaüs (Luc 24, 13).

Ce numéro des Itinéraires Augustiniens s’est voulu attentif aux divers aspects de l’hospitalité, social et mystique, horizontal et vertical.  Réalité sociale, qui donnait parfois lieu  à des abus. Augustin ne l’ignorait pas. Déjà l’Ecriture avait mis en garde : « N’introduis pas n’importe qui dans ta maison » (Si 11, 34).  Mais il  en mesurait surtout l’enjeu mystique : « Ne savez-vous pas qu’en recevant un chrétien, c’est Jésus-Christ lui-même que vous recevez ? » (Sermon 236, 3).

En réalité, c’est dans l’hospitalité la plus  ordinaire que se vérifie  la  dimension mystique.  Alors qu’au début de la Règle,  Augustin avait mis l’accent sur la  dimension verticale — la recherche  de Dieu —,  dès la fin  du chapitre premier, il renvoie au frère : « Honorez les uns dans les autres ce Dieu dont vous êtes les temples ! »  Dieu venu dans notre condition humaine a choisi d’être à demeure dans le plus humble des humains.
Quelle que soit la forme qu’elle revêt, l’hospitalité  est l’expression concrète  de la miséricorde, et donc le seul chemin vers Dieu.  « Mes frères, dira  Augustin,  exercez la miséricorde. Elle est le lien (vinculum) de la charité,  elle est le seul char  (vehiculum) sur lequel nous puissions passer de cette vie dans la céleste patrie… » (in Ps. 102, 14).

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

In memoriam : Marie-François Berrouard

Marie-François BERROUARD (1918 – 2004)

Le Père Marie-François Berrouard, dominicain, nous a quittés le 29 octobre 2004. Né le 5 juillet 1918, à la Plaine,  d’une famille pauvre, il perdit sa mère à 18 mois, et son père à 5 ans des suites de la Guerre.  Il fit ses études secondaires, entre 1928 et 1935,  au Petit  séminaire  de Beaupreau, puis  fut admis au séminaire d’Angers, jusqu’en 1939.

«  La lecture de la vie de Lacordaire par le Père Chocarne m’a fait entrer chez les dominicains. Accueilli par le P. Giraud Mounier, réformé à cause de mes yeux au moment de la guerre, je me suis présenté au couvent d’Angers : après dix minutes de conversation, le P. Queneau m’a trouvé trop orgueilleux et n’a pas voulu me recevoir. »

Il  fut néanmoins accepté dans l’Ordre,  et ordonné prêtre le 4 mai 1944.  « Ce qui fut pour moi beaucoup plus difficile  à accepter, ce fut de passer à l’enseignement de la patrologie. J’aurais souhaité ensseigner le Nouveau Testament. Je ne connaissais absolument rien en patrologie. Malgré  toutes ces objections,  le provincial décida que j’aurais  à  enseigner la patrologie ».

En ce  domaine, il deviendra bientôt le grand spécialiste de saint Augustin, dont il  traduira  les 124 homélies sur l’Evangile  de saint Jean (BA 71 à 75) , et qui seront  publiées  entre 1969 et 2003.  L’Institut d’Etudes Augustiniennes lui a manifesté sa reconnaissance en rassemblant en un seul volume l’ensemble des introductions réparties dans les différents volumes. (voir I. A. n° 33, p. 4).

Accueillons pour finir cette  conviction qui est restée sienne jusqu’au bout et que nous recevons comme un encouragement à poursuivre notre tâche avec les Itinéraires Augustiniens :

« Cette carrière  intellectuelle m’a paru importante. J’y ai consacré toutes mes forces, malgré la maladie qui m’a arrêté  à plusieurs reprises, et je crois  que cette recherche a encore toute sa place dans l’Eglise  d’aujourd’hui et surtout pour l’Eglise  de demain. »

M. N.

Augustin en son temps

L’hospitalité à trois dimensions, par Marcel Neusch

« Vous aussi, retenez Jésus-Christ comme hôte,
si vous voulez le reconnaître comme Sauveur.
L’hospitalité leur a rendu
ce que l’incrédulité leur avait fait perdre. »

L’hospitalité est l’une des valeurs les plus hautement estimées dans l’Ecriture, comme dans l’ensemble du monde antique. Selon Possidius, son ami et premier biographe, Augustin la pratiquait généreusement. Il avait même confié au prêtre Leporius le soin de construire  une maison sans doute pour l’accueil  des  pèlerins[1].  L’hospitalité  s’imposait aussi à l’égard des clercs en voyage, d’autant plus que les auberges n’avaient pas bonne réputation. Elle est une forme de la solidarité. Elle  était l’un  des services que les hommes se devaient les uns aux autres.  Quand Augustin en vient à expliquer l’injonction du Christ : « Si quelqu’un me sert, qu’il me suive » (Jn 12, 26),  il en voit  l’expression première dans la miséricorde envers autrui :  « Ce que tu as fait aux moindres des miens, c’est à moi  que tu l’as fait » (Mt 25, 40)[2]. Il précise  : « Tous les chrétiens sont appelés à ce service[3] ! »  Mais  ce  n’est pas là la seule expression  de l’hospitalité.

A regrouper de façon ordonnée la réflexion d’Augustin sur le sujet, on peut  dégager trois dimensions : l’écoute,  le service, le mystère. L’hospitalité se traduit  d’abord par une écoute  désarmée, où l’on se rend disponible à l’autre.  Elle ne requiert aucune parole, mais demande qu’on prête l’oreille à la parole ou simplement à la présence de l’autre. On pourrait parler ici, avec Jean-Louis Chrétien, de « l’hospitalité du silence » [4] . Cette première  attitude — une présence toute gratuite —, doit en certaines circonstances se concrétiser dans le service. Certes, l’écoute est déjà un service, parfois le plus urgent. Mais il arrive aussi que l’autre sollicite une aide d’urgence, ou une assistance physique, quand il est dans un état de détresse, ou frappé par la maladie, aide pour laquelle nul ne peut se substituer à moi. Enfin,  l’hospitalité  comporte un enjeu inaperçu, que l’on peut désigner par le terme de mystique, dans la mesure où s’y joue, pour Augustin, un rendez-vous  invisible  avec le  Christ.

1 L’hospitalité  comme écoute – L’exemple de Jean-Baptiste

 Qui veut être écouté de Dieu…,  , qu’il commence par écouter Dieu

Que veut dire : offrir l’hospitalité ? C’est en priorité une  écoute. Ecouter, ce n’est pas rester muet devant l’autre, mais ouvrir  un espace pour accueillir sa parole, se rendre réceptif à ce que sa parole peut avoir d’inattendu et de dérangeant. Cette disposition  est requise quel que soit l’hôte, humain ou de Dieu. L’écoute précède la parole. « Qui veut être écouté de Dieu…,  écrit  Augustin, qu’il commence par écouter Dieu. Qui vult audiri a Deo…, prius audiat Deum. » (Sermon 17, 4).  Pour Augustin, l’écoute[5] est une attitude fondamentale dont le modèle par excellence est Marie, assise aux pieds de Jésus. Mais d’autres figures  s’imposent à lui dans l’Ecriture, la  plus surprenante  étant Jean-Baptiste,  chez qui nous sommes habituellement sensibles à la voix fracassante, mais dont l’Evangile dit qu’il  trouvait sa joie à écouter. Pourquoi cette insistance sur l’écoute ?

Mon être est d’écouter

 Jean-Baptiste  se définit comme celui dont l’être est d’écouter

Première note, l’écoute est une manière d’être devant l’autre, dont Jean-Baptiste,  l’ami de l’Epoux, est la parfaite figure. Jean-Baptiste  se définit comme celui dont l’être est d’écouter. Tout son être s’inscrit dans une relation  qui se veut attentive à la voix d’un autre : lui-même se définit comme un écoutant. Sa grandeur n’est pas d’abord dans sa parole, mais dans l’écoute du Verbe qui vient après lui : Ego sum in audiendo. Mot-à-mot : j’existe dans l’écoute ! « L’ami de l’époux, qui se tient debout, et qui l’écoute, se réjouit  de joie à la voix de l’époux. » (Jn 3, 29) .  Jean-Baptiste  est la voix (vox), non le Verbe (verbum) :  « On a pris la voix pour  la verbe,  commente Augustin, mais la voix a reconnu ce qu’elle était pour ne point usurper les droits du verbe : sed agnovit se vox, ne offenderet verbum ! » (Sermon 293, 3).  C’est l’écoute du Verbe qui le qualifie pour parler et  qui le fait tenir  debout :

«  Je ne me réjouis pas, dit-il, d’entendre ma propre voix, mais je me réjouis d’entendre la voix de l’époux. Mon être est d’écouter (ego sum in aure, ille Verbum), le sien de dire, car j’ai besoin d’être illuminé, il est la Lumière ; je suis l’oreille, il est la Parole. L’ami de l’époux se tient donc debout, et il l’écoute. Pourquoi se tient-il  debout ? Parce qu’il ne tombe pas. Et pourquoi ne tombe-t-il pas ? Parce qu’il est humble. Vois-le debout sur un fondement solide : je ne suis pas digne de délier la courroie de sa chaussure.  Tu as raison de t’humilier, et c’est à juste titre que tu ne tombes pas, à juste titre que tu te tiens debout, à juste titre  que tu écoutes l’époux et que tu te réjouis  de sa voix » (in Jo Ev. 13, 12)[6].

Si l’écoute fait tenir debout, à l’inverse,  qui n’écoute pas tombe. Dans le même contexte, Augustin interpelle  ceux qui, au lieu  d’écouter le Seigneur,  s’écoutent eux-mêmes, en se prenant pour les maîtres  de la parole, ou ses propriétaires. Ils  se font illusion  en pensant tenir debout, alors qu’ils s’exposent à leur propre  ruine :

« Oh, si seulement tu te tenais debout et l’écoutais, si seulement tu n’étais pas tombé à ce point  de t’écouter toi-même !  En l’écoutant en effet, tu te tiendrais  debout et tu l’entendrais,  car tu parles et tu te montes la tête ! » (ib. 13, 16)

Il y a un remède à cette situation. Si quelqu’un  tombe parce qu’il a cessé d’écouter, c’est par l’écoute qu’il peut de nouveau retrouver sa station droite : « Qu’il écoute pour se redresser (audiat ut surgat) celui qui a méprisé de sorte qu’il tombe. » (Sermon 142, 2).  Augustin, avec d’autres auteurs de l’Antiquité, s’est posé la question : pourquoi l’homme est-il,  parmi les créatures de Dieu, le seul être à se tenir debout, le seul être dont la stature droite tourne la tête vers le ciel[7] ? C’est pour que, par cette stature droite, le corps soit en harmonie avec l’âme,  et soit comme elle tourné vers Dieu, à l’écoute de sa parole.

Ma joie est pleine lorsque j’écoute

 L’écoute est source de joie. Elle permet à l’autre d’exister

Deuxième note, l’écoute est source de joie. Elle permet à l’autre d’exister. Chacun peut en faire l’expérience :  la parole a pour effet de mettre l’autre debout. Si l’enfant se met debout, c’est grâce à la parole des parents. Si le frère qui est tombé se remet debout, c’est grâce à une parole fraternelle.  Mais pour Augustin, l’écoute a un effet bénéfique aussi pour l’écoutant : non seulement elle met l’autre debout, elle est une source de joie pour celui qui accepte d’écouter.  C’est ce qui ressort encore de l’attitude  de Jean-Baptiste quand il déclare qu’il  trouve  toute sa joie  à écouter la voix  de l’époux.  C’est aussi ce que nous redit  Augustin, instruit par son expérience personnelle.  Il  s’en explique de multiples  manières  devant  ses auditeurs :

« Oui, je le répète, je goûte une joie bien plus solide à écouter la Parole de Dieu, qu’à l’annoncer. Cette joie est alors sans mélange d’inquiétude, le plaisir que je goûte est à l’abri de l’enflure de l’orgueil… Moi  qui suis assidu à vous parler, c’est lorsque j’écoute que je me réjouis à plein. Oui, ma joie est pleine lorsque j’écoute, non lorsque je prêche. Alors en effet c’est en toute sécurité que je suis charmé. Cette joie est sans orgueil. Nul danger de tomber dans une vaine gloire, là où est la pierre ferme  de la vérité » (Sermon  179, 2 et 7).

Le plus important est donc d’apprendre à  écouter.  Ecouter la Parole de Dieu, mais celle-ci nous arrive toujours mêlée à la parole d’hommes et de femmes concrets. On ne manque pas de marchands de paroles,  mais il est plus rare de rencontrer des écoutants. Et ce n’est pas parce qu’on a des écouteurs sur les oreilles qu’on est un écoutant. Ce qui manque le plus souvent, c’est le silence favorable à l’écoute.  Le bavardage comme le vacarme tue le silence, tout aussi sûrement que la parole.  C’est peut-être la transformation  la plus profonde qui s’est produite dans la vie d’Augustin : il était un maître dans l’art  de parler. Il connaissait tous les ressorts de l’éloquence. Sa conversion en a fait un être qui écoute. Or, l’écoute vaut mieux que la parole. Elle est source d’une  joie qui dépasse tout discours.

La promesse d’un surcroît  d’être

 Si la Parole  de Dieu met debout, et devient source de joie,  cela veut dire qu’elle  opère un effet de transfomation sur celui qui pratique l’hospitalité.

Enfin, troisième note augustinienne : l’écoute change celui qui s’y prête. Elle est une source de transformation. Si la Parole  de Dieu met debout, et devient source de joie,  cela veut dire qu’elle  opère un effet de transfomation sur celui qui pratique l’hospitalité. Ce n’est pas seulement la Parole  de Dieu qui nous change, mais toute parole qui nous vient d’autrui, pourvu que ce soit une parole vraie  et non un simple bavardage. Pour qu’une telle transformation se produise, il ne suffit  pas de recevoir la parole de l’autre  à la manière d’une simple information : il faut se placer dans le registre de la communication. Quand j’ouvre à l’hôte mon espace intérieur,  qu’advient –il ?  La réponse d’Augustin est paradoxale, mais traduit  exactement cet effet de transformation  sur soi : l’écoute contient « la promesse d’un surcroît d’être ». Un surcroît d’être, cela signifie  une plus-value d’être, une croissance de notre propre vie, une nouvelle naissance.

Saint Augustin compare à un nid la demeure que nous devons offrir à la parole d’autrui : « Préparez vous-mêmes le nid pour la parole.  En effet, l’Ecriture nous  recommande l’exemple de la tourterelle  qui cherche un nid où déposer ses petits » (Sermon 37, 1. Cf. In Ps 83, 4). Pour  qu’elle produise son effet sur nous, il ne suffit pas que la parole  frappe nos oreilles : il faut encore qu’elle pénètre jusqu’au cœur.  « O vous qui m’écoutez avec foi (fideliter me auditis) , ô vous pour lesquels ce que je dis ne périt pas, ô vous pour lesquels le verbe ne passe pas seulement par les oreilles, mais descend dans le cœur…» (Sermon  249, 2).

L’écoute n’accomplit cette transformation que si l’audire devient un obaudire,  si l’écoute devient obéissance. « Ils écouteront, et ceux qui auront écouté, vivront  (Jn 5, 25).  Que signifie donc : Ils écouteront, sinon : ils obéiront ?  Si l’on s’en tient en effet à l’audition des oreilles, il n’est pas vrai que tous ceux qui écouteront vivront, car beaucoup écoutent et ne croient pas ; en écoutant sans croire , ils n’obéissent pas ; en n’obéissant  pas, il ne vivent pas… Qui écoute et obéit vivra ;   qui écoute et n’obéit pas, c’est-à-dire qui écoute avec mépris, qui écoute sans croire, ne vivra pas. » (In Jo Ev. 19, 10, BA 72, p. 183).  Ecouter, obéir, vivre :  ces trois  termes se tiennent.

Je conclus ce premier aspect. L’hôte qui vient vers moi ne vient pas d’abord pour entendre ma parole, mais  pour être écouté. Et son premier droit,  c’est donc d’être écouté, comme mon premier devoir,  c’est de l’écouter, d’offrir l’hospitalité de mon silence à sa parole. « Ecoute mon peuple, et je te parlerai… Quand est-ce que je te parlerai ?   Si  tu écoutes » (En in Ps 49, 14).  En l’absence d’une oreille attentive, la Parole de Dieu, comme celle d’autrui reste enchaînée. Mon écoute silencieuse  a  le pouvoir de libérer la  parole.  Cela vaut de la Parole de Dieu comme de la parole d’autrui.  L’écoute devient alors source de joie  et d’un surplus  d’être.

2 L’hospitalité  comme service – Un modèle : Marthe

 Marthe est la figure du service, lequel est notre condition ici-bas

Mais, à côté de cette disposition de l’hospitalité à l’écoute, incarnée par Jean-Baptiste, Marie, et bien d’autres figures, comme Rachel et Jean [8] ,  il y a aussi l’hosptalité  du service [9] ,  dont le modèle reste Marthe (Lc 10, 38 s.), à côté de figures comme Lia ou Pierre. Le premier  groupe représente l’Eglise  dans le siècle futur,  tandis que le deuxième représente l’Eglise dans le temps présent. On a souvent opposé les deux sœurs,  Marthe et Marie, comme figures de deux états de vie, la vie contemplative et la vie active, la première étant supérieure à la seconde. N’est-ce pas ce que suggère l’Evangile : Marie a choisi la meilleure part !   Or, ce n’est pas dans cette direction que s’oriente l’exégèse d’Augustin. Loin d’opposer les deux figures, comme deux possibilités d’existence entre lesquelles nous devrions choisir dès ici-bas, il y voit deux états successifs, l’un  figurant notre condition ici-bas, l’autre notre condition dans l’au-delà.

Une figure de la vie ici-bas

Augustin n’ignore pas les états de vie que nous qualifions respectivement de vie active et de vie contemplative.  Il caractrise l’une  par l’otium et l’autre par le negotium ; le saint loisir d’un côté auquel aspirait la vie monastique, et le lourd fardeau dont l’accable sa charge d’évêque. Avec l’épisode de Marthe et de Marie, l’opposition prend une autre forme. Marie est la figure de l’écoute, mais dont la vocation ne s’accomplira  pleinement que dans l’au-delà, tandis que Marthe est la figure du service, lequel est notre condition ici-bas.  Il  serait donc injuste de voir  un blâme dans les paroles de Jésus à Marthe : ce serait blâmer tous les gestes de service accomplis envers nos hôtes, et ce serait en contradiction avec ce que l’Evangile  fait passer pour une priorité  en Matthieu 25, 40 : « Ce que vous ferez au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous l’aurez fait ». Lisons Augustin.

« Le rôle de Marthe, c’est le nôtre ici-bas ; celui de Marie, nous espérons le remplir un jour ; accomplissons donc le premier exactement afin de posséder l’autre pleinement. »

Jean-Louis Chrétien commente très justement ce passage[10].   « Nous ne pouvons pas, sous prétexte de contemplation, nous dispenser de donner hospitalité et soin aux images du Christ que sont les autres hommes. Nous ne pouvons pas être seulement tout ouïe, et ne faire qu’écouter. » Et de citer Augustin : « Les deux femmes sont la figure de deux vies, écrit Augustin,  la vie présente et la vie future, la vie laborieuse et la vie tranquille, la vie de misère et la vie de bonheur, la vie temporelle et la vie éternelle… Il y avait donc dans cette maison deux vies et la source de vie elle-même : en Marthe, l’image des choses présentes ; en Marie, l’image des choses futures. »  Le commentaire de J.L Chrétien se poursuit : « Nous n’aurons pas, lorsque nous serons dans la béatitude, à nous aider et à nous secourir contre la détresse et les périls. C’est pourquoi la part de Marie “ne lui sera point  enlevée”, puisqu’elle sera celle de l’éternité. »

La sanctification de la vie présente

 Dieu propose à notre âme deux vertus distinctes, la contemplation et l’action. L’une nous fait marcher, l’autre nous fait atteindre le terme du voyage

Augustin distingue certes deux vies, l’une active, l’autre contemplative. Mais la seconde ne dévalorise pas la première.  C’est ce qu’il souligne dans un autre contexte. Il s’agit de son ouvrage sur « l’accord des Evangélistes »[11],  où il consacre un chapitre à comparer les Evangélistes. Après avoir développé le thème des deux vertus que Dieu nous propose : la contemplation et l’action,  il précise que saint Jean personnifie la vie contemplative, les autres évangélistes la vie active,  l’un regarde vers le bonheur de la vie  éternelle, les autres mettent en valeur  les œuvres d’une vie sainte qui s’imposent ici-bas en cette vie éphémère (I, 5). Voici ce qu’il écrit :

« Dieu propose à notre âme deux vertus distinctes, la contemplation et l’action. L’une nous fait marcher, l’autre nous fait atteindre le terme du voyage ; l’action c’est le travail qui purifie le cœur et le prépare à voir Dieu ; la contemplation, c’est le repos, c’est la vue de Dieu lui-même ; l’une s’applique à l’observation  des commandements qui dirigent cette vie passagère, l’autre à la doctrine de la vie éternelle. Ainsi l’une est dans l’action, l’autre dans le repos, parce que la première  a pour fin l’expiation de nos péchés, l’autre , la jouissance de la lumière qui environne les âmes innocentes et pures. Par là même, pendant cette vie mortelle, la vie active consiste dans les œuvres d’une vie sainte ; la vie contemplative surtout dans la foi, et pour un petit nombre dans la vue comme dans un miroir et sous des images obscures et dans la vision imparfaite de l’immuable vérité.»

Après avoir relevé les traits distinctifs de ces deux vies, l’une active et l’autre contemplative,  Augustin croit pouvoir expliquer la divergence entre les synoptiques et l’Evangile de Jean par l’intérêt  que les synoptiques portent à la vie active, tandis que Jean a en vue la vie contemplative. D’où l’attention des premiers aux œuvres qui s’imposent à une vie sainte, tandis que Jean  nous projette déjà dans la vie éternelle. Mais la vie éternelle ne saurait disqualifier la vie  éphémère d’ici-bas : ce serait annuler les Evangiles synoptiques.  Les deux vies, comme les deux écrits, sont directement en relation avec le Verbe,  mais alors que les uns (Marthe, Pierre)  sont attentifs au Verbe fait chair, les autres (Jean, Marie) sont à l’écoute du Verbe auprès de Dieu.  Ecoutons la suite de l’explication  d’Augustin :

« Un examen sérieux nous amène donc à cette conclusion, que les trois premiers Evangélistes  qui se sont attachés principalement dans leur récit  aux faits de la vie mortelle de Notre-Seigneur et à celles de ses parties qui tendent à la sanctification de la vie présente, semblent s’être proposé surtout la vie active ; saint Jean, au contraire, raconte peu de faits de la vie de Notre-Seigneur, mais il reproduit dans toute leur étendue et avec le plus grand soin ses discours, surtout ceux où il traite de l’unité des trois personnes divines et du bonheur  de la vie éternelle. Il paraît donc avoir eu pour dessein et pour fin dans son récit de relever le mérite de la vie contemplative. »

Deviens une source ! (In Jo Ev. 32, 4)

 Chacun doit lui-même devenir une source, et cette source, c’est la bienveillance

Le chrétien qui aime donne la priorité ici-bas à  ses frères.  Cela passe avant la contemplation.  Il doit se préoccuper des besoins du corps de son prochain (nourriture, vêtement, etc ),  de tout ce qui touche à son bien-être physique autant que de son âme. Chacun  porte en lui une source qui vient de Dieu et qui  doit devenir utile à son prochain.  Augustin  rappelle la  parabole des talents (Mt 25, 14-30). Chacun doit lui-même devenir une source, et cette source, c’est la bienveillance :

« Le Seigneur nous crie donc de venir et de boire si nous avons soif intérieurement et il assure que, quand nous aurons bu, des fleuves  d’eau vive couleront de notre sein… Quelle est la source, quelle est la rivière qui coule de l’homme intérieur ? La bienveillance avec laquelle il veut être utile à son prochain Quid est fons ? Benevolentia ! S’il lui arrive en effet de penser que ce qu’il boit ne doit profiter  qu’à lui seul, l’eau vive ne coule pas de son sein ; mais s’il s’empresse  de se rendre utile à son prochain, elle ne tarit point parce qu’elle coule… Cette source ne nous abandonne pas si nous n’abandonnons pas la source. » (In Jo Ev. Tr. 32, 4 ; BA 72, p. 671).

La bienveillance, qui doit venir en aide aux besoins physiques, doit aussi se préoccuper  des biens spirituels. Si l’on  aime, on doit aussi se soucier de l’âme du prochain.  Le chrétien qui a bu à cette source ne peut pas se replier sur lui-même  en se disant : que m’importe l’âme du prochain ?  Il doit user de tous les moyens pour  éviter que le frère ne coure à sa perte : la persuasion,  la crainte, la flatterie, éventuellement même la contrainte. Augustin écrit :  « Empêche ceux que tu peux empêcher…, gagne en les flattant ceux que tu peux ainsi gagner, mais du moins, n’en prend pas ton parti. C’est un ami ? Reprends-le avec douceur. C’est ta femme ? Arrête-la  avec toute ta fermeté. C’est ta servante ? Emploie même les coups pour la retenir.  Fais tout ce que tu peux selon ta situation, et tu accomplis la parole : le zèle de ta maison me dévore ! »  Augustin continue sur le même ton, en interpellant ceux qui voudraient ne s’occuper que d’eux-mêmes :

« Mais si tu es froid, languissant, si tu ne regardes qu’à toi-même, si tu agis comme si tu te suffisais, si tu dis en ton cœur :  Qu’ai-je  besoin de me soucier des péchés d’autrui ? Mon âme me suffit, c’est assez que je la garde entièrement pour Dieu, hé ! quoi, est-ce que le souvenir de ce serviteur qui enfouit  le talent et refusa de le faire valoir ne te revient pas à l’esprit ? Est-ce qu’il fut accusé en effet de l’avoir perdu, et non pas plutôt de l’avoir gardé sans profit ? Ecoutez donc,mes frères, pour ne pas rester en repos. Je vais vous donner un conseil, ou plutôt que celui qui habite en vous vous le donne, car même s’il le donne par moi, c’est lui qui le donne. Vous savez ce que,  dans votre maison, chacun de vous doit faire avec un ami, un locataire,  son client, son supérieur, un inférieur : selon que Dieu vous ménage l’entrée, selon qu’il ouvre la porte à sa parole, ne cessez pas de gagner des âmes au Christ, puisque vous-mêmes avez été gagnés par le Christ » (In Jo Ev. X, 9) [12].

Si Augustin accorde tant de prix à l’hospitalité,  ce n’est pas seulement un réflexe  social : on sait le prix que les Anciens accordaient au devoir d’hospitalité. La Bible  enracine ce devoir dans une double expérience, d’abord celle d’Israël, un peuple appelé à pratiquer l’hospitalité en se souvenant de sa condition d’errance (Lv 19, 33) :  «  Tel un moineau qui erre loin de son nid, tel l’homme qui erre loin de son pays» (Pr 27, 8).  A cela s’ajoute chez Augustin une vive expérience de la précarité  de l’homme dans sa condition ici-bas.

3. Les surprises  de l’hospitalité – Les disciples d’Emmaüs

 N’oubliez pas l’hospitalité, car c’est grâce à elle que quelques-uns, à leur insu, hébergèrent des anges

Augustin voit dans l’hospitalité plus qu’un devoir à l’égard du prochain. Tout en soulignant que l’office de Marie est meilleur, il ne manque jamais   de mettre en valeur l’office de Marthe non seulement parce qu’il est bon, mais parce qu’il s’y  produit la  rencontre mystérieuse du Seigneur. Les humbles gestes de service accomplis par Marthe répondent d’une part à l’invitation de saint Paul : « Soyez charitables pour soulager les nécessités des saints, toujours prêts à donner l’hopitalité » (Rm 12, 13). Et d’autre part, ils  comportent une dimension mystique que fait pressentir déjà la rencontre d’Abraham avec les trois visiteurs   et qui est rappelée par l’Epître  aux Hébreux 13, 2 : « N’oubliez pas l’hospitalité, car c’est grâce à elle que quelques-uns, à leur insu, hébergèrent des anges » (Sermon 103, 4-5 ; 179, 4, 4). Quand Augustin veut valoriser le rôle de Marthe, il invoque toujours ces deux dimensions : le service  visible, et la rencontre mystérieuse de Dieu.

L’hospitalité,  lieu de guérison de l’incrédulité !

 C’est lorsqu’ils ont été guéris (subjectivement) de leur incrédulité qu’ils sont devenus capables de voir (objectivement) le Chris

Cette dimension mystique, Augustin la perçoit en particulier dans l’épisode des disciples d’Emmaüs (Lc 24, 13-35).  Il aborde le thème dans deux sermons, et il retient en particulier deux aspects. D’une part l’hospitalité les a guéris de l’incrédulité, et d’autre part, elle leur a fait reconnaître  le Christ . Les deux aspects, à vrai dire, se recoupent : c’est lorsqu’ils ont été guéris (subjectivement) de leur incrédulité qu’ils sont devenus capables de voir (objectivement) le Christ.

L’hospitalité que les deux disciples d’Emmaüs ont offerte à leur compagnon de route a eu comme premier  effet de leur rendre la foi. S’éloignant de Jérusalem, ils avaient perdu  toutes leurs illusions.  Leur foi en Jésus était morte. Sur la route, tournant le dos à la ville qui vient de condamner celui en qui ils avaient mis leur confiance, ils ruminaient leur déception. Ils n’ont pas cru à la parole des femmes leur annonçant l’apparition du Ressuscité. Et voici qu’ils croisent  sur leur route un inconnu  qui se propose de les accompagner. Cette hospitalité s’avère payante.  Or, écrit Augustin : « L’hospitalité leur a  rendu ce que l’incrédulité leur avait fait  perdre. »  Ce que l’incrédulité leur avait fait perdre, c’était le Christ, c’est-à-dire celui qui représentait pour eux la vie. Ce que l’hospitalité leur fait retrouver,  c’est de nouveau le Christ. La leçon que saint Augustin propose à  ses fidèles  est claire :

«  Vous aussi, retenez Jésus-Christ comme hôte, si vous voulez le reconnaître comme Sauveur. L’hospitalité leur a rendu ce que l’incrédulité leur avait fait perdre (Quod tulerat infidelitas, reddidit hospitalitas).  Le Seigneur se découvrit donc dans la fraction du pain. Apprenez où vous devez chercher le Seigneur, apprenez où il vous sera donné de le posséder, de le reconnaître,  c’est-à-dire lorsque vous êtes assis à la table sainte. Les fidèles voient ici quelque chose qu’ils comprennent bien mieux que ceux qui ne sont pas encore initiés à cette connaissance » (Sermon 235, 3).

L’hospitalité, lieu de reconnaissance du Christ

 L’hospitalité est une authentique rencontre du Christ qui s’y dévoile mystérieusement

L’hospitalité  va plus loin : elle est une authentique rencontre du Christ qui s’y dévoile mystérieusement. A ce sujet, c’est toujours lle verset  de l’Ep. aux Hébreux  qui guide Augustin : «  N’oubliez  pas l’hospitalité, car c’est  grâce à elle que quelques-uns, à leur insu,  hébergèrent des anges » (He 13, 1-2).  Plus que des anges, pour  Augustin, l’hospitalité est rencontre du Christ. Le thème déjà amorcé dans le sermon précédent, est explicité dans le Sermon 236, 3, où il recoupe  l’hospitalité  évoquée en Luc 24 avec la rencontre du Christ incognito sous les traits des blessés de la vie en Matthieu 25.  L’invisible passe dans le visible sous la double figure  de l’Eucharistie  et du visage de tout homme en situation de détresse. Le texte se passe de commentaire :

« Quel mystère,  mes frères !  Jésus entre chez eux (les disciples d’Emmaüs), il devient leur hôte, et ils reconnaissent dans la fraction du pain celui qu’ils n’avaient pas reconnu  pendant tout le temps qu’il faisait route avec eux. Apprenez donc à pratiquer l’hospitalité; vous lui devez de reconnaître le Christ.  Ne savez-vous pas qu’en recevant un chrétien, c’est Jésus Christ lui-même  que vous recevez ? N’a-t-il pas  dit : « J’étais  étranger, et vous m’avez recueilli ?»  Et alors que les justes lui demandent : « Seigneur, quand vous avons-nous vu étranger ? »  il leur répond : « Autant de fois que vous avez agi ainsi pour l’un de mes frères, vous  l’avez fait pour moi. » Lors donc qu’un chrétien reçoit un chrétien, ce sont les membres qui rendent service à d’autres membres ; la Tête  s’en réjouit, et regarde comme fait à elle-même ce qui est fait à l’un de ses membres. Nourrissons donc ici-bas le  Christ quand il a faim ;  donnons-lui à boire lorsqu’il a soif ; couvrons sa nudité,  recevons-le lorsqu’il est sans asile ;  visitons-le dans ses maladies. Ce sont là les nécessités du voyage » (Sermon 236, 3).

L’hospitalité, lieu d’un admirable échange !

 Le Christ se fait ce que nous sommes, pauvres, souffrants, mortels, pour nous donner en partage sa richesse, sa vie immortelle et son bonheur

Tandis qu’il vient de rappeler aux chrétiens les services qu’ils se doivent les uns aux autres, en cette terre d’exil où ils sont tous des voyageurs, Augustin explicite, dans la suite du texte,  la portée mystique de cette rencontre  du Christ incognito sous les apparences humaines. Il la traduit dans son thème de prédilection  de l’admirable échange :  Le Christ  qui  est « indigent dans les siens », est « riche  en lui-même », et c’est sa richesse qu’il donne en partage à qui vient au secours de l’indigence  de ses membres. Il se fait ce que nous sommes, pauvres, souffrants, mortels, pour nous donner en partage sa richesse, sa vie immortelle et son bonheur. Tel est le gain de cet échange, dans lequel nous sommes toujours les grands bénéficiaires.  Lisons le texte :

« C’est ainsi qu’il faut vivre dans cette terre d’exil où le Christ veut être indigent ; il est indigent dans les siens, mais il est riche en lui-même.  Or celui qui est indigent dans ses membres est riche en lui-même, et amène à lui tous ceux qui sont dans l’indigence. Alors, plus de faim, plus de soif, plus de nudité, plus de maladie, plus d’exil, plus de travail, plus de douleur. Je sais que toutes ces épreuves disparaîtront dans le séjour du bonheur, mais je ne puis dire quelle est la félicité qui nous attend. Car je connais les épreuves dont nous serons alors délivrés ;  mais l’œil de l’homme n’a point vu, son oreille n’a point entendu, son cœur n’a point pressenti le bonheur que Dieu lui prépare (I Co 2, 9)… » (S 236, 3)

Conclusion

 L’hospitalité a une face pratique (services) et une face mystique (présence mystérieuse du Christ)

Dans la pensée d’Augustin, l’hospitalité évoque de multiples résonnances. Elle a une face pratique (services) et une face mystique (présence mystérieuse du Christ). Mais tout commence par  l’écoute qui est la condition préalable pour entrer dans les autres dimensions. Il n’y a pas d’accueil authentique sans écoute,  qu’il s’agisse de Dieu ou des hommes. « La foule a son vacarme », dira Augustin à propos de Zachée.  « Ne cherche0 pas Jésus dans la foule ! ».  Dans son style à lui, Nietzsche dira la même chose : « Le monde ne gravite  pas autour de ceux qui inventent des vacarmes nouveaux  mais bien autour de ceux qui inventent des valeurs nouvelles ;  en silence (unhörbar) il gravite[13]. » Certes, Nietzsche n’est pas sur la même longueur d’onde qu’Augustin. Mais ils ont compris  l’un  et l’autre  que quelque chose d’essentiel se joue dans l’hospitalité silencieuse  offerte à Dieu, aux hommes ou aux événements.

Offrir l’hospitalité, ce n’est pas d’abord donner quelque chose, c’est accueillir  quelqu’un. Ce qui manque dans notre société, c’est certainement des êtres d’écoute, des services  d’écoute, des points d’écoute, que ce soit dans les familles,  dans les écoles, dans les entreprises. L’écoute est peut-être la forme d’hospitalité la plus déficiente dans nos sociétés. La psychanalyse nous a fait redécouvrir cette importance de l’écoute. Dans l’Action catholique, on a développé la triade : voir, juger, agir.  Le premier terme serait à remplacer par écouter. Et puis, il s’agit moins de juger que de discerner. Ecouter est une tâche difficile :  on a peur de certaines confidences, car on sent bien qu’elles entraînent plus loin qu’on ne le voudrait.  Alors, on préfère ne pas écouter, ou ne pas entendre. Trop d’appels se perdent faute d’oreilles pour écouter.

Je voudrais terminer sur une note biblique. « Pratiquez l’hospitalité les uns envers les autres,  sans murmurer » (1 P 4, 9).  C’est la note sociale, l’aspect service, dont l’Eglise  eut le souci dès les débuts. Augustin ne pouvait pas l’ignorer : offrir l’hospitalité,   c’est non seulement être à l’écoute, mais se mettre au service d’autrui. C’est une urgence permanente tant que nous sommes en exil ici-bas.   Mais  Augustin ne séparait jamais  la dimension sociale, ou interpersonnelle, de la dimension verticale, mystique, deux dimensions inséparables. C’est le service des frères qui conduit  au Christ  et  nous mérite la récompense :

« Ainsi le Père honorera-t-il  celui qui sert le Christ de ce grand honneur d’être avec le Fils, sans que cesse jamais sa félicité[14]. »

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

Augustin maître sirituel

La Règle : Miroir d’une hospitalité quotidienne, par Nicolas Tarralle

Avant tout, vivez unanimes à la maison,
ayant une seule âme et un seul cœur tournés vers Dieu.
N’est-ce pas la raison même de votre rassemblement ?

Augustin a mené une vie foisonnante : prêchant en chaire, répondant aux questions de ses amis, participant à des conciles, conduisant des réflexions théologiques dont son entourage se désespérait de voir la fin, visitant son diocèse… Son activité d’Evêque-défenseur de la foi est si intense qu’on oublierait presque qu’il a vécu en communauté. Or cette vie aussi avait ses exigences : prier, travailler, manger, se vêtir, organiser… Enracinés dans le quotidien plutôt que dans les sollicitations, ces événements ont laissé peu de traces. La Règle en est la plus précieuse. Il faut alors la lire en imaginant en creux des visages très variés, des contraintes très matérielles. Loin d’être une théorie, la vie commune est une pratique : la Règle en recueille l’esprit. Elle débute ainsi :

« Avant tout, vivez unanimes à la maison, ayant une seule âme et un seul cœur tournés vers Dieu. N’est-ce pas la raison même de votre rassemblement ? »

L’unité de cœur est nécessaire à des relations authentiquement fraternelles. Elle pose des exigences très concrètes qui touchent aux relations interpersonnelles (entre les riches et les pauvres, entre les malades et les bien-portants, entre les jeunes et les vieux, entre le supérieur et les frères…) dans le souci de la vie quotidienne (nourriture, vêtements, prière, sorties…). L’idéal évangélique de la vie commune se déploie à travers une sagesse humaine de l’ajustement des hommes les uns aux autres. La vie dans l’Esprit est donnée dans cette communauté de frères qui se reconnaissent, les uns les autres, temples de Dieu :

«  Vivez donc tous dans l’unité des cœurs et des âmes, et honorez les uns dans les autres ce Dieu dont vous êtes devenus les temples » (Règle I, 8).

La Règle d’Augustin n’évoque pas la forme socialement intégrée de l’hospitalité – accueillir une personne extérieure – sa préoccupation est ailleurs : la vie avant les mots.

Nous allons voir d’abord cette vie qu’Augustin a choisi d’engager avec des frères en communauté : c’est cette vie qui est hospitalière aux multiples appels dont l’Eglise est la médiation. Puis nous arriverons à cette hospitalité réciproque, au sein de la communauté, dont la Règle veut enraciner l’esprit : l’unité dans la différence qui y est vécue en est la marque la plus distinctive. Nous nous interrogerons enfin sur les sollicitations qui surgissent aujourd’hui : que suscite l’esprit augustinien dans un monde d’exclusions multiples où l’hospitalité sociale est en crise ?

I. La vie d’Augustin : une hospitalité permanente aux sollicitations de l’Eglise

 Une hospitalité ordinaire, liée à une sociabilité ordinaire de moine, est en revanche possibl

Augustin ne mentionne pas une hospitalité de facture sociale dans la Règle : accueillir pour un repas, une nuit ou une semaine, un parent, un ami ou un étranger. Mais le silence ne prouve pas l’absence de cette pratique. Il signifie plutôt deux choses : d’une part qu’accueillir des hôtes au sein de la communauté n’est pas une activité centrale ; et d’autre part que cette pratique ne pose pas de problème majeur qui mériterait d’être mentionné. Si cette hospitalité a donc un caractère « marginal », il ne faut pourtant pas en exclure une pratique occasionnelle. Lorsqu’Augustin crée le monastère de clercs, c’est parce qu’en tant qu’évêque il doit recevoir de nombreuses personnes chez lui. Ce va et vient est incompatible avec le rythme qu’il menait au monastère dit « du jardin ». Mais c’est une hospitalité particulière, liée à une sociabilité d’évêque : c’est pour lui que la vie de ce monastère devient impossible. Une hospitalité ordinaire, liée à une sociabilité ordinaire de moine, est en revanche possible : les liens familiaux et amicaux, les sorties en ville (pour aller aux bains) et à l’Eglise (pour aller à la messe) engagent nécessairement une pratique de cette hospitalité ordinaire.

L’émergence, dans les premiers siècles de l’Eglise, d’une vie religieuse toute ordonnée à Dieu se fait dans un double rapport de séparation et de lien avec le monde. Marquant une rupture avec la vie sociale, les ermites et les moines accordent pourtant l’hospitalité à ceux qui y vivent au quotidien. Leur attention à la vie et aux attentes des hommes est inséparable de leur recherche radicale de Dieu : elle est « au programme »  des grands précurseurs de la vie religieuse comme Antoine, Basile ou Benoît.

1. En recherche vers Dieu seul : la vie commune dans la foi de l’Eglise

L’idéal monastique auquel Augustin donne forme dans son Eglise d’Afrique du Nord est préparé par des expériences communautaires en Italie dès avant son baptême. A Milan, des amis carthaginois Alypius et Nébrédius le rejoignent « pour vivre, avec [lui] dans la recherche passionnée de la vérité et de la sagesse » (Conf. IV, 10, 17). Mais plus qu’une vie commune, c’est une vie de recherche solitaire. Augustin est d’ailleurs encore rhéteur. Il entend alors une voix « qui répète à plusieurs reprises ‘prends et lis’ » (Conf. VIII, 12,  29) et l’associe aussitôt à Antoine qui, au hasard d’une lecture, prend pour lui l’avertissement de l’Evangile à tout quitter.

Augustin quitte l’enseignement et rejoint la maison de Vérécondus à Cassiciacum. Il y est catéchumène avec Alypius et son fils Adéodat. Jusqu’au baptême il mène une vie intense de lectures, de discussions, de rédaction philosophique et de méditation. Sa mère Monique l’a rejoint dans cette vie quasi-recluse. Ils font ensemble l’expérience d’une vie commune toute orientée sur le Christ :  celui des Evangiles que prêche l’Eglise. Car la conversion et le baptême d’Augustin sont à la fois dans la continuité de sa recherche de la vérité et en rupture en ce qui concerne la médiation de cette recherche de Dieu. C’en est fini de la quête philosophique abstraite : dorénavant, il professe « sa foi en un Dieu créateur, un Dieu personnel qui intervient dans l’histoire d’Israël et des Nations[1] ».

2. Une vie commune hospitalière aux sollicitations ecclésiales

 Vivre ensemble pour jouir du bien commun qu’est Dieu lui-même

Vivant retiré dans une vie austère à la campagne avec quelques compagnons, Augustin ne voyage pas moins. En même temps que son zèle pour l’Eglise le rend déjà célèbre dans sa défense de la foi chrétienne, son zèle pour la vie commune le pousse dans des missions au-delà du cloître. Pour gagner un ami à la cause de « serviteur de Dieu », il se déplace un jour discrètement à Hippone : mais le moine-sollicitateur devient lui-même sollicité.

« C’est alors que je fus pris et ordonné prêtre, et de là, élevé à la dignité épiscopale (…) Alors je commençai à réunir des frères de bonne volonté, dans les mêmes idées que moi et disposés à imiter ma conduite, ne possédant rien, comme je n’avais rien moi-même ; et de même que j’avais vendu mon pauvre patrimoine pour le distribuer aux pauvres, ainsi devaient faire ceux qui voulaient vivre avec moi, pour pouvoir ensuite jouir du bien commun. Ce bien commun d’ailleurs, très grand et très riche, n’était autre que Dieu lui-même  » (Sermon 355).

Augustin ne renonce pas à la vie commune, mais il accepte de la vivre à Hippone. Ce n’est pas seulement un changement de communauté, c’est aussi un changement d’activités : il est prêtre. Et comme il n’est pas encore évêque, il doit obéir à de bien étranges injonctions de la part de Valerius : se cacher pour ne pas être réquisitionné comme successeur d’un autre évêque !

Cette nouvelle vie commune qu’il fédère autour de lui reste marquée du même esprit. On le retrouve dans la Règle : vivre ensemble pour jouir du bien commun qu’est Dieu lui-même. C’est même pour cette première communauté à Hippone qu’Augustin écrit plus tard la Règle. Les sollicitations diverses, auxquelles il doit faire face alors en tant que prêtre, ne lui semblent pas incompatibles avec la vie du monastère. Sinon, il aurait ajusté cette dernière.

C’est précisément ce qu’il fait lorsqu’il devient évêque. Expérimentant une tension trop forte entre sa nouvelle vie d’évêque et celle de la communauté, il prend une décision fondatrice : il quitte le monastère du jardin pour former un monastère à l’évêché :

« J’arrivai à l’épiscopat ; je vis que l’évêque se devait de manifester une politesse assidue à l’égard de ceux qui viennent ou qui passent ; s’il ne le faisait pas on le dirait impoli. Mais si cette habitude était introduite dans le monastère ce serait inconvenant. Et je voulus avoir dans cette maison de l’évêque un monastère de clercs »  (Sermon 355).

L’hospitalité, en tant que pratique sociale exigée de l’évêque, devient une préoccupation centrale : la vie commune s’y adapte. D’une certaine manière, grâce à Augustin le monastère du jardin devient communauté fondatrice du monastère de l’évêché : un même esprit vécu différemment. La vie commune, comme l’illustre la vie d’Augustin, peut prendre des formes bien différentes. Ces dernières ne figent pas l’hospitalité dans un carcan régulateur, mais elles se laissent former par les appels de l’Esprit en étant hospitalier aux adaptations que les sollicitations ecclésiales suggèrent.

3. L’exercice de la charité : hospitalité des sollicitations ecclésiales

 L’hospitalité augustinienne accueille ainsi des sollicitations très diverses au nom d’une charité vécue en Eglise

L’attention aux appels lancés par l’Eglise est, chez Augustin, une exigence de charité qui concerne tous les croyants. Au-delà du cercle des serviteurs de Dieu, c’est toute la vie chrétienne et ecclésiale qui est mise en mouvement. L’hospitalité augustinienne accueille ainsi des sollicitations très diverses au nom d’une charité vécue en Eglise.

L’activité littéraire d’Augustin fut constamment dialogale et collégiale[2]. Ses écrits eurent toujours le souci de rejoindre les grandes causes de l’Eglise, celles dont les enjeux concernent massivement les chrétiens. La théologie d’Augustin est en quelque sorte le versant littéraire d’une hospitalité, au nom de l’Eglise, des questions qu’on lui posait et auxquelles il se devait de répondre. Faisant état à l’évêque Evodius de tous ses chantiers intellectuels, il conclut  :

« Tous ces ouvrages, si tu veux les avoir, envoie quelqu’un qui te copie le tout. Mais permets-moi de vaquer à la recherche et à la dictée de travaux auxquels, parce qu’ils sont indispensables au grand nombre, j’estime devoir donner la priorité sur tes questions qui ne concernent qu’un tout petit nombre .»

Parce qu’elle n’a pas donné lieu à des écrits, l’hospitalité aux sollicitations matérielles est moins connue. Mais la charité, au service de l’Eglise, est la même. Augustin se sent particulièrement responsable de la réalisation concrète d’une solidarité financière que le Seigneur ordonne envers tous ceux qu’il fait  frères :

« Si notre Seigneur m’ordonne d’aider, par l’action que je puis déployer grâce à sa générosité, ceux qu’il a faits mes frères, je ne puis absolument pas me récuser ; je dois bien plutôt entreprendre la tâche avec promptitude et dévouement. Plus je désire, en effet, que soit largement distribué l’argent du Seigneur, plus il me faut, si je sais que les intendants, mes compagnons de service, éprouvent des difficultés dans la distribution, faire tout mon possible pour qu’ils puissent réaliser avec facilité et aisance ce qu’ils veulent avec ardeur et diligence » (Lettre. 169, 13).

L’exercice de la charité à l’égard des églises et au nom de l’Eglise n’est pas une pratique idéalisée. Une multitude de désirs, d’actions, d’engagements contradictoires, prennent corps concrètement dans cette communauté élargie qu’est l’Eglise. Répondre avec discernement aux appels que l’Esprit y glisse est du ressort de la communauté élargie des chrétiens. La communauté plus restreinte du monastère n’en est pas absente, mais elle a une tâche qui lui est propre : faire naître des relations authentiquement fraternelles en s’unissant d’un seul cœur par la louange à Dieu. Nous allons voir cela maintenant avec le texte de la Règle.

 

II – La Règle d’Augustin : l’unité de la vie commune par l’hospitalité des différences

 La vie commune est une sollicitation permanente à accueillir cet autre-différent avec lequel le quotidien est partagé

La Règle énonce la visée d’unité de cœur et de louange à Dieu, explicite l’esprit de charité qui découle de la vie commune, et en développe les conséquences les plus immédiates pour la vie quotidienne. Le quotidien des relations de la communauté est ainsi un espace privilégié de contemplation et de charité. Mais dans la Règle, la charité ne prend pas le visage de l’accueil de l’étranger. Elle se fait hospitalité du frère. La vie commune est une sollicitation permanente à accueillir cet autre-différent avec lequel le quotidien est partagé. Cela exige discernement :

« Pour que vous puissiez vous voir comme dans un miroir dans cet opuscule, et ne rien négliger par oubli, on vous en fera la lecture une fois par semaine. »(VIII, 2)

1. Partager des biens matériels : dépossession et humilité

L’hospitalité est nécessairement vécue à travers une dimension matérielle. L’espace communautaire est ainsi marqué par la gestion des biens mis en commun et répartis en fonction des besoins. L’interdépendance matérielle a alors aussi une dimension sociale extérieure : au-delà de la somme des besoins, les biens sont donnés aux pauvres. Mais les seules dimensions personnelles et sociales ne rendent pas compte du mouvement subversif qui anime la mise en commun des biens matériels : le passage de la possession à la dépossession.

Ce passage est la conséquence immédiate du rassemblement de frères qui désirent suivre le modèle de vie des premiers chrétiens (Actes 4,32).  Augustin précise qu’il ne s’agit pas uniquement d’une simple addition des moyens matériels et des possessions. Un travail conjointement de dépossession et de discernement des besoins attend le riche comme le pauvre : travail d’humilité qui unit les différences.

  •     le riche doit se défaire de ses richesses (I, 4)
  •     mais aussi de l’orgueil qu’il peut éprouver d’avoir été riche (I, 7)
  •     le pauvre doit se défaire de son désir de richesse (I, 5)
  •     mais aussi de l’orgueil d’être maintenant dans une bonne situation (I, 6)

L’exigence évangélique de mise en commun des biens est donc double. Elle engage un rapport personnel et social aux biens : la remise des possessions. Elle est alors toujours en même temps une attitude spirituelle : humblement recevoir sa place. Chaque frère est l’hôte de ce mouvement fondateur de la vie commune : dépossession et humilité. Chacun est l’hôte de l’Esprit qui inspire ce mouvement. Et par ce mouvement inspiré, chacun se fait l’hôte accueilli de la communauté. Les frères reçoivent d’elle ce dont ils ont besoin pour vivre. Leur démarche spirituelle, accompagnant la mise en commun concrète des biens, les oriente les uns vers les autres. Les tâches matérielles et les multiples services quotidiens deviennent le lieu d’une hospitalité exercée à tour de rôle : l’un s’occupe de la prière, l’autre de la bibliothèque, un autre encore de la lessive… S’instaure une réciprocité en acte de la charité, un témoignage : voyez comme ils s’aiment. Au cœur de la vie commune, il y a donc l’attitude de dépossession et d’humilité qui consiste à se reconnaître l’hôte de la communauté. Dans les deux sens du terme : accueilli matériellement et accueillant matériellement. Le monastère est le lieu concret où l’Esprit est à l’œuvre. Dieu se révèle à travers les sollicitations qui s’y vivent au quotidien.

2.  Tisser des relations : l’accueil des différences personnelles

 Pour Augustin, le service matériel est le lieu de vérification d’une attention aux personnes

Pour Augustin, le service matériel est le lieu de vérification d’une attention aux personnes. Les frères ont à être attentifs à la singularité de chacun d’entre eux. La Règle les invite à accueillir, tels qu’ils s’expriment, leurs différents besoins. Les relations communautaires se tissent à partir de cet accueil réciproque des différences.

L’idéal de la vie commune se manifeste alors par le souci permanent de ne pas surcharger les moins vigoureux. Celui dont la faiblesse impose un soulagement (I, 5), comme celui qui ne peut pas rester à jeun jusqu’au soir (III,1), comme celui qui est de santé fragile (III, 3), est au cœur des préoccupations d’Augustin. La Règle exige un constant travail de discernement par rapport au frère et à soi-même. La justesse de la relation est en jeu. Du coté des frères fragiles : « ils doivent être traité d’une façon non moins appropriée »  (III,  5) ; comme du coté des frères solides : « il ne faut pas que tous veuillent recevoir ce qu’ils voient accorder à quelqu’un » (III, 4).

Mais la justesse de la relation n’oblige pas à s’ajuster toujours aux circonstances personnelles. Aucun service n’est dû : « il ne s’agit pas là de préférence, mais de tolérance » (III, 4) Parfois, l’attention au frère exige justement le contraire d’un pieux respect de sa différence personnelle. Les manquements à la vie commune appellent une dénonciation. La correction fraternelle est ainsi un devoir contre l’indifférence. Un frère qui veut plaire aux femmes (IV, 5), ou qui se complaît dans l’orgueil est en train de se séparer des autres frères. Préoccupé par des désirs qu’il ne partage pas avec eux, il n’accueille plus le mouvement commun qui rassemble la communauté. La correction fraternelle invite donc non pas à ausculter les comportements des autres, mais à rester constamment attentif à eux : dans l’unité de cœur. Ne pas mettre « immédiatement en garde » (IV, 7) un frère, c’est se désintéresser de lui, c’est ne plus l’accueillir comme celui avec qui l’unité de cœur est recherchée.

Pour Augustin, le parallèle est clair : l’attention au frère doit prendre en compte non seulement la fragilité du corps, mais aussi la fragilité de l’âme : lorsque cette dernière est malade, c’est un devoir que de le signaler. La correction fraternelle est donc un soin pour permettre à la vie de grandir (IV, 8). L’attention aux différences est donc un perpétuel ajustement aux besoins de la vie : il y a les particularités qui unissent et celles qui séparent, il y a les aspirations qui font croître et celles qui détruisent. Ensemble ces différences forment une diversité plus riche, une unité plus foisonnante. L’attitude du prieur résume bien la manière dont les différences doivent être accueillies :

« Qu’il soit pour tous un modèle de bonnes œuvres, s’appliquant à corriger les instables, à ranimer ceux qui manquent de courage, à soulever les faibles et à exercer la patience envers tous. » (VII, 3)

Sa situation n’est pas théorique, elle concerne des relations humaines diversifiées : « N’ayez pas de disputes, ou, du moins, venez-en à bout le plus tôt possible »  (VI, 1). Empreinte d’un réalisme plein de bon sens, l’injonction pointe l’importance d’une attention permanente à l’unité d’une diversité de tendances et de personnalités. C’est un exercice de communion dans une réalité humaine faite de conflits et d’offenses. Le chapitre VI s’attache précisément à renouer les liens du pardon pour restaurer l’unité fraternelle.

On pourrait ne faire de la Règle qu’un art de l’équilibre des relations humaines, qu’une science de l’équité et de l’attention à l’autre. Mais chez Augustin, cette attitude est subordonnée à l’injonction de charité. Le moteur de la vie commune est là : dans le don de l’Esprit de qui procède la charité. Chaque moine accueille Dieu en accueillant son frère : « honorez les uns dans les autres ce Dieu dont vous êtes les temples » (I, 8). Cette hospitalité de Dieu lui-même est la réconciliation, dans le présent de la vie commune, d’une unité effective. L’engagement sous une même Règle manifeste l’unité, le  «rassemblement » (I,2) d’une diversité d’histoires, de besoins, de personnalités. La joie d’être unis et divers est le fruit d’une charité, d’un amour réciproque, qui est donné par Dieu.

Les « biens »  spirituels de la vie commune ne sont alors pas séparables des « biens »  matériels mis en commun. Ces derniers sont la condition d’exercice de la charité. Mais ce qui donne sens à tous ces « biens », c’est l’investissement spirituel des personnes qui les mettent en mouvement. Chacun y découvre l’appel de l’Esprit. Les conseils de la Règle pour ajuster la mise en commun des biens sont donc orientés vers Dieu.

« Que le Seigneur vous accorde la grâce d’observer tous ces préceptes avec amour, comme des amants de la beauté spirituelle, répandant par votre vie la bonne odeur du Christ ; non pas servilement, comme si nous étions sous la loi, mais librement, puisque nous sommes établis dans la grâce » (VIII, 1).

Ce que la Règle exige des frères parce qu’ils s’y sont engagés, c’est donc de s’accueillir librement dans un ajustement réciproque des différences. Mais ce mouvement, inspiré par Dieu, est inspirant pour tout chrétien. L’esprit de la vie communautaire augustinien est amené à se vivre dans tous les contextes : avec les aménagements de circonstance.

III – L’esprit augustinien d’hospitalité : Quelles communautés face au visage du pauvre ?

 L’accueil réciproque des différences est au cœur de ce que veulent approfondir les « communautés augustiniennes »

La Règle d’Augustin, enracinée dans l’idéal évangélique de la première communauté chrétienne, nous donne le fondement des relations nouvelles que nous sommes invités à construire aujourd’hui. L’accueil réciproque des différences est au cœur de ce que veulent approfondir les « communautés augustiniennes ».  D’une certaine manière, c’est là leur principal projet : s’ajuster pour que chacun ait sa place. Les rapports sociaux préexistants s’en trouvent subvertis. La communauté respecte les différences personnelles, mais les corrige fraternellement. La fécondité sociale est d’abord cet espace de croissance offert à chaque membre du corps communautaire.

La vie familiale, à travers une réciprocité plus exclusive, et la vie paroissiale, dans une réciprocité moins contraignante, sont alors des communautés différentes qui peuvent être animées de ce même projet. Chacune offre un espace de relations attentives à la place des membres qui la forment. Chacun, dans cet espace, est un « temple de l’Esprit ». Ces communautés sont ensuite capables de se comprendre, les unes les autres, comme des « temples de l’Esprit », au même titre que la vie religieuse. Dans un mouvement d’accueil réciproque, ces formes différentes de communautés sont alors invitées à reconnaître leur interdépendance. La collaboration laïcs-religieux est l’une des modalités de ce fructueux accueil des différences. La dimension augustinienne d’une telle hospitalité réciproque exige alors de scruter avec précision les différents niveaux de vie commune : famille, communauté religieuse, paroisse, association, entreprise…

Ensemble, la grande famille des « communautés augustiniennes » doit entendre les appels nouveaux qui lui sont faits. Bruno Chenu dans La Trace d’un visage[3] évoque les deux visages du Christ à travers lesquels nous pouvons lire ces appels de l’Esprit : le disciple et le pauvre. Augustin a formé un monastère de clercs pour adapter la vie commune aux sollicitations de l’Eglise : sa vie a été centrée sur le visage du disciple. Comment adaptons-nous aujourd’hui la vie commune aux sollicitations des exclus ? Leur voix résonne à peine dans la société, et guère plus dans les Eglises, or ils sont le visage du pauvre : qu’entendons-nous ? Quelle conversion entamer pour nous rendre attentifs à ce visage, pour entendre la sollicitation qu’il nous adresse ?

La vie commune particulière de ceux qui suivent la Règle de saint Augustin est alors à la jointure d’une vie sociale intégrée à d’autres communautés, et d’un accueil possible de ceux qui sont en dehors de la société. Mais la réponse qu’elle peut apporter à la sollicitation d’une hospitalité qu’on pourrait qualifier d’ « urgence sociale »  dépend autant de ces autres communautés, dont elle se reconnaît interdépendante, que de son propre désir d’accueillir.

Nicolas TARRALLE
Augustin de l’Assomption (Lyon)

La naissance du droit d’asile dans les églises, par Jean-François Petit

  L’asile dans les Eglises chrétiennes sans exception est une pratique très ancienne. Avant même toute loi, leur espace est jugé sacré et inviolable.

L’asile dans les Eglises chrétiennes sans exception est une pratique très ancienne. Avant même toute loi, leur espace est jugé sacré et inviolable. Puissants catalyseurs de ce mouvement, les Pères de l’Eglise vont insister sur les fondements spirituels de l’asile,  la sacro-sainteté des Eglises, la nécessité de la charité mais aussi d’un temps de pénitence pour les réfugiés. Pourtant,  devant la multiplication des demandes et la possibilité d’un usage subversif du droit d’asile, devait-on rester sans rien faire ? Les empereurs, en 419 en Occident et en 431 en Orient en vinrent à édicter des mesures cherchant à prévenir d’éventuels abus. La coutume ancienne, pas uniquement liée au christianisme d’ailleurs, sera de fait légalisée et aménagée. Comme les réfugiés, la sécurité de tous et la pureté des sanctuaires doivent être protégés.

Mais le droit d’asile relève-t-il réellement d’une loi terrestre ? Certains, à l’époque troublée d’Augustin, en doutent encore[1]. Aussi le docteur d’Hippone est-il obligé de procéder à plusieurs clarifications. Jusqu’à la découverte des dernières Lettres d’Augustin par Johannes Divjak, ce dossier restait assez incomplet[2]. Il est possible de le reprendre aujourd’hui.  A une époque où les nombreuses affaires de « sans-papiers » occupant les églises n’ont – hélas – que trop montré l’actualité du problème ?

Une pratique primitivement non codifiée

 Jusque vers les années 420, la situation juridique du droit d’asile dans les Eglises demeure floue

Jusque vers les années 420, la situation juridique du droit d’asile dans les Eglises demeure floue. Le réfugié peut y rester de façon totalement improvisée, sans prévoir la fin de sa retraite. C’est ce qui se passe précisément à Carthage à l’automne 419 où Augustin s’inquiète du sort de plusieurs personnes poursuivies par la justice et s’étaient établies dans une église depuis la fin mai. Les autorités considèrent encore que la loi terrestre y est suspendue. Les réfugiés ne seront donc pas extirpés par la force. Alypius, le fidèle compagnon d’Augustin devenu évêque, ainsi qu’un autre émisssaire, Pérégrinus, sont pourtant mandatés par leurs pairs pour intercéder à la cour de Ravenne en faveur de ces réfugiés. On ignore à vrai dire leurs mobiles exacts. Mais cette mission obtient un résultat rapide. L’indulgence impériale est confirmée non seulement pour eux mais pour l’ensemble de la population de Carthage. En revanche, si les réfugiés se rendent coupables de méfaits très graves, ils doivent être livrés. Il n’est pas impossible en fait que dans un cas, l’assassinat d’un dignitaire du régime, le comte d’Afrique Johannes, ait été en cause.

Quoi qu’il en soit, on peut imaginer que l’inconfort matériel des réfugiés, la gêne occasionnée pour les fidèles et le clergé ont dû être aussi au centre des discussions. Le respect des lieux de culte est aussi pris largement en considération, preuve que les mentalités ont évolué. Il faut dire que quelques années auparavant « l’affaire d’Hippone » avait marqué les esprits. Le sermon Morin Guelf 25 d’Augustin en donne les circonstances :

« Frères, pour ceux qui se réfugient à l’abri de la mère Eglise, pour ce refuge même, commun à tous, veuillez ne pas être paresseux et nonchalants à fréquenter en grand nombre votre mère et ne pas vous éloigner de l’église  (…). Pour que la foule indisciplinée  n’ose rien, vous devez fréquenter en grand nombre votre mère (…). Il y a trois sortes de réfugiés. Les bons ne fuient pas les bons, seuls les justes ne fuient pas les justes ; mais ou les injustes fuient les justes, ou les justes fuient les injustes. Mais si nous avions voulu distinguer, afin que soient enlevés de l’église ceux qui font le mal, il n’y aurait pas de lieu où cacher ceux qui font le bien (…). Ainsi est-il mieux que les coupables soient à l’abri de l’église plutôt que les innocents en soient arrachés. Attachez vous à cela : afin que, comme je vous l’ai dit, votre fréquentation en grand nombre, et non la fureur, soit sans crainte[3] ».

 Le droit d’asile doit être offert à tous, justes et injustes, bons et méchants, innocents et coupables. Ce principe se fonde sur la charité chrétienne et les fins eschatologiques de l’asile

Cette homélie fournit trop peu d’éléments pour savoir ce qui s’est réellement passé. Certains comme Peter Brown pensent que plusieurs soldats et fonctionnaires ont été violemment pris à partie par des commerçants lors de réquisitions de blé ou le paiement de taxes exhorbitantes[4]. Pour éviter d’être lynchés, ceux-ci auraient trouvé refuge dans une église. L’affaire a donc dû être grave. Augustin a aussi dû répondre de sa propre attitude devant ses fidèles. Allait-il faire valoir son droit d’intercession épiscopale ?  Allait-il remettre aux autorités les fonctionnaires indélicats ? Ces deux questions paraissent de toute façon inutiles. Dans cette affaire, il semble bien que le droit d’asile ait été en réalité violé et que les réfugiés aient été extirpés de l’église puis tués. D’où le fait qu’Augustin déplore l’absence des chrétiens dans cette église au moment du drame. Mais la suite du sermon ouvre malheureusement une autre hypothèse encore moins favorable :

« Pourquoi t’acharnes-tu contre les méchants… Je te donne ce conseil : le méchant te déplaît… tu blâmes et tu t’associes… c’est trop peu que vous soyez affligés ».

L’allusion est claire : les auteurs du meurtre auraient bénéficié de la complicité ou de la passivité des chrétiens. Ces derniers auraient dû prendre pitié des malheureux et non les laisser aux mains de ceux prêts à les massacrer. Dans le cas présent, le droit d’asile a donc bien été violé. Pire encore, une fois le lynchage commis, certains auraient demandé la protection de l’évêque ! Augustin, exaspéré par cette affaire, aurait alors demandé à tous de ne pas dépasser les bornes. Ce que l’on sait de façon plus sûre, c’est que l’évêque avait l’habitude d’intercéder auprès des autorités locales pour les questions de justice. Un certain nombre de ses fidèles ont alors pu lui reprocher de ne pas être intervenu plus tôt pour dénoncer les troubles occasionnés par ces fonctionnaires indélicats.

Quoi qu’il en soit, Augustin rappelle le principe d’asile : il doit être offert à tous, justes et injustes, bons et méchants, innocents et coupables. Ce principe se fonde sur la charité chrétienne et les fins eschatologiques de l’asile. A un plan plus pratique, chaque fidèle peut avoir, un jour ou l’autre, besoin de cet asile dans des circonstances difficiles, d’où la nécessité de supprimer toute distinction entre bons et méchants. Tous ceux qui croient en la protection de Dieu doivent pouvoir trouver refuge dans les églises. D’ailleurs, l’évêque de Milan,  Ambroise n’avait-il pas accueilli Cresconius, un criminel de droit commun, sans lui demander le compte de ses actions passées[5] ? Aucune condition préalable ne doit être imposée au candidat à l’asile : qu’il soit criminel au regard de la loi terrestre ou coupable au regard de la loi divine, il doit bénéficier de la protection des lieux saints. Les lois impériales de 408 et 409, promulguées au nom de Dieu, protègent les églises. Les chrétiens ne doivent donc pas encourager la violation de ces dernières. Leur présence physique est le meilleur rempart contre les violateurs potentiels.

On le voit, il ne s’agit donc pas ici de protéger les chrétiens contre les attaques donatistes ou païennes mais plus généralement de garantir l’inviolabilité des sanctuaires. Face à toutes les tentatives pour revenir sur ce droit, Augustin va s’opposer aux limitations de la portée de l’asile accordé par l’Eglise. Même s’il n’est pas juriste, il en devient malgré lui le théoricien.

Augustin théoricien du droit d’asile

 Il semble bien que le droit d’asile devient progressivement le dernier rempart contre les exactions de toute sorte

L’asile et l’inviolabilité des lieux de culte ne sont pas encore très solides vers 420. Ils relèvent en partie de la coutume et de la bonne entente avec le pouvoir. Augustin constate les effets négatifs de cette situation avec douleur[6] :

 « Ce qui fait que nous pouvons seulement, tant bien que mal, donner assistance ou protection au très petit nombre de ceux qui cherchent un refuge dans l’église ; tous les autres, bien plus nombreux, qui sont pris dehors, sont dépouillés dans leurs personnes ou dans leurs biens, tandis que nous gémissons et sommes impuissants à les secourir ».

Certes, par la loi de 419, le périmètre sacré avait déjà été étendu à cinquante pas comme zone protectrice. Cela permettait au moins d’aménager les séjours de longue durée et de moins gêner le déroulement du culte. Mais rien ne permet d’affirmer que cette législation ait été effectivement appliquée. La Lettre 250 d’Augustin ne permet pas par exemple de dire si l’agrandissement de la zone protectrice eut des retombées pratiques sur la vie des réfugiés et si leur protection avait été améliorée.

En tout cas, il semble bien que le droit d’asile devient progressivement le dernier rempart contre les exactions de toute sorte. Le recrutement de l’armée, l’attribution des corvées, les obligations fiscales pouvaient créer des difficultés dans les provinces de l’Empire. Dès lors, il était tentant pour tous les récalcitrants de demander protection à l’Eglise. Mais Augustin ne pouvait ignorer par exemple l’obligation de se substituer aux contribuables défaillants qui pesait sur les paroisses qui accueilleraient des débiteurs publics. Augustin fera donc partie des évêques qui établiront une réglementation conciliaire destinés à limiter les conditions d’accès au refuge dans les églises.

En tout état de cause, la nécessité d’une réglementation restrictive du droit d’asile apparaît surtout à Augustin quand des personnes réfugiées dans les églises, après avoir prêté de faux serments sur les Evangiles, risquent de faire peser l’opprobre sur tous les chrétiens. Une allusion de la Lettre 1* le confirme :

« Quant à moi, à cause de ceux qui, pour le péché d’une seule âme, lient par l’anathème sa maison toute entière, c’est-à-dire de très nombreuses âmes… et pour savoir s’il ne faut pas expulser, même d’une église, ceux qui s’y réfugient pour briser la foi jurée à leur garants, avec l’aide du Seigneur, j’ai l’intention d’intervenir dans notre concile et, si besoin est, d’écrire au siège apostolique, pour que soit prise et confirmée, avec l’autorité d’un accord unanime, la décision que nous aurons à suivre dans ces affaires »

Après avoir mûrement réfléchi, Augustin décide en effet de susciter un débat sur ce thème lors d’un concile régional. Le problème de l’asile religieux doit d’abord être réglé par une législation religieuse et non par une intervention des autorités civiles. Pour préserver l’honneur de l’Eglise, celle-ci ne doit pas servir de refuge à des impies qui utiliseraient les lieux saints à des fins sacrilèges.

 Entre désir de charité et souci de la justice, l’Eglise, à la suite d’Augustin, oscillera toujours

Un tournant important est finalement pris : la dignité de l’Eglise doit l’emporter sur une charité mal ordonnée. Le respect de la religion doit primer sur toute autre considération. Faut-il voir dans cette prise de position, qui daterait de 427, « l’intolérance naissante d’un vieillard las de voir son église envahie par des réfugiés peu respectueux des règles de la religion chrétienne » (A. Ducloux) ?  Dans sa décision d’accueillir  tous les fugitifs, justes et injustes, bons et méchants, innocents et coupables, l’Eglise, alors au faîte de sa puissance, apparaissait comme une protection réellement efficace. D’où sans doute un peu d’exaspération de l’évêque devant le nombre de réfugiés encombrant les lieux de culte et la nécessité de mettre de l’ordre en matière d’asile. Augustin a senti le danger : gérer une pareille population demandait à ses yeux des règles précises.

Entre désir de charité et souci de la justice, l’Eglise, à la suite d’Augustin, oscillera toujours. Deux exemples contemporains suffisent à le montrer. Pendant plusieurs années, Paul Touvier, condamné pour ses exactions pendant la Seconde Guerre mondiale échappe à la justice en demandant l’asile dans de nombreuses maisons religieuses. Une commission d’historiens, présidée par René Rémond a éclairé les raisons d’une si longue traque, où motivations spirituelles et politiques des hôtes se confondirent, au point de rendre le travail des enquêteurs de la police particulièrement difficile. Autre cas, les occupations à répétition des lieux de culte ont obligé en 2002 les évêques de la région parisienne à demander le respect du respect du caractère religieux des édifices, et parfois à faire appel aux forces de l’ordre. Sans remettre en cause l’action de ceux qui travaillent en Eglise auprès des migrants, ils ont demandé de ne pas transformer les lieux de culte en théâtres d’opérations médiatiques. L’Eglise peut-elle poursuivre son rôle de médiatrice des droits des plus faibles sans se laisser instrumentaliser ? On le voit, le débat commencé avec Augustin n’est pas près de s’achever.

Jean-François PETIT
Augustin de l’Assomption
Paris

Augustin dans l'histoire

Abraham et ses trois visiteurs, par Sophie Ramon

La figure d’Abraham est devenue le paradigme de l’hospitalité biblique. Genèse 18 raconte, en effet, comment Abraham donna l’hospitalité à trois étrangers. L’épisode se déroule en deux scènes, d’abord une scène d’accueil sous un arbre (vv. 1-8), puis une conversation près de la tente (vv. 9-15).

L’accueil des trois hommes

 Le lecteur découvre Abraham au moment de l’apparition divine, et même il le surprend avant que celui-ci n’ait aperçu Dieu

La première scène est centrée sur l’hospitalité d’Abraham. Elle se déroule à Mambré, au plus chaud du jour, alors qu’Abraham est assis à l’entrée de la tente. Dès le premier verset, le narrateur communique une information au lecteur, qui le place en situation privilégiée par rapport à Abraham : c’est le Seigneur qui apparaît à Abraham. Celui-ci ne le sait pas.  Le lecteur découvre Abraham au moment de l’apparition divine, et même il le surprend avant que celui-ci n’ait aperçu Dieu. Au moment où Abraham lève les yeux, il voit trois hommes qui se tiennent debout près de lui (v. 2). Le narrateur montre alors au lecteur ce que voit Abraham : trois hommes devant lui. Le lecteur voit ici les hommes avec les yeux d’Abraham.

Le Seigneur apparaît (v. 1) ; Abraham voit trois hommes (v. 2). Saisissante opposition des deux perspectives, d’autant que c’est le même verbe hébreu qui est utilisé dans les deux cas. Qui a l’initiative de la rencontre alors ? Abraham, qui apercevant les hommes, les invite ? Le Seigneur qui se laisse apercevoir par lui, incognito ?

Le récit contient d’autres contrastes : Abraham voit trois hommes… près de lui ; et pourtant ajoute le texte, “ dès qu’il les vit, il courut de l’entrée de la tente à leur rencontre ” (v. 2). Les hommes sont proches… sans l’être… ; et le seul désir d’Abraham est de se rapprocher d’eux au maximum. Abraham est loin d’eux sur le plan de la connaissance (il ne reconnaît pas Dieu), mais il sait se faire proche d’eux, par son désir de se rendre hospitalier. Lui qui est un vieillard, à l’heure la plus chaude du jour, il court de la tente à l’arbre, à leur rencontre, et il se prosterne à terre. La précipitation d’Abraham à servir ses hôtes ne s’arrêtera pas à ce premier geste d’accueil : après avoir couru à la rencontre de ses hôtes, il cherchera à communiquer sa hâte à Sara : “ Prends vite… ” (v. 6), puis au serviteur qui se dépêche de préparer le veau (v. 7). Bref, il semblerait qu’il n’ait de cesse de se hâter jusqu’à qu’il se tienne debout sous l’arbre, pendant que ses hôtes mangent (v. 8). La scène se termine par ce repas. Après une série de mouvements rapides (vv. 2-7), le récit fait une pause. Il est vrai que la requête d’Abraham : “ Monseigneur… veuille ne pas passer près de ton serviteur sans t’arrêter… ” (v. 3) est partiellement résolue. Dans cette scène, tous les personnages se retrouvent dans des positions qui sont à l’opposé de celles de départ : Abraham est d’abord assis à l’entrée de la tente et il voit des hommes debout près de lui ; puis Abraham se retrouve debout sous l’arbre, près des hommes qui mangent, assis. Tel est le signe de la transformation opérée dans ce récit. Qu’est-ce qui l’a provoquée ? La parole d’invitation du patriarche en tant qu’elle est acceptée par ses hôtes : qu’il fasse comme il a dit (v. 5). L’activité d’Abraham, son désir d’hospitalité sont ainsi mis en relief.

Le lecteur sait que c’est le Seigneur qui apparaît à Abraham. Celui-ci va-t-il le reconnaître ? Le récit ne contient à aucun moment de reconnaissance explicite. Le récit est, par ailleurs, extrêmement ambigu : il alterne du singulier au pluriel, et c’est le fait du narrateur autant que d’Abraham. Au verset 6, lorsqu’Abraham demande à Sara de préparer des galettes, il utilise deux termes, “ farine, fleur de farine ” ; le premier désigne de la farine ordinaire, ce qui laisse penser qu’Abraham n’a pas reconnu ses visiteurs ; mais le deuxième laisse penser la contraire, car il désigne la farine destinée au culte (cf. les textes de la tradition sacerdotale parlant des offrandes végétales). Si Abraham utilise les deux mots, est-ce parce qu’il a un doute ? Il est impossible de trancher…

La conversation près de la tente

  Ce rire de l’incrédulité dit quelque chose du mystérieux retournement des perspectives dans l’hospitalité

La seconde scène est elle-même pleine d’ambiguïté. D’abord les visiteurs demandent où est la femme d’Abraham, mais fait surprenant : ils connaissent son nom ! (v. 9) Comment ? La réponse n’est pas donnée. Puis ils annoncent la naissance d’un fils, ce que Sara entend puisqu’elle écoute à l’entrée de la tente, qui se trouve derrière eux (v. 10). Le narrateur prend soin de faire connaître au lecteur la situation du couple désormais âgé et dans l’incapacité, par conséquent, d’avoir des enfants. On comprend alors pourquoi Sara rit intérieurement en entendant la promesse des visiteurs (vv. 11-12). Il y a alors encore ce fait curieux : un des visiteurs devine les pensées de Sara qui rit en elle-même, dans la tente qui se trouve derrière lui (v. 13) ! S’agit-il donc d’un personnage dont l’omniscience est d’origine surnaturelle ? Et pourtant le récit parle aussi de trois hommes et il serait possible d’imaginer, qu’après avoir goûté l’hospitalité d’Abraham, un des visiteurs exprime sa gratitude, le souhait que Sara ait un fils. Théophanie alors ou visite de trois hommes qui ont annoncé une naissance après avoir été reçus ? Toujours est-il que le visiteur révèle qu’il n’ignore rien des pensées secrètes de Sara. Il affirme également qu’il n’est pas impossible pour le Seigneur de promettre et de donner un enfant à un couple stérile (vv. 13-14). Sara peut bien nier, le visiteur est formel : la femme a vraiment ri (v. 15).

Ce rire de l’incrédulité dit quelque chose du mystérieux retournement des perspectives dans l’hospitalité : celui qui est le plus comblé n’est sans doute pas le visiteur, mais celui qui le reçoit. Et quand c’est Dieu qui visite l’homme, le don va bien au-delà de ce que l’on pourrait imaginer… La conclusion abrupte du récit, cependant, si elle montre que le visiteur a une connaissance parfaite des événements et des personnes, ne fournit pas la réponse à la question de savoir si Abraham et Sara reconnaissent le Seigneur. Partout l’ambivalence demeure… Le récit est une parabole ouverte que le lecteur ne peut conclure d’une manière définitive. Et si cela n’avait aucune importance ? Ou plutôt, si cela nous rappelait qu’accueillir son frère, c’est accueillir le Seigneur ?

Mystère de l’hospitalité

 Abraham accueille l’autre, l’étranger et Sara va pouvoir accueillir l’autre, l’enfant

L’accent est mis sur la présence cachée de Dieu auprès d’Abraham, et l’attitude bienveillante de celui-ci à l’égard de ses hôtes, l’empressement à les recevoir. Abraham accueille les trois hommes et se laisse surprendre par une promesse. Abraham prend soin du corps de ses hôtes et dans le corps de Sara s’annonce l’enfant inespéré… Abraham accueille l’autre, l’étranger et Sara va pouvoir accueillir l’autre, l’enfant. La venue du Christ parmi nous ne s’inscrit-elle pas dans la suite de cette histoire d’hospitalité ? Dieu lui-même frappe à la porte pour qu’on lui donne un lieu, et, une fois dans la place, pour donner à chacun son lieu avec lui. L’image biblique est bien celle de l’hospitalité : “ Voici, je me tiens à la porte et je frappe ; si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi ” (Ap 3, 20).

La lettre aux Hébreux ne manquera de faire de l’hospitalité la condition possible d’une expérience spirituelle : “ N’oubliez pas l’hospitalité, car c’est grâce à elle que quelques-uns, à leur insu, hébergèrent des anges ” (He 13, 2). L’hospitalité est une manière de persévérer dans la dilection, mais aussi une attitude qui est de l’ordre du décentrement de soi, de l’inconditionnel et de la gratuité. Il en va de l’hospitalité comme de la foi de Job : elle demande à être accomplie “ pour rien ” (cf. Jb 1, 9). A celui qui saura se rendre hospitalier, sans rien attendre en retour, s’adresse la béatitude de Jésus : “ Heureux seras-tu alors de ce qu’ils n’ont pas de quoi te le rendre ! Car cela te sera rendu lors de la résurrection des justes ” (Lc 13, 14). Qui nous rendra capables d’une si radicale gratuité ? La liturgie nous en donne un indice qui nous parle de l’Esprit comme du “ doux hôte de l’âme ”. Nous pouvons ainsi faire de Dieu notre hôte intérieur et l’accueillir en accueillant nos frères jusqu’à ce que nous soyons à notre tour accueillis d’une manière définitive, devenant les hôtes de Dieu dans sa maison ; c’est Lui alors qui servira à table (Lc 12, 37). Mystère de l’hospitalité de Dieu, vécu dès maintenant dans l’Eucharistie.

Sophie Ramond
Religieuse de l’ Assomption
(Paris)

Un défi pour l’Eglise, retrouver le chemin de l’hospitalité, par Dominique Greiner

Les débats actuels sur l’immigration sont à l’origine d’une réflexion multidisciplinaire sur l’hospitalité[1]. Cet effort témoigne qu’il y a un enjeu fondamental pour nos sociétés à redécouvrir et à renouveler les pratiques d’hospitalité pour un vivre ensemble harmonieux. Comme si en milieu citadin, ou dans un monde d’échanges des biens et des capitaux, l’hospitalité n’allait plus de soi. L’Eglise elle-même est interrogée sur ses pratiques d’hospitalité. Les occupations d’Eglises par des sans-papiers ont révélé des dissensions au sein de la communauté chrétienne au sujet de l’appréciation de la mission sociale de l’Eglise. L’hospitalité est certainement à repenser à nouveaux frais, jusque dans ses implications politiques. La tradition biblique est riche et peut servir de point de départ.

Le défi de l’hospitalité

 L’hospitalité renvoie d’emblée à la question de l’étranger. L’étranger – celui qui n’appartient pas au clan, la race – peut être considéré de deux manières : comme hôte ou comme ennemi (dans de nombreuses langues, la même racine pour les deux : latin hospes/hostis)

L’hospitalité renvoie d’emblée à la question de l’étranger. L’étranger – celui qui n’appartient pas au clan, la race – peut être considéré de deux manières : comme hôte ou comme ennemi (dans de nombreuses langues, la même racine pour les deux : latin hospes/hostis).

Les grecs voyaient dans l’hospitalité un des traits marquants du peuple civilisé. L’amour (agapè) exprime essentiellement en grec ancien, l’acte d’hospitalité par lequel on accueille l’étranger, l’autre, et par lequel on lui fait place. L’agapè est reconnaissance et accueil d’une différence… Et l’on peut dire que « la civilisation a franchi un pas décisif, et peut-être son pas décisif, le jour où l’étranger, d’ennemi est devenu hôte, c’est-à-dire le jour où la communauté humaine a été créée »[2].

La question de l’étranger est récurrente dans la tradition biblique. Dans le livre de l’Alliance, l’accueil de l’étranger occupe une importance particulière dans les commandements sociaux. L’amour de l’étranger est parmi ceux qui sont les plus répétés (36 fois) : « Quand un émigré viendra s’installer chez toi, dans votre pays, vous ne l’exploiterez pas ; cet émigré installé chez vous, vous le traiterez comme un indigène, comme l’un de vous ; tu l’aimeras comme toi-même ; car vous-mêmes avez été des émigrés dans le pays d’Egypte. C’est moi, le Seigneur, votre Dieu » (Lv 19, 33-34 ; cf. Ex 22, 20 ; Dt 24, 17-18 ; 27, 19 ; Jr 22, 3 ; Ez 22, 7 ; Ps 146, 9).

Cette insistance indique a contrario que l’accueil de l’étranger n’allait pas de soi. Pourtant, le commandement de l’accueil est revêtu de la plus haute autorité et acquiert un poids égal à celui d’autres normes fondamentales religieuses et cultuelles : elles font partie de la relation même à Dieu. Dans le Deutéronome, les prescriptions relatives à l’étranger sont sans cesse référées à l’Exode : « Tu te souviendras que tu étais esclave en Egypte et que le Seigneur ton Dieu t’en a racheté. C’est pourquoi je t’ordonne de mettre en pratique cette parole » (Dt 24, 18). Le Deutéronome ne souligne pas simplement l’expérience d’avoir été étranger en Egypte, mais aussi l’acte de libération de Dieu lui-même qui se manifeste dans l’attribution d’une terre. Israël est désormais  possesseur d’un pays libre. Mais l’amour de Dieu qui a permis qu’Israël possède désormais une terre, embrasse aussi les étrangers. « Dieu aime l’étranger auquel il donne pain et vêtement » (Dt 10, 17 sq.). L’amour de Dieu n’est pas exclusif : Dieu agit pour Israël comme pour l’étranger et jette ainsi un pont entre les deux. En conséquence de quoi, Israël est appelé à manifester cet amour en donnant matériellement un pays aux réfugiés comme lui-même l’a reçu de Dieu.

La naissance d’une tradition d’hospitalité dans l’Eglise

 Dans l’Eglise primitive, l’hospitalité va progressivement se structurer[4]. Elle s’organise autour de l’évêque, aidé par des diacres et des diaconesses. Le devoir d’hospitalité de l’évêque sera régulièrement réaffirmé par les conciles qui se multiplient à partir du IIe  siècle

L’accueil de l’étranger fait partie des œuvres de miséricorde mentionnées dans le Nouveau Testament (cf. Mt 25). « J’étais étranger et vous m’avez accueilli » ou encore : « celui qui vous reçoit me reçoit et celui qui me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé » (Mt 10, 10).

La Tradition reflète rapidement cette pratique de l’hospitalité. C’est ainsi que dans la Didachè, une très vieille catéchèse morale issue des milieux juifs convertis donne le ton d’un enseignement que les Pères répéteront inlassablement. Elle recommande d’accueillir tout inconnu, au moins le temps d’une étape. Celui qui demande l’hospitalité, quel qu’il soit, a toujours droit au respect. Dans le même temps, la Didachè tend à distinguer le vrai nécessiteux de l’imposteur : elle proportionne l’assistance aux services que le visiteur accepte de rendre, lorsqu’il est en bonne santé[3]. Car la charité qui s’exprime dans l’hospitalité ne doit pas céder à l’aveuglement : « Quiconque vient à vous au nom du Seigneur doit être reçu (Mt 21, 9 ; Ps 117, 26) ; mais ensuite, après l’avoir éprouvé, vous saurez discerner la droite de la gauche : vous avez votre jugement. Si celui qui vient à vous n’est que de passage, aidez-le de votre mieux. Mais qu’il ne reste chez vous que deux ou trois jours, si c’est nécessaire.  S’il veut s’établir chez vous et qu’il soit artisan, qu’il travaille et se nourrisse. Mais s’il n’a pas de métier, que votre prudence y pourvoie, en sorte qu’un chrétien ne soit pas trouvé oisif chez vous. S’il ne veut pas agir ainsi, c’est un trafiquant du Christ ; gardez-vous des gens de cette sorte » (XII. 1).

Dans l’Eglise primitive, l’hospitalité va progressivement se structurer[4]. Elle s’organise autour de l’évêque, aidé par des diacres et des diaconesses. Le devoir d’hospitalité de l’évêque sera régulièrement réaffirmé par les conciles qui se multiplient à partir du IIe  siècle. Mais avec l’accroissement de la communauté chrétienne, l’hospitalité des évêques va s’avérer insuffisante. A partir du IVe siècle, l’Eglise désormais habilitée à recevoir des legs peut s’engager dans la construction des premières institutions de charité et d’hospitalité, d’abord en Orient puis en Occident. A la même période apparaît la notion de lieu d’asile (notamment au Concile de Carthage en 399), la maison de l’évêque pouvant même théoriquement servir de lieu de refuge à des proscrits poursuivis par un roi.

L’hospitalité se développe ensuite surtout dans les monastères où se met progressivement en place à côté du cloître une hôtellerie qui se divise en une hôtellerie des nobles (qui sont simplement logés) et une hôtellerie des pauvres que les moines sont tenus de loger et de nourrir. A partir du XIIe siècle, on assiste à la naissance d’ordres religieux spécialisés dans l’exercice de la charité et de l’hospitalité (Hospitaliers de Saint-Antoine, l’ordre des Antonins, Chevaliers de Saint-Jacques). Mais c’est certainement la Règle de Saint Benoît (VIe siècle) qui indique le mieux la signification spirituelle attachée à l’accueil des hôtes par la vie monastique :

« Tous les hôtes qui se présentent seront reçus comme le Christ, car lui-même dira : j’ai été votre hôte, et vous m’avez reçu ; et à tous on rendra les égards qui s’imposent, surtout aux proches dans la foi et aux pèlerins. Lorsqu’un hôte aura été annoncé, le supérieur et les frères iront au devant de lui avec tout le dévouement de la charité. Ils commenceront par prier ensemble et ensuite ils se donneront le baiser de paix. Ce baiser de paix ne s’échangera qu’après une prière préalable, à cause des ruses du diable. Dans la salutation elle-même on témoignera la plus grande humilité à tous les hôtes qui arrivent ou qui s’en vont : la tête inclinée ou le corps prosterné à terre, on adorera en eux le Christ lui-même qu’on reçoit.

Une fois accueillis, les hôtes seront conduits à la prière, puis le supérieur, ou celui qu’il aura chargé, s’assiéra avec eux. On lira devant l’hôte la loi divine pour son édification, et après  cela on lui offrira tout ce dont il a besoin.

Le jeûne sera rompu par le supérieur à cause de l’hôte, sauf si c’est un jour de jeûne important qu’on ne peut enfreindre; les frères, eux garderont les jeûnes accoutumés.
L’abbé versera l’eau sur les mains des hôtes et, avec la communauté entière, il lavera les pieds à tous les hôtes. Après les avoir lavés, on dira le verset : « Nous avons reçu, ô Dieu, ta miséricorde au milieu de ton temple. »  C’est surtout en accueillant les pauvres et les pèlerins qu’on montrera un soin particulier, parce qu’en eux on reçoit davantage le Christ ; pour les riches, en effet, la crainte qu’ils inspirent porte d’elle-même à les honorer. »
(Règle de Saint Benoît, chapitre 53).

Avec la Renaissance, et après la Réforme, on assiste à la sécularisation des œuvres d’assistance. Le développement des œuvres des « sociétés philanthropiques » à partir du XVIIIe siècle, puis la socialisation et la centralisation des formes d’assistance ont progressivement délesté  l’Eglise de sa mission traditionnelle d’hospitalité. Le nouveau Code de Droit canonique ne mentionne même plus le droit d’asile dans les édifices religieux. Les lois de l’accueil semblent ainsi s’être perdues. « Ni les Eglises, ni a fortiori les partis dits chrétiens qui semblent précisément tenus de faire le contraire, ne les ont adoptées. En théologie, elles n’ont à ce jour, si je ne me trompe, même pas eu l’effet des exigences radicales du Sermon sur la montagne comme aiguillon dans la chair[5]. »

La perte de l’hospitalité ?

 C’est précisément l’hospitalité qui peut nous guérir de ce sentiment de perte d’identité personnelle

Le constat de Crüseman est sévère. Mais s’il s’avérait exact,  pourquoi  les chrétiens ont-ils oublié  ou pas reçu ces commandements ? Paul Ricœur avance une hypothèse[6]. Peut-être parce que notre mémoire ne porte pas le souvenir des grandes migrations et que de fait il nous est difficile aujourd’hui de « faire mémoire d’avoir été étranger ». Est-il alors possible de nous réapproprier la tradition de l’hospitalité ?

A défaut de mémoire historique, il est possible d’intérioriser notre condition effective d’étranger par une mémoire symbolique. Ricoeur invite à faire une expérience de déstabilisation de notre identité de « nationaux installés ». Mais cette identité d’appartenance est en réalité bien fragile, et c’est précisément cette fragilité qui nous fait percevoir l’autre comme une menace : il y a eux et nous. Et cette opposition côtoie une autre division : ami-ennemi. Les passions identitaires sont profondément enracinées en nous. Ceci indique que la xénophobie est naturelle et spontanée. Mais que faire de ce sentiment mauvais ? Comment le combattre ?

C’est ici que peut jouer la mémoire symbolique, le travail du souvenir de l’exil. Nous pouvons avancer sur le chemin de l’étranger en mettant à jour des zones d’étrangeté en nous-mêmes : découvrir que je parle une langue qui n’est pas comprise des étrangers, expérimenter « l’inquiétante étrangeté » des pulsions soudaines qui peuvent m’habiter, fantasmer que j’aurais pu être un autre, penser que mon appartenance à une communauté située dans le temps et l’espace est tout à fait fortuite, comprendre qu’il n’y a pas de droit originaire à être ici plutôt que là, à être possesseur de cette terre plutôt qu’une autre…

Ce sentiment d’étrangeté peut être profondément déstabilisant si nous nous découvrons de nulle part et n’ayant nul lieu où aller. Mais c’est précisément l’hospitalité qui peut nous guérir de ce sentiment de perte d’identité personnelle. « Si nous avons à faire mémoire d’avoir été, d’être toujours étranger, c’est dans un seul but : retrouver le chemin de l’hospitalité »[7]. L’hospitalité ne se réduit donc pas à l’accueil provisoire de l’étranger de passage. L’enjeu est politique. Il concerne le vivre-ensemble. L’hospitalité s’inscrit à la racine morale de l’acte d’habiter ensemble. Elle est mise en commun de l’acte et de l’art d’habiter : c’est la façon d’occuper ensemble la surface de la terre. Et si le commandement biblique fait de l’hospitalité un devoir, un droit lui correspond : le droit qu’a l’étranger, à son arrivée dans le territoire d’autrui, de ne pas être traité en ennemi, le droit qu’a tout homme de se proposer comme membre de la société. A charge ensuite pour chaque communauté de lui reconnaître ou non l’appartenance. Il ne s’agit pas de revendiquer un accueil inconditionnel de tout migrant mais de demander une considération humaine de toute demande et de veiller à leurs conditions de vie et de travail (cf. Gaudium et spes 66, 2-3).

Conclusion

 Il ne s’agit pas tant d’accueillir l’étranger, de se pencher sur sa situation, que de se reconnaître soi-même comme un étranger

Aujourd’hui, l’hospitalité n’est pas morte. D’ailleurs, des formes modernes d’hospitalité ont dû se reconstituer dans les villes afin d’atténuer les effets dramatiques de l’errance : centres d’accueil d’urgence, asiles, Samu social, Restos du cœur… Mais l’institutionnalisation de l’hospitalité comporte le risque de confiner à l’oubli le commandement d’accueil de l’étranger.

L’Evangile pourtant nous convie à retrouver le chemin de l’hospitalité, mais dans un renversement profond. Il ne s’agit pas tant d’accueillir l’étranger, de se pencher sur sa situation, que de se reconnaître soi-même comme un étranger. Lorsque Jésus envoie les Douze pour la première fois, il leur recommande de ne rien prendre avec eux, ni pain, ni sac, ni pièces de monnaie, ni tunique de rechange mais de s’en remettre à l’hospitalité de ceux qui voudront bien les accueillir (cf. Mc 6, 7-13). Ils sont invités à faire l’expérience du dénuement et de la vulnérabilité et à s’en remettre à l’accueil de leur propre étrangeté. Pour le disciple, faire l’expérience d’être accueilli, c’est faire mémoire de sa propre étrangeté, de son exil constitutif et apprendre ainsi la condition de l’étranger.

Jésus lui-même en a fait l’expérience : il s’en est remis totalement à l’hospitalité de sa personne et de son message, jusqu’à la croix. Et encore aujourd’hui, il se présente à chacun comme « l’hôte intérieur », à la fois comme celui qui est en demande d’hospitalité et celui qui l’offre. Le Christ crucifié nous est offert comme modèle d’hospitalité et « en nous fondant sur ce modèle émouvant, nous pouvons, en toute humilité, manifester de la miséricorde envers les autres, sachant qu’il la reçoit comme si elle était témoignée à lui-même (cf. Mt 25, 34-40) » (Jean-Paul II, Dives in Misericordia, n .14, 3).

L’histoire témoigne que l’Eglise a su faire preuve de créativité pour manifester cette miséricorde divine à travers son œuvre d’hospitalité. Face au défi actuel des migrations, l’Eglise est cependant convoquée à retrouver le chemin de l’hospitalité par la redécouverte de pratiques anciennes et l’invention de nouvelles formes de présence auprès de l’étranger. Dans la fidélité à l’Evangile et pour le bien de toute la communauté humaine par le renforcement du vivre-ensemble.

Dominique GREINER
Augustin de l’Assomption
(Lille)

  • [1] Cf. Alain Montadon (dir.), Le livre de l’hospitalité. Accueil de l’étranger dans l’histoire et les cultures, Bayard, Paris, 2004.
  • [2] Jean Daniélou, « Déportation et hospitalité », In : Essai sur le mystère de l’histoire, Coll. Traditions Chrétiennes, Cerf, Paris, 1982, p. 66.
  • [3] « La Didachè », in : Les Pères Apostoliques, Coll. Foi Vivante, Cerf, Paris, 1990.
  • [4] Cf. Patricia Godi, « Eglise. La maison de miséricorde », in : Alain Montadon (dir.), op. cit.,  p. 841 sq.
  • [5] Frank Crüseman, « ‘Vous connaissez la vie de l’étranger’ (Ex 23, 9). Rappel de la Torah face au nouveau nationalisme et à la xénophobie », Concilium 248, 1993, p. 126.
  • [6] Paul Ricoeur, « Etranger, moi-même », in : Semaines Sociales, L’immigration, Bayard Editions, Centurion, Paris, 1998, pp. 93-106.
  • [7] Ibid., p. 103.

Les Frères de saint Jean de Dieu, par Frère Jean-Marc Masson

« En nous aussi, il y a une image de Dieu,
une image de la Trinité souveraine »
(Saint Augustin)

L’Ordre Hospitalier de saint Jean de Dieu est présent aujourd’hui dans 50 pays. Il compte 1450 religieux (dont 140 prêtres) qui œuvrent, aux côtés de 40000 collaborateurs laïcs, dans des hôpitaux de soins généraux ou psychiatriques, des cliniques, des maisons de retraite, des centres d’hébergement pour personnes sans domicile fixe et des structures pour personnes handicapées.

Désormais, tu t’appelleras Jean de Dieu

La vocation du Frère de saint Jean de Dieu est de témoigner, par l’exercice de l’hospitalité, de la compassion du Christ pour toute personne souffrante. La spiritualité de l’Ordre a été fortement influencée par la vie de son fondateur. Saint Jean de Dieu est né au Portugal, à Montemor-o-Novo, en 1495. A l’âge de 8 ans, il quitte mystérieusement le domicile de ses parents et gagne Oropesa, en Espagne, où il devient berger. Après s’être engagé à deux reprises dans l’armée espagnole, il effectue un séjour à Ceuta (dans l’actuel Maroc), où il travaille aux fortifications de la ville. En 1538, de retour en Espagne, il s’établit à Grenade où il ouvre une petite librairie. Le 20 janvier 1539, en écoutant un sermon de saint Jean d’Avila (surnommé l’apôtre de l’Andalousie), Jean confesse publiquement ses péchés et se dépouille de ses vêtements. Considéré comme « fou » au vu de son comportement, il est interné dans le quartier des insensés de l’Hôpital Royal de la ville où il est traité à coups de fouet.

Le 16 mai de la même année, jugé rétabli, il quitte l’hôpital. Après avoir suivi quelques cours de médecine, il décide de fonder une maison où il reçoit une trentaine de personnes (malades, vieillards, orphelins, pèlerins, …). A la fin de l’année 1539, l’évêque de Tuyons, lui remet un habit religieux et lui dit : « désormais, tu t’appelleras Jean de Dieu », surnom que lui avaient déjà donné les habitants de Grenade, en le voyant ainsi œuvrer au service des plus pauvres. Après avoir été rejoint par quelques compagnons, il transfère son hôpital en 1547, dans des locaux plus spacieux, où il place un malade par lit et organise les salles selon l’âge et les maladies dont souffrent les personnes accueillies. Epuisé, il meurt à genoux, le 8 mars 1550.

En 1571, la famille spirituelle de Jean de Dieu est établie à Grenade (où 18 frères assistent 400 malades), mais aussi à Madrid, Tolède, Cordoue et Lucena. Le 1er janvier 1572, le pape Pie V érige canoniquement la congrégation de Jean de Dieu et lui donne la règle de saint Augustin. Ce faisant, le souverain pontife inscrit la nouvelle famille religieuse dans la tradition des Ordres Hospitaliers médiévaux. Les profès de l’Ordre de saint Jean de Malte ­- plus connu aujourd’hui sous l’appellation d’Ordre souverain de Malte –, fondé à Jérusalem, par le Frère Gérard à la fin du XIe siècle, suivent en effet la Règle de l’évêque d’Hippone.

Rappelons également, que dès le VIIième siècle, les Augustines de l’Hôtel-Dieu de Paris, fondé par saint Landry, vivent selon la règle de saint Augustin. De cette fondation vont naître de nombreux couvents-hôpitaux où les Sœurs Augustines vont allier vie contemplative et service des malades. La rencontre de la vie religieuse hospitalière et de la figure d’Augustin ne s’explique-t-elle que par les relatives commodités qu’offre sa Règle en ce qui concerne les sorties ou la fréquence des offices notamment (contrairement à la règle de saint Benoît) ? N’y aurait-il là qu’une cause accidentelle voire contingente ? Ce ne sera pas l’hypothèse que nous allons privilégier ici. Les spécialistes de la Règle s’accordent à dire qu’il convient pour en pénétrer véritablement l’esprit de la resituer dans l’ensemble de l’œuvre d’Augustin. A travers les écrits de l’évêque d’Hippone, nous allons donc partir en quête des liens possibles entre sa Règle et la vie religieuse hospitalière.

L’image de Dieu dans l’homme souffrant

 Aimez Dieu qui habite en vous tous, il vous gardera par vous-mêmes

Dans l’événement singulier de la rencontre entre l’invité et son hôte, « le divin, le lointain, l’illimité et l’inconcevable sont accueillis dans le milieu humain »[1]. Dans la spiritualité hospitalière, le soignant, à la suite du Christ, reconnaît sous les traits de l’homme malade auquel il porte secours, l’image du Dieu invisible (Col 1, 15). Véritable mystique de la rencontre, cette spiritualité s’enracine dans la théologie de la divine ressemblance. Dans le livre XI de la Cité de Dieu, Augustin, après avoir montré la présence de la Trinité dans l’univers et dans les trois parties de la philosophie, développe une théologie de l’image de Dieu en l’homme, à partir du célèbre verset de la Genèse (1, 27) :

« En nous aussi, il y a une image de Dieu, une image de la Trinité souveraine, bien qu’inférieure à Dieu, infiniment éloignée de lui, en un mot ni coéternelle ni consubstantielle ; nous la connaissons cependant comme étant la plus proche de Dieu par la nature parmi les êtres créés par lui, bien qu’elle doive être réformée pour s’approcher de lui par la ressemblance » (Cité de Dieu XI, 26).

Dans sa Règle, Augustin avait déjà laissé transparaître sa perception de l’image de Dieu dans ses frères ; ainsi ne manque-t-il pas de faire ces recommandations : « Aimez Dieu qui habite en vous tous, il vous gardera par vous-mêmes »  ou encore : « honorez mutuellement en vous Dieu, dont vous êtes devenus les temples ».  Si la philosophie peut critiquer cette approche qui souligne l’infériorité ontologique de l’image (l’homme) par rapport au modèle (Dieu), il faut reconnaître à Augustin le mérite d’avoir donné une armature conceptuelle à l’anthropologie chrétienne et un sens théologique à la dignité de la personne humaine.

Certes, nous rappelle l’évêque d’Hippone, la perception de l’image de Dieu en l’homme, s’accompagne de celle d’une infinie distance entre le Créateur et sa créature. Celle-ci est cependant positive, puisqu’elle est à l’origine du mouvement de conversion de notre nature par l’abandon à la grâce. Dans la spiritualité hospitalière, la perception de l’image de Dieu en l’homme blessé initie un mouvement de compassion qui paradoxalement vient réduire cette infinie distance de sorte que l’être souffrant d’autrui semble nous révéler les traits de la divine ressemblance avec d’autant plus d’éclat. Toujours, dans la Cité de Dieu, Augustin montre que toute personne, quel que soit son état de santé, fut-elle qualifiée de « monstre » par le quidam, qui reste interdit voire amusé, devant les affres de sa difformité, est issue du premier homme, créature du Père et donc image de Dieu :

« On se demande aussi si les fils de Noé, ou plutôt cet homme unique dont ils sont eux-mêmes issus, ont pu de façon crédible avoir pour descendants ces espèces monstrueuses d’hommes, dont parle l’histoire des nations. Des hommes qui n’ont qu’un seul œil au milieu du front. Certains ont la plante des pieds tournée à rebours. D’autres possèdent les deux sexes, ayant la mamelle droite d’un homme, celle de gauche d’une femme, […], d’autres n’ont pas de bouche […], certains ont la taille d’une coudée […]. Quel que soit l’endroit où naît un homme, c’est-à-dire un être animé raisonnable et mortel, même s’il possède un corps étrange pour nos sens, par sa forme, sa couleur, ses mouvements, sa voix, quels que soient la force, les éléments, les qualités de sa nature, aucun fidèle ne doit douter qu’il tire son origine du seul premier homme » (Cité de Dieu XVI, 8).

 Il faut veiller que dans nos hôpitaux le service fait à Notre Seigneur dans la personne de ses pauvres Lui soit agréable

Augustin amorce ici un renversement de perspective, clairement explicité, plusieurs siècles plus tard, par Joseph Daquin (1733-1815), un médecin humaniste qui écrit dans son testament spirituel : « j’oserais même prononcer que celui qui voit un fou sans être touché dans son état, ou qui s’en fait un amusement, est un monstre moral »[2]. Dès lors, le monstre n’est plus celui dont l’apparence diffère, mais celui dont les yeux du cœur ne savent plus discerner l’image de Dieu dans l’homme blessé et qui s’en rit.

En découvrant la présence du Transfiguré dans le visage des défigurés, saint Jean de Dieu a connu la contemplation mystique dans son apostolat hospitalier[3]. L’image du Dieu invisible ainsi contemplé lui révèle le Christ. La spiritualité de l’Ordre Hospitalier est, en ce sens, essentiellement christocentrique. Déjà les premières constitutions insistent nettement sur ce point : « il faut veiller que dans nos hôpitaux le service fait à Notre Seigneur dans la personne de ses pauvres Lui soit agréable ». La présence de la souveraine Trinité transparaît aussi dans la vie du Frère hospitalier : l’Esprit se manifeste et agit en lui, le configure au Christ compatissant et rend ainsi témoignage à la miséricorde et à la volonté du Père.

A ce point de notre itinéraire augustinien, nous avons atteint le cœur de la mystique hospitalière centrée sur la rencontre de l’image de Dieu en nous et en autrui qui souffre. Il n’est donc pas surprenant que chaque Frère hospitalier achève sa formule de profession en ces termes : « qu’avec l’intercession de nos Pères saint Augustin et saint Jean de Dieu, je puisse atteindre la charité parfaite au service de Dieu et de l’Eglise ». Le P. Pascual Piles[4], actuel Supérieur général de l’Ordre Hospitalier, a récemment rappelé que nous considérions saint Augustin « également comme notre Père » et que sa Règle contenait « les éléments fondamentaux de notre vie religieuse ».

Une âme augustinienne

 La rencontre d’Augustin et d’Ambroise fut déterminante dans la conversion du rhéteur, celle de Jean de Dieu et de Jean d’Avila ne le fut pas moins

Nous avons souligné le lien substantiel qui unit spirituellement les figures de saint Augustin et de saint Jean de Dieu. Le cheminement spirituel du fou de Grenade qui devint le fondateur de l’Ordre Hospitalier comporte quatre étapes : le vide, l’appel, la conversion et l’identification. Pendant les 44 premières années de son existence, Jean est un homme en quête, il sillonne plusieurs pays d’Europe, il exerce plusieurs métiers : on décèle chez lui une expérience récurrente du vide mais aussi un appel intérieur lancinant. Ainsi, son biographe, Castro[5] nous dit qu’ « il demandait toujours à notre Seigneur, du fond de son cœur et avec beaucoup de larmes de lui pardonner ses péchés et de lui montrer le chemin pour mieux le servir ». A cette époque, Jean aurait pu faire siennes ces paroles d’Augustin : « tu nous as faits pour toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos jusqu’à tant qu’il ne repose en toi » (Confessions I, 1). La rencontre d’Augustin et d’Ambroise fut déterminante dans la conversion du rhéteur, celle de Jean de Dieu et de Jean d’Avila ne le fut pas moins.

Que se passa-t-il donc dans le cœur de Jean, ce 20 janvier 1539 ? La prédication de l’apôtre de l’Andalousie provoqua chez lui une conversion radicale et un examen de conscience proche de celui que décrivit Augustin : « quand enfin, de l’abîme mystérieux de mon âme, une méditation profonde eut ramené toute ma misère pour l’entasser sous le regard de mon cœur, il se leva une folle tempête porteuse d’une averse de larmes » (Conf. VIII, 28).  C’est bien une folle tempête qui s’empara alors de Jean qui « sortit de là comme s’il était hors de lui, demandant miséricorde à Dieu, à voix haute. Plein de mépris pour lui-même […] il se jeta à terre, la tête contre les murs, s’arrachant la barbe et les sourcils, se fustigeant de toutes sortes de manières »  (Castro, p. 52). Il erra dans les rues de Grenade complètement nu ; il affirmait vouloir « suivre nu le Christ nu et devenir totalement pauvre pour celui qui, étant totalement riche, se fit pauvre pour montrer le chemin de l’humilité » (Castro,  p. 53). Ce chemin de conversion va rencontrer l’expérience de la souffrance, au cœur du quartier des insensés de l’Hôpital Royal, où devant les mauvais traitements que subissent les malades, Jean de Dieu s’exclame : « pourquoi traitez-vous si mal et avec tant de cruauté, ces pauvres malheureux, mes frères, qui se trouvent dans cette maison de Dieu avec moi ? » (Castro,  p. 59)

Jean prend soudainement conscience que l’hôpital est un espace sacré, il est la maison de Dieu. Ce véritable tolle, lege va désormais incliner le cours de son existence. Pour Augustin, « la maison de Dieu » est le monastère où l’on vit en commun et où avant tout on aime Dieu et son prochain. Pour Jean de Dieu, celle-ci est le lieu où il reconnaît les malades comme ses frères et où il va s’identifier au Christ compatissant dans l’exercice de l’hospitalité. Et si le saint de Grenade n’a jamais été religieux, au sens canonique du terme, l’esprit de la règle de saint Augustin semblait bien régner dans son hôpital. L’évêque d’Hippone recommandait « qu’on donne à chacun selon ses besoins, ce qui lui convient », Jean de Dieu « portait secours à tous, chacun selon ses besoins et ne renvoyait personne sans l’avoir réconforté » (Castro,  p. 73). Jean qui ne portait pour tout vêtement qu’un manteau de drap grossier et des pantalons en toile de laine, suivait les recommandations d’Augustin à cet égard : « que votre habit n’ait rien de recherché ; n’affectez pas de plaire par votre vêtement mais par votre conduite ». Ainsi, « [Jean de Dieu] compatissait profondément avec les souffrances de ses semblables aussi légères fussent-elles »,  précise Castro (p. 104).

Pour soulager les malades de son hôpital, le saint de Grenade apportait tous les soins que la science de l’époque recommandait, mais son vœu le plus cher était d’ouvrir leur cœur à la grâce du Christ, ainsi il leur disait : « je vous conduirai à un médecin spirituel qui guérira vos âmes »  (Castro, p. 70). Jean de Dieu formait un cœur et une âme, tendus vers Dieu, non seulement avec ses compagnons, mais surtout avec les malades qu’il recevait dans son hôpital. En cela, il avait rejoint le cœur de la Règle.

Enivré de l’amour du Seigneur

 Jean de Dieu par la sainteté de sa vie, a répandu autour de lui la bonne odeur du Christ

Augustin souhaitait « que la Charité – qui est éternelle – l’emporte sur les nécessités passagères d’ici-bas ! »[6]. Selon Castro, le Seigneur avait « introduit [Jean de Dieu] dans son cellier, l’avait comblé de charité et enivré de son amour. […] Cet esprit de charité était si grand que, lorsqu’il n’avait rien à donner, Jean enlevait le peu de choses qui le couvrait et restait nu » (p. 84).  Dans la vie spirituelle, Augustin met en exergue l’humilité : « c’est pourquoi, dans la cité de Dieu ainsi que pour la cité de Dieu pendant son pèlerinage dans notre siècle, l’humilité est particulièrement recommandée et se trouve grandement exaltée dans son roi, le Christ » (Cité de Dieu XIV, 13). Là encore, Jean de Dieu nous révèle les traits augustiniens de sa spiritualité : « son humilité était telle que jamais il ne parlait de ses bonnes actions, mais toujours de ses manquements et de ses défaillances » (Castro,  p. 84). Jean de Dieu par la sainteté de sa vie, a répandu autour de lui la bonne odeur du Christ. Homme libéré par la grâce, il s’est révélé un citoyen de la Cité du ciel. Les habitants de Grenade l’avaient bien compris en le prénommant ainsi ; lui qui soulageait les souffrances de ses semblables, par amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, comme s’il vivait lui-même dans un bien-être continuel. A sa manière, la figure de saint Jean de Dieu illustre les liens spirituels qui unissent la règle de saint Augustin et la vie religieuse hospitalière, dans une tradition aujourd’hui séculaire.

L’hospitalité et la cité du Ciel

 L’hôpital, lieu de pèlerinage en notre siècle, est aussi celui de l’enchevêtrement de deux cités : celle de l’accueil de la vie naissante, de la joie de la guérison, de la paix retrouvée, et celle de l’angoisse, de la détresse, de la douleur et de la mort

Trois ans après la chute de Rome (410), Augustin commence la rédaction de la Cité de Dieu. Face à la fin d’un monde, il entend répondre aux questions du sens et de la destinée humaine. Dans la vie hospitalière, nous sommes souvent confrontés aux interrogations des patients face à l’injustice de la maladie, à la fin d’un rêve devant l’évolutivité d’un handicap, ou lorsque les derniers espoirs s’étiolent à la question du sens même de l’existence. Comme l’a écrit Augustin, « en ce monde, elles avancent ensemble, les deux cités, enchevêtrées l’une dans l’autre jusqu’à ce que le jugement dernier survienne et les sépare » (Cité de Dieu I, 35).

L’hôpital, lieu de pèlerinage en notre siècle, est aussi celui de l’enchevêtrement de deux cités : celle de l’accueil de la vie naissante, de la joie de la guérison, de la paix retrouvée, et celle de l’angoisse, de la détresse, de la douleur et de la mort. Quand les soins, l’écoute, l’accompagnement et la présence se heurtent aux limites du dernier passage, l’hospitalité trouve son accomplissement dans la remise de la personne souffrante entre les mains de l’hôte ultime. Alors, il n’y aura plus d’image, ni de distance, plus de blessure ni de douleur, mais communion, béatitude, et plénitude d’être. L’hospitalité n’est pas seulement l’accomplissement de la métaphysique, pour paraphraser Emmanuel Lévinas[7], mais elle est aussi l’aboutissement de la mystique. Telle est la vocation du Frère hospitalier à la suite de saint Jean de Dieu et de saint Augustin.

Jean-Marc Masson
Frère de Saint Jean de Dieu
Paris

Augustin aujourd'hui

Avec les personnes en précarité, Petites Sœurs de l’Assomption

L’hospitalité résonne en nous de différentes façons : maison, accueil, solidarité, justice, dignité, proximité… et comme Petites Sœurs nous faisons le lien avec une des intuitions de notre Fondateur Etienne Pernet, qui était d’aller travailler au domicile de la famille ouvrière, dans les années 1865… Lui-même avait été saisi en y découvrant des misères «  qu’il connaissait à peine de nom », disait-il.

A notre arrivée à Valenciennes il y a neuf ans, nous avons été frappées par le caractère extrême des situations de précarité. Ainsi nombre de personnes, notamment les plus jeunes, sont marginalisées et survivent dans des situations précaires. Beaucoup se retrouvent sans projet de vie, et sans espoir d’avenir.

Cette réalité nous a conduites dès le départ à nous situer dans des lieux d’accueil de personnes marquées par l’exclusion. Nous sommes donc présentes en trois de ces lieux d’accueil : Prison dans la ville, lieu d’accueil pour les familles de détenus (Yvonne) ; Boutique Solidarité (Agnès) et Midi-Partage ( Suzanne). De plus, à l’occasion, nous accueillons des personnes isolées à la communauté. Nous reprenons ici deux lieux d’engagement qui s’inscrivent dans le projet de la communauté

La Boutique Solidarité

C’esst à pazrtir d’un de mes engagements, la Boutique Solidarité, que je vais essayer de souligner la vie reçue et donnée les uns par les autres. Les Boutiques Solidarité furent créées en 1991 à l’initiative de la Fondation Abbé Pierre, pour le logement des défavorisés. Elles se sont ensuite mobilisées pour lutter contre l’injustice, et en combattre les causes. Elles s’inscrivent de fait dans l’éthique de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen. Voici quelques objectifs auxquels j’adhère :

– Chercher solidairement avec les personnes accueillies les réponses appropriées à leurs situations intolérables de précarité.

– Alerter individuellement et collectivement les pouvoirs publics et les citoyens, mais aussi interpeller les institutions de notre pays sur les processus générateurs d’exclusion, et les lois et dispositifs qui s’y rapportent.

Maintenant je vais tenter d’écrire ce que ces bouts de chemin de proximité nous apportent réciproquement, et ce que j’expérimente personnellement, à travers deux aspects :

 

Les Permanences d’accueil

Où passent quarante… soixante… soixante-dix personnes de tous âges, de différentes nationalités, des sans-papiers, surtout des jeunes sortant des foyers d’hébergement à 8h, pour y rentrer à 18h… La majeure partie du temps, je suis derrière le « bar » pour servir le café. Les conversations s’engagent très différemment selon les jours. Derrière le bar, un tableau où sont notés le jour avec la date, le saint fêté ce jour-là, et une pensée que l’un ou l’autre peut inscrire. J’en retiens une de cette semaine :  » Le chemin qui a un cœur se continue en s’élargissant« .

Des flashs qui m’ont touchée. Isabelle me demande si je peux la dépanner d’un euro qu’elle me rendra, je dis que non, et de suite Manu (un accueilli) qui entend dit :  » Attendez, je dois aller faire la monnaie de dix euros, je vais vous en rapporter un« .

Durant le mois de janvier, un après-midi de grand froid, des groupes s’organisent pour jouer aux cartes, scrabble…. Virginie et Fred apportent des galettes des rois à partager. Ce même jour, cela tombe bien, un bénévole aussi apporte des pâtisseries faites maison. Le tout fut partagé dans la joie, mais il n’en resta pas comme au temps de Jésus, lors de la multiplication des pains !

Divers ateliers sont proposés. Je retiens celui de la « cuisine » C’est Estelle, une salariée, qui en est responsable et gère le choix des menus avec les personnes volontaires. J’aime me souvenir d’un repas auquel j’étais invitée. Deux jeunes marocains (garçon et fille) ont fait la tajine ; une autre, végétarienne, a confectionné un agréable repas sans viande. Quand arrive le moment du repas, il y a différents « invités : élus, personnes travaillant au Conseil Général, à la Caisse d’Assurances Maladie, à la Fondation, amis… Nous sommes entre douze et quinze personnes. Pierrette, la responsable, dit un mot de bienvenue à tous, et Fatima, (Marocaine), souligne qu’elle aussi est heureuse d’avoir préparé ce repas avec les autres, et que nous soyons tous réunis à cette table comme une grande famille.

Journée mondiale du refus de la misère : 17 octobre

Pour la préparer, il y a eu concertation avec ATD Quart Monde (Aide à toute détresse), et d’autres structures d’accueil sur la ville. Il en ressort des propositions :

— A partir d’un atelier d’Ecriture les accueillis de la boutique vont noter sur des petits cartons ce qu’est pour eux la misère aujourd’hui et les moyens qu’ils voient pour l’abolir. Ces expressions seront remises au public avec des sachets de bonbons joliment présentés, qui auront été préparés par une autre équipe.

— Un autre groupe réalisera une grande banderole donnant le thème de la journée. Les propositions sont accueillies, et mobilisent une cinquantaine de personnes avant cette journée d’action.

Le jour venu, ces personnes avec les salariés et les bénévoles se mobilisent pour distribuer sur le marché le journal «  Résistances » édité par ATD et Amnesty International. Il est demandé aux personnes d’écrire sur une petite bande de papier ce que représente la misère ici, et les combats pour l’abolir. Ensuite cette bande est agrafée pour être reliée aux autres, et devenir une grande chaîne de solidarité. L’après-midi se poursuit sur une place en Centre ville, dans un autobus mis à notre disposition.

Le bilan de ces actions

Personnellement, je souligne l’importance de cet « agir ensemble ». Si ces personnes avaient un travail, une formation, un objectif à atteindre, elles ne galéreraient pas jusqu’à tomber dans l’alcool ou dans la drogue.

Jean-Christophe souligne que ce sont des « actes citoyens ». Il faut ne pas l’oublier en période d’élections, car à ce moment chacun est responsable de sa participation pour un « mieux vivre ensemble ».

Un échange s’est vécu aussi avec les accueillis. Ils ont exprimé leur appréhension en début de journée à l’idée de s’adresser aux personnes. Ensuite, ils n’ont pas vu le temps passer car « entre nous il y avait une bonne ambiance, et la chaîne de la solidarité s’agrandissait de plus en plus ».

Dans ces flashes de vie, dont il est difficile de communiquer la densité du vécu quotidien, tant il est banal, je découvre la vie donnée en abondance, au cœur même de la simplicité de ces rencontres : spontanéité de Manu qui va donner un euro à Isabelle pour la dépanner ; les gestes de partage d’Isabelle, Fred, François apportant le goûter pour tous… Ce vécu avec les personnes et dans les réseaux associatifs a saveur prophétique.

L’appellation «  Boutique solidarité » me plaît beaucoup. Ce n’est pas une boutique « commerçante », mais une maison conçue pour que chacun, selon sa personnalité s’y sente chez lui et reprenne souffle de vie et d’amour afin de continuer son chemin dans la confiance retrouvée. Cette relecture de vie rend vivant l’Evangile aujourd’hui et je pense à ces paroles de Jésus :«  Lève-toi et marche ! » Dans ma prière, en évoquant telle personne, l’un ou l’autre passage biblique vient faire écho : «  Tu as du prix à mes yeux » (Isaïe 41).

« Midi-Partage »

L’objectif premier au moment de la fondation de cette structure en 1994 était d’offrir un repas chaud à des personnes qui n’avaient pas de quoi se nourrir. J’y suis présente comme bénévole depuis 1996. Je découvre un public composé pour la plupart de jeunes entre 17 et 45 ans, originaires du Valenciennois, du Maghreb, et des pays de l’Est européen. Il y avait au début une cinquantaine d’accueillis par jour ; aujourd’hui, ils sont 130 et parfois plus, toutes les associations s’accordent pour dire que les situations d’exclusion ont pratiquement doublé en 10 ans. Très vite, l’urgence de l’embauche d’un personnel qualifié est devenue évidente : un éducateur a été embauché comme responsable de la structure.

Lieux de misère et de beauté

Progressivement, le fonctionnement a changé, ce sont les accueillis eux-mêmes qui assurent désormais la préparation des repas et l’entretien des locaux, non sans mal, mais c’est pour eux l’occasion de découvrir qu’ils sont capables de travailler. «  Je ne pensais pas en être capable », dit l’un d’entre eux. Avec quelques autres bénévoles j’ai continué à participer et j’ai découvert le bénéfice d’une présence gratuite : le fait de ne plus avoir à faire des choses me rend plus disponible pour l’écoute, l’amitié, le partage… Ce qui m’est une joie, c’est d’avoir passé le relais à des personnes qui se sont senties utiles, et aussi de voir que ce lieu, en plus des repas, est devenu lieu d’accompagnement vers une réinsertion professionnelle dans la société. Cela s’inscrit dans une volonté de travailler avec d’autres associations, pour une croissance humaine des personnes, et de ce fait pour un recul de l’exclusion.

En ces lieux, misères et beautés se côtoient : alcoolisme, solidarité, accueil, drogue, violence, dignité, disponibilité… Il y a la faim de pain, mais il y a surtout la faim et la soif d’être reconnu, aimé : «  Ce qui est important ce n’est pas la pièce qu’on me met dans la main, mais c’est quand on me regarde, et qu’on me dit bonjour ».

Tu as un nom, donc tu existes !

Je pense à l’un des accueillis croisé sur la place du marché alors qu’avec d’autres je faisais signer une pétition contre la dette des pays pauvres. Je lui propose de signer et il me répond : « Non, regarde, je ne suis rien, je n’ai ni logement ni travail, alors je ne peux rien mettre ». Je lui demande : «  Comment t’appelles-tu ? » «  Franck », répond-il. «  Alors tu existes, tu as un nom ». Il a signé, et aussi ce jour-là une bonne partie des accueillis de Midi-Partage. Quelques semaines plus tard ils étaient sept à prendre le car pour un rassemblement sur la dette à Lille. A peine arrivés, ils ont fait signer des pétitions autour d’eux.

Croire qu’ils ont en eux-mêmes ce qu’il faut pour s’en sortir, car il n’est jamais trop tard pour personne. Nous disons dans notre projet communautaire : «  Nous croyons que chacun peut devenir sa propre source de vie ».

Regarder au-delà des apparences me donne de voir des étincelles de vie à travers des petites choses, une cigarette partagée, de l’argent prêté, donné, même s’il y en a peu…

Comprendre que la violence est l’expression d’une grande souffrance. Je sais que mes peurs l’attisent, j’en ai fait l’expérience. Mais je fais aussi l’expérience qu’il est possible de la désarmer, en se faisant proche, sans beaucoup de paroles… Misères et beautés se côtoient à l’intérieur de chacun.

Notre projet de communauté  : « Enracinées dans ce lieu de grande précarité, nous vivons continuellement un écartèlement entre bonheur et souffrance. Dans cette réalité, nous expérimentons la miséricorde de Dieu qui sauve « dans la faiblesse et la pauvreté ». La lumière entrevue dans le cœur de chacun nous donne de goûter la tendresse de Dieu et de recevoir l’Espérance de ce qui est déjà sauvé dans chaque femme, chaque homme .

Petites Sœurs de l’Assomption
(Valenciennes).

Le bateau chapelle « Je sers », par Hugues Fresneau

« Que celui qui a des oreilles entende ce que dit l’Esprit aux Eglises! A celui qui vaincra, je donnerai de la manne cachée ; et je lui donnerai une pierre blanche, et sur cette pierre est écrit un nom nouveau, que personne ne connaît, si ce n’est celui qui le reçoit. » (Apocalypse, 2, 17)

Si vous vous promenez sur le quai de Conflans-Sainte-Honorine, vous ne verrez qu’une curiosité : un bateau blanc mis en relief par quelques touches de bleu et de noir ;  une structure en béton et des signes qui ne trompent pas — croix, statues, vitraux : vous êtes devant une chapelle. Seulement une chapelle ? Peut-être plus si vous croyez que le Christ est ressuscité.

Justement, si on parle de résurrection, vous vous apercevrez vite que cette chapelle s’est élargie pour abriter une illustration concrète de cette espérance. Car derrière le « Je Sers » se cachent six autres bateaux où vivent une cinquantaine de personnes : de quinze nationalités environ, des hommes, des femmes, des enfants, des bateliers, des terriens, des chrétiens, des musulmans… C’est l’arche des peuples !

La seule raison pour un tel regroupement : le manque… de logement, de ressources, d’envie de vivre… la solitude, la maladie, l’échec.

Une proposition, le partage

Une idée simple : je t’accueille, tu m’accueilles, nous accueillons. La déclinaison se fait à tous les temps : matériel (distribution de nourriture et de vêtements, rénovation et obtention d’un logement), administratif (obtention de papiers, régularisation de la situation financière, aide à la recherche d’un emploi et/ou d’un logement), intellectuel (cours de français, partage des nouvelles, débats), médical (accès aux soins et aux médicaments…), spirituel (temps de prières en libre accès…).

L’endroit est un lieu d’accueil plutôt atypique qui repose sur le charisme d’un religieux. Lieu informel, sans vraiment de structure autre que celle que lui insuffle l’Esprit, en dehors de tout réseau encadrant, elle trouve son champ d’action dans les creux que peuvent laisser vierges les institutions, soit par saturations des structures sociales, soit par manque de souplesse ou contrainte des règlements.

Au départ, l’action entreprise avait pour but de venir en aide à de jeunes garçons se livrant à la prostitution. Elle s’est constituée dans le prolongement de l’action du Père Arthur Hervet, alors aumônier de prison, qui avait été interpellé par l’abandon dans lequel étaient ces jeunes hommes dans le quartier des « spéciaux » à la Santé. Mis à la porte de la prison en 1984, sur un appel du Père Patrick Giros et avec les encouragements du Père Marie-André Talvas, le Père Arthur commence à aller dans la rue à la rencontre de ces personnes avec l’association « Aux captifs la libération ». Deux ans plus tard, il créait sa propre association, « La Pierre Blanche », pour pouvoir proposer aux jeunes gens qu’il  rencontrait et qui le souhaitaient un logement et une tutelle dans la recherche d’une formation ou d’un emploi. Constituée alors uniquement de bénévoles, avec un bateau logement et des appartements subventionnés par le Conseil Général du Val-de-Marne, l’association a peu à peu évolué au fil des ans et des rencontres.

Le public accueilli s’est considérablement élargi : personnes handicapées, sortants de prisons, étrangers avec ou sans papiers, familles expulsées d’un logement, femmes battues, mineurs en rupture familiale ou confiés pour un séjour de rupture, personnes toxicomanes (alcool et drogue), personnes sans domicile fixe… Le point commun de toutes ces personnes est pour la plupart de ne pas rentrer dans les règles leur permettant d’être prises en charge par l’aide sociale publique.

Au total il y a donc une centaine de personnes accueillies en permanence, avec plus ou moins d’autonomie, dans les locaux même de l’association et une cinquantaine d’appartements loués pour des familles.

Toutes ces personnes sont sur le parcours de la socialisation, avec plus ou moins d’obstacles à franchir : pas de papiers, pas de travail, pas de logement, désintoxication, maladies, etc. Au travers d’un « compagnonnage », nous essayons de rendre tout le monde partie prenante de notre aventure et de celle de chacun. « Accueil » signifie ici « vivre avec ».

Fais ce que tu veux, mais aime !

La paroisse batelière « Je Sers » est-elle un lieu augustinien ? Je ne sais pas… Je  ne crois pas que ce lieu soit même issu d’une action réfléchie. Il ne correspond pas à un projet. Peut-être une expérience…

Et puis, par qui est-il porté ? Par la communauté de religieux qui y vit ? Par les paroissiens ? Par les bénévoles ? Par les salariés ? Par les accueillis devenus accueillants ? Par tous ceux qui donnent, qui du temps, qui de la matière grise, qui de l’huile de coude, qui de l’argent, qui des prières ? Je ne sais pas…

Qu’est-ce qui fait de ce lieu un point nodal où se rencontrent des hommes, des femmes, des enfants qui n’ont souvent en commun que leurs manques, leurs limites, leur détresse, leur errance ? Quelle est la magie de ce lieu où se croisent des regards portant des attentes si diverses ? Je ne sais pas…

Augustinien, ce lieu ? Pourquoi pas si l’on résume son action en paraphrasant  saint Augustin lui-même : Fais ce que tu veux mais aime !

Un des premiers souvenirs que je conserve du « Je Sers », c’est celui du Père Arthur, penché sur une cuvette de WC et occupé à la déboucher à mains nues, m’accueillant par un sourire mi-gêné, mi-goguenard…  Cette image m’a habité depuis : qu’est-ce que le « Je Sers » sinon le désir de donner sans détours des réponses à des questions simples ? Peux-tu m’accueillir ? Avec mes défauts ? Avec ma pauvreté ? Mes infirmités ? Mes blessures, si laides soient-elles ? Sauras-tu découvrir l’infini e richesse enfouie parfois si loin dans le cœur de tout homme ? Sauras-tu, avec tes richesses et tes limites, te mettre à la merci de mes faiblesses ?

Sans doute, si tu sais aimer…. d’un amour prudent et confiant, d’un amour lucide et naïf, d’un amour urgent et durable, d’un amour exigeant et sans contraintes, d’un amour spontané et réfléchi, d’un amour heureux et oblatif !

Sans doute, si demeure la certitude que nous ne sommes pas appelés à durer une éternité, mais simplement à proposer un moment de bonheur, que nous apprécions nous-mêmes.

Sans doute, si demeure avec nous l’amitié de ceux qui nous soutiennent et qui forment un véritable réseau.

Sans doute, si demeure dans cette chapelle qui est la façade de l’œuvre, la présence de Dieu, dans l’abandon et le silence de la prière.

Hugues FRESNEAU
« Je sers » BP 28
78702 Conflans-Sainte-Honorine