Itinéraires Augustiniens n°42 : La miséricorde

« Il ne resta que la femme adultère avec le Seigneur, la malade avec le médecin, la profonde misère avec la profonde miséricorde. » (En. in Ps 50, 8)

Editorial

Un pont de miséricorde, par Marcel NEUSCH

Avant d’être un thème de prédication, la miséricorde est, pour Augustin, une donnée de son expérience personnelle. S’adressant à Dieu, il dira : « Tu es miséricorde, je suis misère ». A la racine de la miséricorde, il y a les deux mots : « cœur » et « misère ». Sont désignés comme miséricordieux ceux dont le cœur est sensible à la misère, aussi bien physique que spirituelle. Jésus, déclare-t-il, « appelle heureux ceux qui viennent au secours des misérables, parce qu’ils obtiennent en retour d’être délivrés de leur misère ».

Si, pour ne pas rester un mot vide, la miséricorde doit se traduire en gestes de « secours » en faveur des misérables – car « Dieu exercera un jugement sans miséricorde envers celui qui n’aura pas fait miséricorde » (Jc 2, 13) – c’est dans le pardon de Dieu qu’Augustin l’a d’abord expérimentée pour son compte. La miséricorde de Dieu fait refluer le péché. Quand sa grâce se lève, le péché se couche. « Tu dois donc tourner tes regards vers l’Orient, et les détourner du Couchant. Détourne-les du péché, et tourne-les vers la grâce de Dieu » (in Ps 102, 19).

Mais la miséricorde ne vient-elle pas se heurter à la borne de la justice ? Pour certains Orientaux, en Dieu la miséricorde finira par l’emporter sur la justice. Elle s’étendra même à ceux qui sont en enfer. Même le diable bénéficiera du pardon de Dieu. Augustin ne partage pas cette opinion, sans pourtant réussir à surmonter la contradiction entre justice et miséricorde. Sa conviction, c’est que Dieu réconcilie en lui les contraires, sans que nous sachions comment. Face à l’insoutenable question d’un enfer éternel, Augustin reste finalement sans réponse.

Quoi qu’il en soit, ce qui ressort de l’attitude de Dieu, révélée en Jésus, c’est qu’ici-bas, il n’enferme jamais personne dans son péché, au nom d’une justice implacable. Il laisse toujours la porte ouverte à l’espérance. Comme l’écrit J. L. Chrétien : « Ce que donne le pardon, c’est l’avenir, là même où il semblait qu’il n’y en eût plus que nous puissions attendre. C’est toujours comme renaissance et comme point de départ que saint Augustin l’envisage. En ce sens, il est proprement l’orient de notre vie, le lieu où se lève la lumière. »

Ce que Dieu attend de l’homme, c’est qu’à son tour, il exerce la miséricorde, sans renoncer à la justice, si difficile qu’il soit de concilier concrètement les deux. Il doit rester, avec toute l’Eglise, un « pont de miséricorde. « Tu as entendu, ô mon frère, comment Dieu exerce la miséricorde et le jugement, et toi aussi sois juste et miséricordieux ». Mais dans l’apparente contradiction entre justice et miséricorde, c’est bien à la miséricorde que doit revenir le dernier mot.

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

Augustin en son temps
Trois visages de la miséricorde, par Marcel NEUSCH – « Veillez à la miséricorde et à la justice », commentaire d’Augustin

Trois visages de la miséricorde, par Marcel NEUSCH

« Tu es miséricorde, je suis misère :
misericors es, miser sum »
(Confessions X, 28, 39)

Selon saint Augustin

La miséricorde n’est pas d’abord pour Augustin un thème de dissertation. Il en parle d’expérience. S’il a pu échapper aux mensonges des manichéens, cette secte où il s’était égaré pendant neuf ans, il ne l’attribue pas à une performance personnelle, mais uniquement à la miséricorde de Dieu. « Quant à moi, déclare-t-il, dans ma misère, je n’ai pu qu’à grand-peine, par la miséricorde de Dieu, vaincre les futiles imaginations engendrées par tant d’opinions erronées »[1]. Le lien entre misère et miséricorde revient de façon récurrente dans sa pensée. La miséricorde n’aurait pas d’emploi sans la misère dont est affectée l’existence humaine, à la fois corporelle et spirituelle. Comment entendre ces deux mots ? Augustin s’en explique au détour d’une réflexion sur ses attraits pour le théâtre: « Quand on pâtit soi-même, c’est de la misère, et quand on pâtit avec d’autres, c’est de la miséricorde, dit-on d’ordinaire » (Confessions III, 2, 2). Quoi qu’il en soit, cette opinion renvoie à l’expérience d’un chacun. C’est dans la misère qu’on espère la miséricorde.

Comme son nom l’indique, la miséricorde est donc la disposition d’un cœur ouvert à la misère d’autrui. C’est cette évidence que rappelle Augustin dans une discussion avec les manichéens : « Qui ignore, en effet, que le nom de miséricorde vient de ce qu’elle rend sensible à la misère le cœur de celui qui s’afflige du mal d’autrui[2] ? » En termes identiques, il écrira dans la Cité de Dieu : « Or, qu’est la miséricorde sinon une compassion de notre cœur pour la misère d’autrui, qui nous pousse à la secourir si nous le pouvons »[3]. La définition qu’il vient de poser s’applique tout à la fois à Dieu, au Christ, à l’Eglise, bien qu’avec des nuances. Nous nous attacherons dans les pages qui suivent à préciser les traits spécifiques de la miséricorde telle qu’elle se révèle à travers chacun de ces visages.

I Dieu riche en miséricorde[4]

En tous les cas, il faut éviter qu’en Dieu la miséricorde ne soit associée à un sentiment de trouble. Or, à l’aune de notre expérience humaine, il n’y a pas de miséricorde sans agitation intérieure.

Dieu est-il miséricordieux ? Question paradoxale. Dans l’opuscule sur Les mœurs de l’Eglise (BA 1), Augustin semble pris d’hésitation. En tous les cas, il faut éviter qu’en Dieu la miséricorde ne soit associée à un sentiment de trouble. Or, à l’aune de notre expérience humaine, il n’y a pas de miséricorde sans agitation intérieure. C’est ce qu’il note dans la Cité de Dieu, où il rencontre la même objection, attribuée aux stoïciens. Ceux-ci voient dans la miséricorde une passion indigne du sage, à plus forte raison de Dieu : « Les stoïciens, il est vrai, blâment habituellement la miséricorde ». Augustin estime qu’ils ont tort. Il leur oppose l’opinion de Cicéron qui, tout imprégné de philosophie stoïcienne qu’il fût, n’a pas manqué de faire l’éloge de la miséricorde : « De tes vertus, écrit Cicéron, aucune n’est plus admirable ni plus agréable que la miséricorde ». Quant à Dieu, alors même qu’il est exempt de tout trouble et de toute passion, on ne peut pas nier qu’il soit miséricordieux, sauf à se mettre en contradiction avec l’Ecriture. Des précisions s’imposent.

1. D’abord reprenons l’objection des stoïciens : ils refusent d’attribuer à Dieu un sentiment tel que la miséricorde, ou tout autre sentiment. Dieu est impassible. C’est cette objection qu’Augustin ne cesse de réfuter, notamment dans un débat avec les manichéens à propos de la jalousie. Comment peut-on dire que Dieu s’irrite ou qu’il soit jaloux ? Ces expressions ne doivent pas être prises à la lettre, réplique Augustin, mais elles ne peuvent pas pour autant être écartées, puisqu’elles sont attestées dans l’Ecriture. En parlant de la « jalousie de Dieu », on n’imagine pourtant pas en Dieu une quelconque « agitation turbulente », telle que peut la ressentir l’homme. En Dieu, ni la jalousie, passion négative, ni la miséricorde, passion positive, n’engendre un trouble intérieur. Dieu peut éprouver jalousie, colère ou miséricorde, sans être intérieurement agité :

« Mais nous avons l’Evangile et tous les livres du Nouveau Testament qui ne cessent de rappeler la miséricorde de Dieu… Ainsi donc, de même qu’en Dieu il peut y avoir miséricorde sans tourment de cœur, de même pouvons-nous parler de la jalousie de Dieu sans craindre d’y impliquer souillure ou tourment et nous pouvons assumer les conditions du langage humain pour aborder au silence divin[5]. »

Augustin est conscient des limites du langage, incapable d’atteindre l’être intime de Dieu. Dire de Dieu qu’il est jaloux, ou miséricordieux, c’est une manière humaine, sans doute trop humaine, de parler de Dieu. Quand nous parlons de Dieu, nous n’avons pas d’autre possibilité que le recours à l’expérience humaine. Or, la miséricorde est une expérience positive du cœur humain, à travers laquelle nous pouvons comprendre quelque chose du cœur de Dieu. Augustin est cependant conscient qu’en attribuant la miséricorde à Dieu, il n’atteint pas l’être de Dieu, mais uniquement sa manière d’être à notre égard.

« Cela (l’Être), il l’est en Lui-même ; ceci (miséricorde), il l’est pour nous. Je suis ce que je suis, je suis l’Être, mais de telle façon que je ne veuille pas manquer d’être pour les hommes » (Sermon 7, 7).

2. Que Dieu soit miséricordieux est donc une donnée incontestable, attestée dans l’Ecriture. La miséricorde apparaît déjà comme un attribut de Dieu dans la révélation à Moïse. A l’Horeb, en effet, Dieu s’est révélé à Moïse sous deux noms : d’abord sous son « nom d’éternité », puis sous un nom adapté à l’homme : son « nom de miséricorde ». Voici comment il formule cette distinction : « Cela (l’Être), il l’est en Lui-même ; ceci (miséricorde), il l’est pour nous. Je suis ce que je suis, je suis l’Être, mais de telle façon que je ne veuille pas manquer d’être pour les hommes » (Sermon 7, 7). Un abîme sépare ce que Dieu est en lui-même, et ce qu’il est pour nous. Si son nom d’éternité est inaccessible, son nom de miséricorde éclate tout au long de l’expérience historique d’Israël. C’est sous les traits de la miséricorde que Dieu se révèle à l’homme. Insistant une fois encore sur ce que Dieu est en lui-même et sur ce qu’il est pour nous, Augustin écrit[6] :

Dieu dit à Israël : « Ecoute, je suis Dieu, ton Dieu » (Ps 49 [50], 7) : « Je suis Dieu et je suis ton Dieu. Comment suis-je Dieu ? Comme il a été dit à Moïse : « Je suis Celui qui est. » Comment suis-je ton Dieu ? « Je suis le Dieu d’Abraham et le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob » (Ez 3, 14-15). Je suis Dieu et je suis ton Dieu ; même si je ne suis pas ton Dieu, je suis Dieu. Pour mon bonheur je suis Dieu, et ce serait ton malheur si je n’étais pas ton Dieu » (in Ps 49, 14).

Tu as entendu ce que je suis en moi-même, écoute ce que je suis pour toi. Telle est donc l’éternité qui vous appelle, et le Verbe est sorti de l’éternité » (in Ps 101, 2, 10).

3. Si Augustin est conscient de l’abîme qui sépare ces deux noms, le nom d’éternité et le nom de miséricorde, il convient de ne pas les opposer. Il est surtout sensible au fait que Dieu, par pure miséricorde, est sorti de son éternité pour se révéler à l’homme et lui ouvrir un chemin d’éternité au cœur même de sa condition temporelle. Ce que nous expérimentons, c’est l’écoulement du temps. « Une génération s’en va, une autre génération vient… La terre est couverte d’hommes dont les uns meurent, dont les autres naissent pour leur succéder. » Ce spectacle de l’écoulement de toute chose ne conduit qu’au néant. Telle serait la destinée de l’homme sans l’initiative de Dieu pour l’en arracher. Or, dans sa miséricorde, Dieu n’a pas consenti à ce que les hommes soient livrés sans merci au flux temporel et au néant. Le Verbe, qui était avant le temps, est venu dans le temps pour ouvrir aux hommes un chemin vers l’éternité.

« En face de ce grand « Être », qu’est-ce que l’homme dans tout son être ? Qui comprendra cet « Être » sublime ? Qui pourra y avoir part ? Qui pourra le désirer ? Y aspirer ? Qui pourra se promettre d’y arriver un jour ? Ne désespère point, ô homme, ô faible créature. « Je suis », dit-il, « le Dieu d’Abraham, et le Dieu d’Isaac, et le Dieu de Jacob ». Tu as entendu ce que je suis en moi-même, écoute ce que je suis pour toi. Telle est donc l’éternité qui vous appelle, et le Verbe est sorti de l’éternité » (in Ps 101, 2, 10).

Cette miséricorde de Dieu s’est révélée dès le péché d’Adam. Son péché lui valait la colère de Dieu. Or, à sa légitime colère, Dieu a substitué sa miséricorde. Le péché est ainsi retourné par Dieu en moyen pour révéler sa miséricorde. C’est en ce sens qu’Augustin interprète le verset de saint Paul : « Dieu a enfermé tous les hommes dans l’incrédulité pour faire à tous miséricorde » (Rm 11, 32). L’humiliation de l’homme, éprouvée par Adam à la suite de son péché, et qui apparaît comme la juste sanction de la colère de Dieu, devient en fait le signe de sa miséricorde, Car c’est à travers son péché, dont la conséquence immédiate a été l’humiliation, que l’homme découvre en réalité la miséricorde de Dieu. Paradoxalement, c’est quand elle entre dans la voie de l’humilité, à l’exemple du Christ, que l’intelligence devient ainsi « capable de découvrir la miséricorde de Dieu dans le châtiment lui-même »[7]. Heureuse faute !

II Le Christ une miséricorde en excès

Augustin met un soin extrême à montrer que l’incarnation ne doit rien à nos mérites, mais relève uniquement de la générosité de Dieu.

La miséricorde de Dieu, qui a été révélée à Moïse et expérimentée par Israël tout au long de son histoire, nous est pleinement manifestée dans le Christ. Augustin met un soin extrême à montrer que l’incarnation ne doit rien à nos mérites, mais relève uniquement de la générosité de Dieu. Que la venue du Christ ne doive rien à l’homme, c’est ce qu’Augustin a d’abord expérimenté à travers sa propre conversion. Il l’attribue toujours à la seule grâce. C’est de cette miséricorde totalement gratuite que témoigne le psalmiste : « Sauve-moi, dit-il, à cause de ta miséricorde ». Le psalmiste « sent, commente Augustin, qu’il n’est pas guéri par ses propres mérites, puisqu’un pécheur ne devait s’attendre en justice qu’à la condamnation » (in Ps 6, 5). Il nous faut d’abord insister sur cette gratuité de l’initiative de Dieu. Comment concilier cette miséricorde surabondante de Dieu, avec ce qui nous est dit par ailleurs de la justice de Dieu ? Question redoutable que n’a pas manqué de se poser Augustin.

1. D’abord, la miséricorde de Dieu, qui éclate dans le Christ, ne doit rien à nos mérites – nous aurions plutôt mérité le châtiment -, mais découle de sa seule bonté. A aucun moment Augustin ne s’écarte de cette conviction. Citant saint Paul (Rm 9, 15), il écrit : « Tu accorderas miséricorde à qui tu voudras faire miséricorde » (Conf. X, 6, 8). Augustin devra insister sur cette gratuité en particulier face aux pélagiens imbus de leurs mérites. Pour Augustin, l’appel de Dieu est premier et il n’a pas d’autre motif que sa miséricorde. Dans un commentaire de Rm 3, 23 («Tous sont pécheurs et ont besoin de la grâce de Dieu »), il souligne avec force cette antériorité de l’appel de Dieu par rapport à nos mérites : « Comme cette vocation (« ceux qu’il a appelés » Rm 8 , 30) ne vient pas de nos mérites, mais de la miséricordieuse bonté de Dieu, le Prophète a dit : « Seigneur, votre volonté bienveillante nous couvre comme d’un bouclier. » Car la bienveillance du Seigneur précède notre volonté » (in Ps 5, 17). Pour remédier à notre misère, il n’a pas trouvé de moyen plus adéquat que l’Incarnation, où il devient évident « combien nous comptions pour Dieu et combien il nous aimait ! » :

« Etait-il possible d’en donner une preuve plus évidente (de son amour), plus éclatante que celle-là : le Fils de Dieu immuablement bon, restant en lui-même ce qu’il était, et recevant de nous, pour nous, ce qu’il n’était pas, a daigné, sans rien perdre de sa nature, prendre la nôtre en partage et porter nos maux sans avoir jamais commis aucun mal, et ainsi, en nous qui croyons désormais combien Dieu nous aime, en nous qui espérons désormais ce dont nous désespérions, Dieu, par une largesse toute gratuite, répand sur nous ses dons, sans que nous les ayons mérités, bien plus, alors même que nous avons auparavant démérité par nos mauvaises actions. Car cela même que nous appelons nos mérites est don de Dieu » (Trinité XIII, 10, 13)

2. Ce qui éclate plus encore dans le Christ, c’est l’excès de sa miséricorde. C’est par un excès de miséricorde en effet qu’il s’est « fait obéissant jusqu’à la mort (Ph 2, 8b). Dans un commentaire du psaume 20, 8, Augustin tombe sur le verset : « Et il (le roi) sera inébranlable dans la miséricorde du Très-Haut ». Il le commente en disant que c’est dans cette miséricorde de Dieu que le Christ, a puisé la force de porter le fardeau de l’obéissance. Si le Fils est resté « inébranlable » jusqu’à la croix, c’est parce qu’il s’appuyait sur la miséricorde de Dieu, le « Père de bonté » qui, par surabondance d’amour, a livré son Fils « aux impies » (Rm 5, 6b). La miséricorde du Christ est donc en continuité avec la miséricorde du Père, qu’elle rend visible dans le monde. Tel fils, tel père. C’est en regardant ce Fils livré aux impies qu’Augustin peut s’écrier : « Comme tu nous as aimés, ô Dieu de bonté » (Conf. X, 43, 69)[8]. Voici comment il célèbre cet excès de miséricorde :

Or, quelle miséricorde plus grande que celle

Qui a fait descendre du ciel le créateur du ciel ;

Qui a revêtu d’un corps terrestre celui qui a formé la terre ;

Qui a rendu notre égal celui qui, dans l’éternité, est l’égal du Père ;

Qui a imposé la forma servi au Maître du monde,

Afin que le Pain lui-même ait faim,

Que la Plénitude ait soif,

Que la Puissance soit affaiblie,

Que la Santé soit blessée,

Et que la Vie soit mortelle ?

Et cela pour que notre faim soit apaisée,

Pour que notre aridité soit arrosée,

Pour que notre faiblesse soit soulagée,

Pour que notre charité soit enflammée.

Quelle plus grande miséricorde que celle que nous présente

Le Créateur, être créé ;

Le Maître, se faire esclave ;

Le Rédempteur, être vendu ;

Celui qui exalte, être humilié ;

Celui qui ressuscite, être tué[9]. »

« La miséricorde se manifeste sans compromettre la justice, soit qu’on l’exerce à l’égard d’un indigent, ou qu’on pardonne à un repentant » (Cité de Dieu IX, 10)

3. Comment concilier cet excès de miséricorde avec la rigueur de la justice[10] ? Augustin est d’abord persuadé qu’en Dieu, la justice ne disparaît pas dans la miséricorde, ni inversement la miséricorde dans la justice. Justice et miséricorde cohabitent harmonieusement. « La miséricorde se manifeste sans compromettre la justice, soit qu’on l’exerce à l’égard d’un indigent, ou qu’on pardonne à un repentant » (Cité de Dieu IX, 10). Les deux sont inséparables en Dieu. Augustin estime qu’on doit tenir ensemble ces deux affirmations de l’Ecriture, l’une mettant en valeur la miséricorde : « Toutes les routes du Seigneur sont amour et vérité » (Ps 25,10), et l’autre lui attribuant la justice : « Le Seigneur est justice en toutes ses voies » (Ps 145, 17). Comment accorder les deux ?

« Gardez-vous de croire que ces deux attributs puissent être séparés en Dieu. Il semble en effet qu’ils soient contradictoires, et que la miséricorde ne devrait point se réserver le jugement, comme le jugement devrait se faire sans miséricorde. Mais Dieu est tout-puissant, et dans sa miséricorde il exerce la justice, comme dans le jugement il n’oublie point la miséricorde…Toi aussi sois juste et miséricordieux. Ces deux attributs sont-ils exclusivement ceux de Dieu et non des hommes ? » (Ps 32, 2, 11-12).

Si miséricorde et justice sont inséparables, il faut dire plus : toujours la miséricorde est nécessaire, pour tout homme, même le plus vertueux, car aucun n’est sans péché. Sans elle, il lui est impossible d’arriver au salut.

Que les deux attributs se trouvent conjointement en Dieu, le Christ l’a manifesté à travers sa rencontre avec la femme adultère. Il ne conteste pas la loi qui exige la lapidation, mais ceux qui accusent la femme, étant eux-mêmes pécheurs, sont mal placés pour appliquer cette sentence de justice. Par conséquent, qu’ils laissent partir cette femme, ou alors qu’ils subissent avec elle le châtiment qu’imposerait la justice. Quelle va être l’attitude de Jésus ? Le dilemme est le suivant : « Que cette femme adultère ne soit pas lapidée, il serait convaincu d’injustice ; s’il disait : qu’elle soit lapidée, il paraîtrait manquer à la bonté ; qu’il dise ce que doit dire celui qui est bon et juste…Telle est la sentence de la Justice : que la pécheresse soit punie, mais non par des pécheurs… ». Jésus, lui qui est sans péché, va-t-il appliquer la loi qui exige le châtiment ? Après la débandade des accusateurs, « ils ne restèrent plus que deux, la misérable et la Miséricorde (misera et Misericordia)…Nous avons entendu la voix de la Justice, écoutons aussi celle de la Bonté. » « Le Seigneur a donc condamné, mais il a condamné le péché, non le pécheur[11] ».

Si miséricorde et justice sont inséparables, il faut dire plus : toujours la miséricorde est nécessaire, pour tout homme, même le plus vertueux, car aucun n’est sans péché. Sans elle, il lui est impossible d’arriver au salut. La miséricorde dépasse donc la stricte justice. Elle n’enferme pas dans le péché ; elle ne laisse pas le pécheur ployer sous le poids du passé, mais lui ouvre un avenir (Ps 50, 8). Si la miséricorde divine est en excès par rapport à la justice, elle n’exclut cependant pas le jugement ni même la damnation des mauvais qui refusent la conversion. « Ces mots de l’Apôtre : Dieu en effet les a enfermés dans l’infidélité pour faire à tous miséricorde (Rm 11, 32), ne signifient pas qu’il ne damnera personne » (CD 21, 24 BA 37 p. 481). Augustin dénonce l’erreur d’Origène et de ceux qu’on appelle les « miséricordieux » qui estiment que Dieu accordera le salut in fine à tous les damnés, anges et hommes (CD 37, p. 449 sv.). Une telle opinion lui paraît contredire les vérités les plus fondamentales de l’Evangile. On se heurte ici au mystère insondable de la grâce divine, offerte à tous, et de la liberté humaine, qui peut la refuser et ainsi se condamner elle-même.

III L’Eglise un pont de miséricorde

La miséricorde du Fils, prenant la forme de serviteur (forma servi), doit devenir l’exemple à imiter par l’Eglise et par chaque chrétien. Le Christ nous presse de nous faire serviteurs à notre tour. La miséricorde trouve ici son expression dans la charité fraternelle. Le sermon 207, 1, pour le temps de carême, insiste en particulier sur l’aumône, en faisant observer que, en grec, aumône se dit justement miséricorde. Mais l’aumône ne consiste pas seulement à donner du pain à celui qui a faim. La miséricorde du Christ s’étend à toutes les détresses humaines. C’est la même extension que doit viser la miséricorde de l’Eglise. Dans son commentaire du psaume 60, 6, Augustin attend de l’Eglise qu’elle soit un « pont de miséricorde » (pontem misericordiae) parmi les hommes. Elle a été établie dans le temps pour servir de pont vers l’éternité, fonction qu’elle remplit en exerçant sa miséricorde envers tous les hommes et envers le tout de l’homme, corps et âme.

Si l’Eglise est un « pont de miséricorde », c’est qu’il lui revient d’assurer à toutes les générations la traversée du siècle vers l’éternité.

1. Si l’Eglise est un « pont de miséricorde », c’est qu’il lui revient d’assurer à toutes les générations la traversée du siècle vers l’éternité. Sa mission se situe dans le prolongement de celle du Christ. Dans son commentaire du psaume 60, Augustin rappelle à l’homme sa condition de pèlerin et d’étranger, mais aussi sa vocation divine qu’il risque toujours de négliger : « Tu n’es donc qu’un étranger en ce monde…Le Seigneur nous donnera une habitation éternelle dans les cieux. » Mais alors pourquoi l’Eglise doit-elle s’attarder sur terre ? Si sa présence sur terre doit se prolonger jusqu’à la fin des siècles, c’est que sa mission ne sera pas achevée avant l’écoulement de tous les siècles. Elle doit faire traverser les siècles à toutes les générations, jusqu’à la fin. C’est pourquoi elle a été établie comme un « pont de miséricorde » pour tous les hommes à travers toute la durée des siècles. Sa mission ne s’arrêtera qu’au terme du temps, quand toute l’humanité sera rassemblée :

« Tu voudrais que les jours de l’épreuve fussent en petit nombre ; mais si l’Eglise ne devait rester que peu de temps au milieu du monde, si son existence ne devait se prolonger jusqu’à la fin, comment parviendrait-elle à réunir, dans son sein, tous ses enfants ? Ne porte pas envie à tous ceux qui doivent venir après toi dans la suite des ans ; et, parce que tu as franchi le torrent, veuille ne pas couper le pont que la miséricorde divine a établi pour le passage de ceux qui te suivront ; laisse-le subsister jusqu’à la fin des temps. » (Ps 60, 6)

« Il ne demande qu’indulgence et pardon. Ouvrez donc les yeux sur lui ; dilatez vos cœurs en faveur de cet homme repentant, nous vous en conjurons : celui que vous voyez, aimez-le du fond de vos entrailles ; portez incessamment sur lui vos regards… Ces soins et cette vigilance seront, de votre part, œuvre de miséricorde » (Ps 61, 23).

2. Si l’Eglise est un pont de miséricorde pour tous les hommes et toutes les générations, elle l’est de façon toute spéciale pour les pécheurs. Sa miséricorde à l’égard des pécheurs doit être à l’exemple de celle du Christ, sans limites. Voici concrètement jusqu’où cela peut conduire. Augustin, qui vient de commenter le psaume 61, voit au milieu du peuple un homme qui s’était laissé égarer dans l’astrologie et qui demande à être réintégré dans la communion ecclésiale. Les chrétiens ne sont pas très enthousiastes à la perspective de son retour. Ils ont des griefs sérieux à faire valoir contre lui : « A combien de chrétiens il a extorqué de l’argent ? Vous vous en feriez difficilement une idée ». Pourtant, l’Eglise ne peut pas rester indifférente à sa démarche de conversion. L’accueil d’Augustin est très cordial. « L’Eglise veut faire entrer aussi dans son corps l’homme que vous avez sous les yeux ». Il le confie donc aux présents et aux absents, en leur demandant d’ouvrir leur cœur et de l’accueillir en faisant preuve de miséricorde :

« Il ne demande qu’indulgence et pardon. Ouvrez donc les yeux sur lui ; dilatez vos cœurs en faveur de cet homme repentant, nous vous en conjurons : celui que vous voyez, aimez-le du fond de vos entrailles ; portez incessamment sur lui vos regards… Ces soins et cette vigilance seront, de votre part, œuvre de miséricorde » (Ps 61, 23).

3. Ce n’est seulement l’Eglise comme corps du Christ qui doit pratiquer la miséricorde. Tout comme le Christ s’est fait serviteur, chacun de ses membres est appelé à l’imiter. En quoi consiste la miséricorde pour le chrétien ? Augustin distingue deux sortes d’œuvres de miséricorde, celles qui concernent le corps et celles qui concernent l’âme. « Ce qui regarde le bien du corps on l’appelle médecine, le bien de l’âme éducation » (Les mœurs de l’Eglise 27, 52). La médecine est à entendre au sens large. Sont appelés « miséricordieux », au sens ordinaire du terme, précise-t-il, tous ceux qui « fournissent, avec serviabilité et humanité, tout ce par quoi on résiste aux maux et aux incommodités de cette sorte », à savoir la faim, la soif, le froid, la chaleur, etc. On l’a vu, les sages (stoïciens) objecteront que, tout en rendant de tels services aux indigents, on ne doit se laisser atteindre par « aucune douleur de l’âme ». Sous prétexte de sagesse, répond Augustin, ces prétendus sages « se gèlent entièrement dans une rigoureuse inhumanité » (ib. 27 53). Se laisser atteindre, et même troubler, par la misère d’autrui est un signe d’humanité.

Si le bien du corps relève de la médecine, celui de l’âme fait appel à l’éducation, la « médecine de l’âme » (ib. 28, 56). Cette dimension spirituelle de la miséricorde « comporte deux choses : la coercition et l’instruction » :

« Quant à l’éducation qui instaure la santé de l’esprit lui-même, sans laquelle celle du corps ne sert à rien pour écarter les misères, c’est une chose difficile au plus haut point. Et de même que dans le corps, disions-nous, autre chose est de guérir les maladies et les blessures, ce que peu d’hommes peuvent faire bien, autre chose d’apaiser la faim et la soif et les autres besoins à propos desquels n’importe où n’importe quel homme peut venir en aide à l’homme : de même il y a dans l’âme des besoins qui ne requièrent absolument pas une puissance supérieure et une rare maîtrise, par exemple, lorsque nous conseillons et persuadons de donner aux nécessiteux ces secours qu’il est un devoir de donner au corps, comme nous l’avons dit… Mais il y a d’autres cas où des maladies de l’âme d’espèces multiples et variées se guérissent par un grand remède, proprement ineffable. Et si cette médecine n’était pas envoyée divinement aux peuples, il n’y aurait aucune espérance de salut, tant est immodérée la progression de leurs péchés. Aussi bien, la médecine du corps elle-même, si l’on cherche plus haut l’origine des choses, on ne trouve pas d’où elle a pu venir aux hommes, sinon de Dieu, à qui il faut attribuer l’établissement et la conservation de toutes choses » (ib. 28, 55).

Conclusion.

« Ce qui est vraiment un effet de sa miséricorde (misericordia), c’est de nous purifier de nos péchés et de nous libérer pour toujours de notre misère (miseria) » (Ps 135, 4).

Augustin est devenu peu à peu conscient de sa misère en même temps que de la miséricorde de Dieu, si bien qu’il dira en résumé de la condition de l’homme devant Dieu : « Tu es miséricorde, je suis misère : misericors es, miser sum » (Conf. X, 28, 39). Il n’y a de salut pour l’homme affligé de misères que dans la miséricorde de Dieu. Dans notre condition humaine, la médecine de l’âme lui paraît plus utile que celle du corps, en tous les cas plus urgente. Que sert en effet à l’homme de sauver son corps s’il en vient à perdre son âme ? Il reste qu’au fondement de l’une et de l’autre se trouve la même miséricorde de Dieu, un Dieu qui ne consent pas à la perte de l’homme. Sa miséricorde s’est manifestée sans réserve dans le Christ, qui libérait du péché, sans négliger la libération des corps. C’est cette même miséricorde qui doit inspirer l’action de l’Eglise, comme celle du chrétien, « ponts de miséricorde » à travers les siècles pour conduire les hommes vers la Patrie. S’il y a un motif pour les hommes de rendre grâce, c’est pour la miséricorde que Dieu leur a manifestée en les créant, c’est-à-dire en les appelant à la vie, plus encore en les rachetant, c’est-à-dire en les libérant du péché et en leur ouvrant dans le Christ le chemin de l’éternité.

« Ce qui est vraiment un effet de sa miséricorde (misericordia), c’est de nous purifier de nos péchés et de nous libérer pour toujours de notre misère (miseria) » (Ps 135, 4).

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

« Veillez à la miséricorde et à la justice », commentaire d’Augustin

Psaume 32 , 2, 11-12

Tu as entendu, ô mon frère, comment Dieu exerce la miséricorde et le jugement, et toi aussi sois juste et miséricordieux

Gardez-vous de croire que ces deux attributs puissent être séparés en Dieu. Il semble en effet qu’ils soient contradictoires, et que la miséricorde ne devrait point se réserver le jugement, comme le jugement devrait se faire sans miséricorde. Mais Dieu est tout-puissant, et dans sa miséricorde il exerce la justice, comme dans ses jugements il n’oublie point la miséricorde. Car il nous prend en pitié, il considère en nous son image, notre fragilité, nos erreurs, notre aveuglement, et il nous appelle, et il pardonne les fautes à ceux qui se tournent vers lui, mais il les retient à ceux qui ne se convertissent point. Est-il miséricordieux pour ceux qui sont injustes ? Abandonne-t-il pour cela sa justice, et doit-il confondre le juste avec l’injuste ? Vous paraîtrait-il juste de traiter de la même manière le pécheur qui se convertit et celui qui ne se convertit point, de faire le même accueil à celui qui avoue ses fautes et à celui qui les déguise, à l’homme humble et à l’homme superbe ? Dieu donc exerce la justice, tout en faisant miséricorde, et dans cette justice, il exercera sa miséricorde (…) (Ps 32, 2, 11)

Tu as entendu, ô mon frère, comment Dieu exerce la miséricorde et le jugement, et toi aussi sois juste et miséricordieux. Ces deux attributs sont-ils exclusivement ceux de Dieu et non des hommes ? S’ils ne regardaient point les hommes, Dieu ne dirait pas aux pharisiens : « Vous omettez ce qu’il y a de plus important dans la loi : la justice et la miséricorde » (Mt 23, 23). » Garde-toi de croire que tu ne doives exercer que la miséricorde et non le jugement.

Tu es quelquefois arbitre dans un différend entre deux hommes, dont l’un est riche et l’autre pauvre ; et il arrive que la mauvaise cause est celle du pauvre, tandis que le riche soutient la vérité ; si tu es ignorant dans les choses de Dieu, tu croiras bien faire de prendre le pauvre en pitié, d’atténuer, de cacher son tort, de vouloir le justifier, afin qu’il paraisse avoir pour lui le bon droit ; et si l’on te reproche l’injustice de la sentence, tu prends pour excuse une fausse miséricorde, en disant : je sais tout cela, j’ai compris l’affaire, mais c’était un pauvre, il fallait avoir pitié. N’est-ce pas là faire miséricorde au détriment de la justice ? Mais comment, diras-tu, pouvoir être juste sans oublier la miséricorde ? J’aurais prononcé contre le pauvre qui n’avait pas de quoi payer, ou s’il avait pu payer, il n’aurait plus rien eu pour vivre ? Voici la réponse de Dieu : « Tu ne feras pas acception du pauvre dans tes jugements. » (Ex 33, 3) Quant au riche, il est aisé de comprendre qu’on ne doit point faire acception en sa faveur (…)

Mais il fallait être à la fois juste et miséricordieux. Quelle est d’abord cette miséricorde qui consiste à favoriser l’injustice ? Tu as ménagé sa bourse, mais percé son cœur : ce pauvre est demeuré dans l’injustice, et dans une injustice d’autant plus funeste qu’il te voit favoriser son injustice, toi qu’il croyait un homme juste (…) Mais, diras-tu, que fallait-il faire ? Il fallait parler selon la justice, reprendre le pauvre, fléchir le riche. Il y a un temps pour juger et un temps pour demander. Quand le riche t’aurait vu garder les règles de l’équité, ne pas favoriser dans le pauvre son arrogante injustice, n’aurait-il pas été incliné à lui faire grâce sur sa demande, dans la joie que lui aurait causé ta sentence ? (Ps 32, 2, 12).

Augustin maître sirituel
L’urgence de la miséricorde, par Dominique LANG – Augustin, adversaire des « miséricordieux », Marcel NEUSCH

L’urgence de la miséricorde, par Dominique LANG

La confessio dans les psaumes selon Saint Augustin

En fait, les psaumes, comme prière liturgique et comme textes charnières pour les auteurs bibliques eux-mêmes, sont pour lui un magnifique jardin théologique.

Les commentaires de l’intégralité des psaumes par Augustin d’Hippone constituent un monument de la foi chrétienne et de l’exégèse biblique. Une véritable cathédrale, dans laquelle on peut redécouvrir toute l’ardeur pastorale de l’évêque d’Hippone. Homélie après homélie, Augustin prend le texte des psaumes à bras le corps. Tantôt parcourant le texte verset après verset, à grande vitesse. Tantôt, déployant patiemment une pensée qui s’appuie sur le texte biblique autant qu’elle se laisse déplacer par lui. En fait, les psaumes, comme prière liturgique et comme textes charnières pour les auteurs bibliques eux-mêmes, sont pour lui un magnifique jardin théologique.

Augustin tire sur les fils du texte pour montrer la trame de ce grand tissu des Ecritures aux motifs subtils et majestueux. Avec au centre, toujours la même « navette » qui fait avancer le travail de tissage biblique : la figure salvifique du Christ. Dans les psaumes, c’est le Christ qu’Augustin contemple. Avec l’auteur des psaumes, qu’Augustin accueille comme étant le roi David lui-même, figure pré-messianique par excellence, il voit comment en avant et en arrière de l’histoire, l’œuvre de résurrection du Christ s’est déployée. Ce va-et-vient constitue aussi pour lui une invitation dynamique pour le croyant à « revenir » en « confessant » l’humilité de son chemin et la grandeur de Dieu. Le thème de la « miséricorde » dans les psaumes n’est donc pas simplement l’occasion d’évoquer la vie morale du chrétien. Il lui permet inlassablement de souligner l’urgence de la conversion, du retour au Christ, pour sortir de l’enfermement sur soi et ainsi accueillir le Dieu qui vient.

Dans le cadre de notre réflexion, nous avons parcouru les commentaires de six psaumes différents[1], psaumes répartis tout au long du psautier et qui expriment, à divers titres, une invitation au pardon des péchés.

1. Les psaumes de la miséricorde interprétés à la lumière de saint Paul

Il n’est pas difficile de voir que la clé de lecture théologique des psaumes évoquant la question du pardon des péchés, Augustin la trouve chez saint Paul. Une théologie de la grâce préalable à tout effort du croyant (justification) est déclinée sans cesse tout au long des commentaires. D’autres thématiques pauliniennes sont aussi présentes : on peut citer la comparaison entre la loi de Moïse et la foi d’Abraham ; la comparaison entre la foi du peuple juif et celle des païens ; et aussi la comparaison entre le premier Adam et le nouvel Adam qu’est le Christ.

Augustin saisit cette dernière comparaison pour faire comprendre que le péché a une dimension à la fois personnelle et collective. Le salut du Christ, offert à tout homme, le manifeste paradoxalement. Notre solidarité avec le vieil Adam s’exprime par le fait que le péché se répand insidieusement en tout être, au-delà même de notre volonté. Avec Adam, nous partageons « cette fragilité de la chair, ce foyer de douleur, cette maison de pauvreté, cette chaîne de la mort, ces pièges de la tentation » (Ps. 84). Cette blessure de l’humain est aussi une blessure dans le projet divin. La colère de Dieu en est le signe. Mais plus encore, le pardon, chemin inattendu dans son ampleur. Si la colère divine se manifeste comme un relent dans l’expérience de la mort comme passage, sa miséricorde mène, elle, à la vie qui ne finit pas.

2. C’est la grâce qui nous fait chrétiens

Théologie de la grâce donc que le commentaire augustinien des psaumes évoquant la miséricorde du Dieu d’Israël permet d’expliciter, par exemple dans le psaume 31, en écho à l’utilisation qu’en fait l’Apôtre lui-même dans sa lettre aux Romains. La grâce, c’est-à-dire le don gratuit de Dieu pour le pécheur sauvé par la Croix du Christ, devient un leitmotiv de son travail homélitique. C’est « la grâce qui nous fait chrétiens » (Ps. 31). L’insistance sur cette thématique témoigne sans doute de la difficulté à la faire comprendre à ses fidèles.

Car prêcher une théologie de la grâce, c’est forcément dénoncer des formes de religiosité qui encombrent la foi chrétienne, aujourd’hui encore. L’évêque d’Hippone reconnaît ainsi deux abîmes pour le croyant (Ps. 31):

  • « fausse présomption de la bonté divine » endort la foi.
  • « vaine ostentation d’orgueil ».

« Ne vous appuyez pas sur votre justice pour espérer le ciel, lance Augustin, ni sur la divine miséricorde pour pécher. » (Ps 31)

Ces deux postures, qui ne vont pas sans rappeler en partie celles des deux fils de la parabole du Prodigue, doivent être réfutées. C’est une règle de la vie spirituelle : ce n’est « ni à droite, ni à gauche » (Pr 4,27) que se trouve l’équilibre qui permet de prétendre à la catholicité. Ces deux postures ne sont que les deux faces d’une même pièce. Le vain abaissement et la fausse élévation éloignent tous deux de l’œuvre de salut de Dieu. « Ne vous appuyez pas sur votre justice pour espérer le ciel, lance Augustin, ni sur la divine miséricorde pour pécher. » (Ps 31). Ni orgueil, ni paresse donc. Et là encore, la méditation des psaumes indique un juste chemin entre les précipices. Des vices, ils nous apprennent à nous corriger. Des vertus, à nous réjouir. Le signe de l’humilité est salutaire, rappelle souvent Augustin. Par exemple en évoquant, dans le commentaire du psaume 50, la figure du roi David : le souvenir de sa chute doit nous inviter à la modestie et à la prudence. Nous ne sommes pas plus forts que cette impressionnante figure-phare de la foi de l’Ancien Testament.

Pour ne pas tomber dans ces précipices insidieux, Augustin met la théologie paulinienne de la grâce en équilibre avec celle des œuvres de la lettre de saint Jacques. Si la foi est comme un arbre, elle doit aller jusqu’à s’épanouir dans les fruits d’une vie charitable, explique ainsi Augustin. Mais, insiste t-il, c’est bien la foi qui donne le sens. « Tiens donc ferme dans la foi, si tu veux agir. » (Ps 31). Ce n’est pas tant l’habilité du commandant d’un navire tenant son gouvernail qui prime que de savoir où est la bonne direction à suivre (Ps. 31). « La foi est sans œuvres si elle est sans charité. ». Car le risque est grand qu’il y ait une source d’impiété dans des œuvres personnelles mêlées d’orgueil. Sans la foi, ni l’action ni l’espérance n’a de sens. Par la foi, nous redressons notre route.

3. Le médecin capable de nous guérir, c’est le Christ

Orateur habile, Augustin multiplie les métaphores, les images et les récits pour éclairer sa catéchèse. La figure du médecin revient ainsi régulièrement[2], par exemple dans le commentaire des psaumes 84, 102 etc. Comme un médecin, Dieu, par son Fils, vient révéler la source de nos « langueurs ». « Il est le médecin qui nous guérit, afin de nous montrer la lumière et cette lumière que nous pourrons voir, c’est lui-même. » (Ps. 84).

« Demandons à Dieu, que dans sa miséricorde il leur donne la lumière qui condamne ces folies, l’amour qui les fuit, le pardon qui les oublie. » (Ps. 50).

Car nous sommes de grands corps malades, en lutte, dans une guerre intérieure permanente qui nous épuise. Tout en nous est pris entre faims, soifs, tentations, fatigues, accablements. Et même, n’est-il pas paradoxal, souligne Augustin que tout ce que nous prolongeons trop longtemps dans notre vie mène à la mort ? (Ps. 84). Ces abîmes intérieurs appellent à une urgente guérison.

Mais de cette maladie mortelle dont la racine est le péché, on ne peut guérir qu’en osant une véritable lucidité sur soi-même. Reconnaître le mal à l’œuvre en nous et comment nous l’entretenons est le premier pas vers la guérison. Citant l’exemple des chrétiens qui, absent à l’office qu’il célèbre, préfèrent se rendre aux jeux du cirque, Augustin met à jour la superstition de cette démarche, sans oublier de prier pour ces frères absents : « Demandons à Dieu, que dans sa miséricorde il leur donne la lumière qui condamne ces folies, l’amour qui les fuit, le pardon qui les oublie. » (Ps. 50).

En évoquant l’adultère et le crime du roi David, dans le psaume 50, Augustin dénonce ceux qui voudraient se réfugier derrière ce piteux exemple d’un croyant de la Bible, et il souligne l’intensité de la guérison qui s’est opérée en lui par la confession de son mal. « Ce psaume est donc de nature à mettre sur leurs gardes ceux qui ne sont pas tombés encore et prémunir contre le désespoir ceux qui sont tombés ». Et en contemplant la « guérison » de David, nous sommes invités à accueillir la nôtre. Car, « si tu n’as pas pu fermer ton cœur au péché, du moins ne le ferme pas à l’espérance du pardon ».

L’autre épisode cher à Augustin vient des récits évangéliques. Si David, un homme, s’est rendu adultère, qu’en est-il de la femme adultère jetée aux pieds de Jésus ? Le récit montre comment ceux qui condamnaient la pécheresse n’étaient pas prêts à regarder leur propre mal, et se sont éloignés de la source de vie. « Il ne resta que la femme adultère avec le Seigneur, que la malade avec le médecin. Que la profonde misère avec la profonde miséricorde. » (Ps. 50). Dieu redresse et châtie sans maudire, exprime Augustin (Ps. 84) : voilà la délivrance. Ce Dieu qui « couvre les péchés » (Ps. 84) interrompt donc le cycle de la colère vengeresse et nous invite à faire de même. Ainsi pouvons-nous guérir, nous sachant soignés à la racine de notre mal, et persévérants jusqu’à la rémission finale.

La métaphore médicale est aussi déployée dans le commentaire du psaume 102, en évoquant l’épisode de la piscine probatique à Jérusalem. Ce haut-lieu du judaïsme de l’époque de Jésus est pour l’exégèse d’Augustin une traduction concrète de ce que provoque intérieurement la loi juive : elle montre la maladie, comme cette piscine expose les corps malades, mais sans guérir. Nécessaire donc, mais pas suffisante. Et il faut être plongés, un par un, dans l’eau troublée de la piscine pour être sauvés. Augustin y voit une annonce des temps troublés de la passion du Christ, seule source du salut. La loi montre le péché des « forts ». Le pardon sauve en relevant les « faibles ». « Que Dieu cache tes blessures. Ne le fais point toi-même » (Ps 31). Voilà le chemin de la guérison véritable.

4. Dieu se tient proche du cœur brisé

Ce sont les « Nathanaël » de tout temps que Jésus cherche et regarde. Symbole de cet homme natif, encore sous la « chair », mais sauvé par le Christ. Dieu sait trouver cet homme « sous le figuier », sous les branchages du péché dans lesquels il ne se cache pas. (Ps. 31).

Dans la même veine, Augustin insiste souvent pour rappeler que ce que Dieu cherche, ce n’est pas le péché mais le pécheur. Ainsi, quand il est invité, dans les psaumes, à « détourner ses yeux » du péché (par. ex. Ps 31 et 50), Augustin l’interprète directement dans ce sens. Ce sont les « Nathanaël » de tout temps que Jésus cherche et regarde. Symbole de cet homme natif, encore sous la « chair », mais sauvé par le Christ. Dieu sait trouver cet homme « sous le figuier », sous les branchages du péché dans lesquels il ne se cache pas. (Ps. 31). En contre-point, le thème de la « dissimulation » est récurrent dans les commentaires. Tout comme celui de l’orgueil, qu’il met à jour à maintes reprises avec la parabole du publicain et du pécheur (par exemple Ps 84). Dans ce récit présentant deux manières de se tenir devant Dieu, l’un rend grâce non pas pour le bien déposé en lui, mais pour s’en vanter. L’autre, au loin, humilié par ce qu’il sait de lui-même, découvre la proximité d’un Dieu qui « se tient proche du cœur brisé ». Cet enseignement spirituel est central pour Augustin car il fait aussi écho à la démarche d’abaissement et d’élévation du Christ lui-même. On comprend du coup en quoi le fait de se savoir pardonné par un Dieu miséricordieux relève d’une vraie expérience de libération, de dé-fatalisation du monde[3]. En reconnaissant que c’est bien moi qui ai consenti au mal, je reconnais aussi que c’est Dieu qui, en moi, a consenti au bien, à mon salut, librement par grâce. Quelle bonne nouvelle ! D’autant que ce salut s’énonce dans l’humilité même du Dieu de Jésus Christ et de sa révélation sur la croix. Si les « grandes eaux » (cf. Ps. 31) des doctrines en tout genre nous éloignent encore de Dieu, l’eau du baptême en Christ nous sauve une fois pour toutes (Ps. 31).

5. Que ta volonté se conforme à celle de Dieu !

Comment un bout de bois tordu peut-il être posé correctement sur une surface plane ? L’image est parlante pour dire cet écart entre la créature et son Créateur. Il y a donc un pari dans la foi à oser : celui de glorifier Dieu en toute chose ! Chemin de la patience, de la pureté, de l’espérance, de l’amour au bout du compte, comme nous pouvons en faire l’expérience dans nos relations ordinaires.

Avec des accents très contemporains, Augustin souligne combien les raisonnements en tout genre que nous faisons sur Dieu peuvent nous mener à l’impasse et empêcher d’entrer dans un pardon qui libère. Ses réflexions sur le Dieu « injuste » sonnent comme un coup de tonnerre dans notre horizon de foi. Car Augustin invite le croyant à accueillir l’œuvre de Dieu en toute chose, en tout événement de notre vie, qu’il soit facile ou difficile. Affirmation délicate peut-être pour nous qui sommes plus sensibles à l’affirmation de la bonté intrinsèque de Dieu.

Et pourtant, l’invitation augustinienne mérite qu’on s’y arrête. Car si nous n’accueillons Dieu que dans la partie « facile » de notre existence, où est-il dans les temps difficiles ? Si nous l’excluons trop facilement des temps difficiles, le reconnaîtrons nous à l’œuvre aussi dans l’épreuve, lui le Dieu qui sauve ?

Pour Augustin, l’enjeu pastoral est essentiel, tant les conclusions trop rapides tirées de l’apparente injustice du monde peuvent nous éloigner du pardon de Dieu pour nos vies. Cette perversion de l’intelligence, Augustin va s’attacher à la dénoncer sans cesse. Ces raisonnements anciens et nouveaux qui affirment au bout du compte soit que Dieu n’existe pas, soit qu’il est injuste, soit qu’il est sans relation avec ce monde ici bas[4], détruisent ce qui fait l’essence même de l’expérience chrétienne. Et donc aussi le cheminement vers le salut qu’elle offre. Car, explique Augustin, comment un bout de bois tordu peut-il être posé correctement sur une surface plane ? L’image est parlante pour dire cet écart entre la créature et son Créateur. Il y a donc un pari dans la foi à oser : celui de glorifier Dieu en toute chose ! Chemin de la patience, de la pureté, de l’espérance, de l’amour au bout du compte, comme nous pouvons en faire l’expérience dans nos relations ordinaires. Il y a dans l’expérience humaine, à l’image du Christ dans sa passion, des tristesses qui mènent paradoxalement à la joie. Ce n’est pas une invitation doloriste que fait Augustin ici, mais celle de lire notre existence à une autre aune que celle du règlement de comptes avec Dieu. Sinon, comment être sauvé ? « Voilà deux volontés. Que la tienne se conforme donc à celle de Dieu et non pas que celle de Dieu s’assouplisse à la tienne. Car la tienne est dépravée. Celle de Dieu est la règle même : que la règle subsiste afin qu’elle serve à redresser tout ce qui est tortueux. » (Ps. 31)

6. Porte le fardeau de ton frère !

De plus, Augustin souligne que le pardon change notre manière de vivre ensemble. Il utilise, pour illustrer cela, l’image des cerfs traversant à la nage un fleuve. On croyait, au temps d’Augustin, voir ces animaux, à la file, poser leur tête sur le corps du précédent pour éviter de s’épuiser. Seul le cerf de tête tient sa tête hors de l’eau, et encore, fatigué, il se fait relayer dans son effort. Pour Augustin, voilà une merveilleuse métaphore d’un pardon qui nous aide à porter notre propre infirmité, par l’intermédiaire de nos frères. Porter le fardeau de son frère libère plus qu’il n’alourdit. « Un homme te blesse et te demande pardon. Lui refuser ce pardon, c’est ne point porter le fardeau de ton frère. Lui pardonner, c’est le porter dans son infirmité. » (Ps. 129). La charité est ce vaisseau qui fait surnager hors du fleuve du péché qui nous menace. « Supporter la faiblesse de son frère, ce n’est pas pour te charger de ses péchés. Mais y consentir, c’est te charger des tiens et non des siens. » (Ps. 129). Apprendre à porter le fardeau d’un frère, c’est aussi se préparer pour que d’autres puissent porter le mien (cf. Gal 6,2). Un tel pardon prépare alors à accueillir le Royaume qui vient.

7. Rappelle-toi, Seigneur, ta tendresse, qui est de toujours !

Notre expérience quotidienne est celle des « vigiles », dans l’attente de voir plus clairement la lumière de la résurrection du Christ déjà à l’œuvre. Tenir bon dans cette veille, change notre regard sur nos projets humains. Il ne s’agit pas tant de réussir sa vie que de l’orienter vers la Lumière.

Augustin s’étonne de voir que le psaume 84 parle de l’avenir au passé. Dans des versets que le chrétien comprend facilement comme annonçant la passion du Christ, l’auteur biblique s’exprime pourtant au passé pour des croyants juifs qui n’ont aucune idée encore de l’œuvre rédemptrice du messie à venir. Comme si le salut annoncé par le Christ devait être compris comme se projetant en avant et en arrière de nos propres expériences de foi.

C’est peut-être ce que le thème biblique des rappels faits à Dieu exprime aussi. « Rappelle-toi, Seigneur, ta tendresse, ton amour qui est de toujours. Oublie les révoltes, les péchés de ma jeunesse, dans ton amour, ne m’oublie pas », chante ainsi le psaume 24 (v. 6-7). Cette remise en mémoire des œuvres du salut, notons-le, s’accompagne d’une invitation à l’oubli de notre péché et d’une réelle préoccupation pour le pécheur. Cette intuition théologique de l’écrivain du psaume émerveille Augustin. Comme si, entre l’éternité des œuvres de salut de Dieu et l’espérance du croyant d’être sauvé individuellement, il y avait une même affirmation. En rappelant les merveilles du salut (à) de Dieu, le croyant biblique est aussi obligé de réaliser que le pardon lui est aussi offert, salut actualisé à sa hauteur. Car « pendant le cours de cette vie terrestre, la miséricorde attendait mon retour », souligne ainsi Augustin.

Il y a une autre dimension qu’Augustin souligne dans le rapport au temps pour le chrétien en marche. Notre expérience quotidienne est celle des « vigiles », dans l’attente de voir plus clairement la lumière de la résurrection du Christ déjà à l’œuvre. Tenir bon dans cette veille, change notre regard sur nos projets humains. Il ne s’agit pas tant de réussir sa vie que de l’orienter vers la Lumière. Une espérance qui libère donc de la crainte de la mort dans laquelle nous maintient une pensée de la « réussite ». Et qui fait tenir jusqu’à la fin du « jour » où s’accomplira la vision du Vivant. Cette veille qui est le lot de notre quotidien est une chance pour Augustin. L’espace d’une conversion possible entre le pardon déjà accordé et le jugement à venir. « De toutes parts, il nous invite à nous corriger, de toutes parts, il nous convie à la pénitence. Il nous appelle par les biens qu’il nous crée. Il nous appelle en nous donnant le temps de vivre. Il nous appelle par une lecture, par l’explication d’un passage, par une pensée intime, par le fouet de ses châtiments, par sa consolante miséricorde. » (Ps. 102).

Il s’agit surtout, pour Augustin, de ne pas repousser sans cesse la conversion à demain. A l’image des corbeaux qui s’écrient : « Cras, cras » (en latin, demain ! demain !) et qui n’y reviennent pas, Augustin invite plutôt à être comme la colombe de l’arche de Noé qui gémit et qui revient à bord ! (Ps. 102). « Prends garde d’être à toi-même ton enfer », conseille encore Augustin (Ps 102). Dans la fragilité de nos existences passagères, comme l’herbe, Dieu nous invite à porter d’urgence quelques fleurs. L’incarnation du Verbe dans notre chair, dans cette herbe passagère, le rend possible.

8. Dieu juge le péché, non le pécheur !

Augustin revient souvent sur cette séparation qu’il fait entre la « miséricorde », qui est déjà à l’œuvre, par le pardon ferme des péchés obtenu par la croix du Christ, et le « jugement » à venir, qui nous invite à la patience et à la persévérance. C’est dans cet espace que nous devons travailler à tenir vive la mémoire miséricordieuse du Seigneur en nous. Héritage biblique qu’Augustin apprécie : c’est là le travail des doux des Béatitudes, de ceux qui se préparent à hériter de la terre promise. Si le temps présent de la miséricorde nous invite à fuir l’orgueil, le temps à venir nous provoque à nous ajuster à la clémence d’un Dieu miséricordieux pour les miséricordieux. Voilà la source du repos spirituel, thème augustinien par excellence s’il en est.

« Veux tu que la justice de Dieu ne devienne point un mal pour toi ? Que ton iniquité ne soit plus un mal devant Dieu. » (Ps. 102).

Puisque Dieu hait le péché, le jugement à venir est nécessaire, selon Augustin. Il est cette ultime épreuve que préfigure en quelque sorte le prophète Nathan envoyé au roi David, lui révélant l’emprise de sa faute. D’autant plus que David, pécheur pardonné, préfigure paradoxalement le Christ, qui se révèlera comme le juste condamné injustement. De ce fait, ce Christ est le seul et unique juge possible. Il sait juger à sa juste mesure le péché et sauver le pécheur[5]. En attendant, il y encore bien des combats à mener, et des résistances dans les tribulations. Augustin invite à ne pas nous laisser prendre au piège des méchants, de ces ennemis extérieurs et intérieurs qui ruinent notre unité. Se tourner résolument vers Dieu est le seul chemin pour sortir de la confusion et de l’injustice. C’est là l’invitation essentielle de l’Eglise pour son peuple. « Veux tu que la justice de Dieu ne devienne point un mal pour toi ? Que ton iniquité ne soit plus un mal devant Dieu. » (Ps. 102).

La question de la justice est importante pour saisir ce que Dieu fait en nous. « Vois ce que tu dois acheter, quand l’acheter, combien l’acheter. Tu achètes en effet le Royaume des cieux, et tu ne saurais l’acheter qu’en cette vie. Et vois combien peu tu l’achètes, car il t’en coûtera seulement ce que tu peux avoir. » (Ps. 102). Cette justice à l’œuvre, que l’on essaye d’exercer soi-même par exemple quand on répond à la demande d’un mendiant. Mais Augustin prévient : « Le mendiant te cherche, mais toi recherche le juste. » (Ps. 102). Travailler à la justice c’est donc d’abord démasquer l’injustice. Cette distinction entre péché et pécheur est récurrente dans l’approche spirituelle d’Augustin et équilibre son ton parfois vindicatif. Dans le Christ, cette distinction est possible et nécessaire. Car du coup, ce sont aussi nos complaisances faciles avec le péché qui peuvent être démasquées, même et surtout dans nos bonnes actions. C’est à l’homme sauvé par Dieu qu’il faut donner, non au pécheur, enfermé dans ses œuvres. Ou encore, il faut recevoir le juste, au nom du Juste et cela seul. C’est ce qu’affirment les Béatitudes. « Recevoir des injures, ce n’est point pour cela être juste. Mais celui qui est juste et que l’on outrage injustement recevra sa récompense pour l’injustice qu’il endure. » (Ps. 102).

9. Ton cœur a toujours quelqu’un qui l’écoute !

Pour Augustin, la réalité du péché maintient dans un abîme sans fond, comme l’exprime le psaume 129 par exemple. Un abîme qui n’est pas toujours apparent. Ainsi, des gens ayant des vies désordonnées peuvent se considérer heureux, souligne t-il. Faire ce que l’on veut, signe d’une liberté d’action, sonne, aujourd’hui encore, comme un rêve pour chacun. Une autonomie sans contraintes, comme source d’épanouissement personnel. Mais aussi un lieu sans parole, sans désir réel, sans vraie vie. Augustin conteste fortement cette prétention. Pour lui, « un faux bonheur n’est qu’un surcroît de malheur » (Ps. 129). Ce qui ramène à la vie, c’est le cri, comme l’enfant qui vient de naître. « Du fond de l’abîme, je crie vers toi », lance le psaume 129. Début de la délivrance, balbutiement d’une parole de reconnaissance et de salut. C’est Jonas qui, du fond de la bête, et du fond de la mer, sait se faire entendre. Voilà que le cri dans l’obscur abîme rejoint pourtant, comme une évidence, l’oreille du Seigneur. Ce désir de « l’au-dessus » de l’abîme qui nous ramène en nous, nous sort de l’abîme du mépris silencieux envers Dieu. Non sans humour, Augustin ironise : « La vie humaine est un long aboiement du péché » (Ps. 129, 2).

« Si tu n’as pas le Seigneur pour cavalier, c’est toi qui tomberas et non lui » (Ps. 31).

Du coup, ce que les psaumes apprennent au croyant, c’est d’oser dire son péché. Car « taire son péché fait vieillir ma force », explique Augustin (Ps. 31). Il décrypte ainsi finement les ressorts psychologiques du croyant qui préfère s’excuser devant Dieu plutôt que de parler en vérité. Le verset 3 du psaume 31 offre à Augustin un autre bon exemple : « Je me taisais et mes forces (« mes os », dans la traduction d’Augustin) s’épuisaient à gémir tout le jour ». Comment peut-on se taire et gémir en même temps ? s’étonne Augustin. La réponse s’impose : se taire devant Dieu, taire son péché, c’est vieillir avant l’heure, c’est faire « rugir nos os ». Alors que la parole, l’aveu de la faute tient dans la jeunesse de Dieu. La parabole du pharisien et du publicain le rappelle : aux deux types de paroles du récit, répondent les deux mains de Dieu qui nous travaillent. L’une élève et caresse le cœur droit. L’autre abaisse et s’appesantit sur le cœur endurcit.

Oui, les psaumes nous apprennent à crier. Crier en gémissant, signe de notre patience, de notre attente de ce qui advient dans nos vies. Mais aussi crier en jubilant. Ce tressaillement intérieur, expression de notre espérance et qui nous fait jouir dès à présent de l’œuvre de salut de Dieu. (Ps. 31). Ce que le psaume 102 exprime aussi par la « bénédiction ». Et si la voix bénit, c’est surtout le cœur qui, dans l’ordinaire des jours, doit bénir sans cesse. Car « ton cœur a toujours quelqu’un qui l’écoute », rappelle Augustin (Ps. 102), contrairement aux paroles qui sortent de notre bouche. De ce dialogue intérieur, naît un regard ajusté sur soi et sur Dieu. « Rends à Dieu la vérité, bénis-le dans la vérité » (Ps. 102).

A cette parole de l’homme qui se sait pécheur, Dieu répond, selon Augustin, par le don de l’intelligence. C’est là le fil rouge par exemple du psaume 31 selon Augustin. Une parole divine qui révèle ses desseins. Non pas comme le mors que l’on impose au mulet qui avance la tête haute, orgueilleuse, et dont il faut maîtriser durement la mâchoire. Mais avec le guide du bœuf ou de l’âne qui, la tête basse, reconnaissent humblement leur maître (Is 1,3). « Si tu n’as pas le Seigneur pour cavalier, c’est toi qui tomberas et non lui » (Ps. 31).

En guise de conclusion

Augustin rappelle régulièrement à ses fidèles que dans la foi chrétienne le bonheur ne relève pas d’une félicité éthérée. Il ne s’agit même pas de rêver un monde sans péché : car le péché, il est encore partout, nous le voyons bien ! De manière étonnante, ce qui nous rend à notre bonheur, c’est de se savoir pécheur définitivement pardonné par grâce. Voilà la libération qui nous sort de la condamnation et de l’esclavage. « C’est par le pardon que tu commences à être dans la foi ». (Ps 31). Rappelant la parabole du bon samaritain (Lc 10, 30 ss.), Augustin explique que nous resterons toujours cet homme blessé pris en charge par cet « étranger » de passage qu’est le Christ. Expérience inaccessible à l’orgueil des pharisiens en tout genre.

Ainsi pourrons-nous tenter de porter du fruit à notre tour. « Tu peux avoir des péchés, mais un bon fruit, tu le tiendras de celui-là seul à qui tu confies tes fautes. » (Ps. 84). Nous entrons dans la ressemblance de Dieu quand nous haïssons comme lui le péché. « Ce qu’il aime de toi, n’est point l’accroissement de sa gloire, mais ce qui peut le conduire à lui. » (Ps. 102). Notre conversion s’opère alors, entrant dans cette « douceur » nouvelle qui annonce le Royaume. La confession du péché est, comme l’annonce Jean-Baptiste, une manière de préparer le chemin pour Dieu. Ainsi, « il trouvera en toi où poser ses pas et y venir (…) Confesser ta vie, c’est ouvrir la voie. Et le Christ viendra et il marquera ses pas dans la voie, pour t’apprendre à marcher sur ses traces. » (Ps. 84).

Dominique LANG
Augustin de l’Assomption

Annexe. Les psaumes étudiés dans l’article sont :

– le psaume 25(24). Extrait : « Oublie les révoltes, les péchés de ma jeunesse, dans ton amour, ne m’oublie pas. Il est droit, il est bon le Seigneur, lui qui montre aux pécheurs le chemin. » (v. 7-8)

– le psaume 31(32). Extrait : « Heureux l’homme dont la faute est enlevée et le péché remis » (v. 1)

– le psaume 50(51). Extrait : « Pitié pour moi, mon Dieu, dans ton amour, selon ta grande miséricorde, efface mon péché. » (v. 1)

– le psaume 84(85). Extrait : « Tu as ôté le péché de ton peuple, tu as couvert toute sa faute. » (v. 3)

– le psaume 102(103). Extrait : « Le Seigneur pardonne toute tes offenses et te guérit de toute maladie. » (v. 3)

– le psaume 129(130). Extrait : « Si tu retiens les fautes, Seigneur, Seigneur, qui subsistera ? Mais près de toi se trouve le pardon pour que l’homme te craigne. » (v. 3 et 4).

Augustin, adversaire des « miséricordieux », Marcel NEUSCH

Dans un livre à succès, Le Dieu de Jésus (DDB/Grasset, 1997), Jacques Duquesne s’en est pris violemment à Augustin pour avoir refusé l’idée d’un « Dieu de miséricorde » telle que l’avait défendue Origène et d’autres Orientaux. « Le coup décisif à la vision d’un Dieu de miséricorde disposé à sauver les hommes sera porté par Augustin. Pour lui, pas de doute : l’enfer accueillera des foules de damnés… L’évêque d’Hippone s’en prend vigoureusement, comme toujours, à ceux qu’il appelle les compatissants ou les miséricordieux (les traductions divergent), ceux qui, comme Origène, pensent que l’enfer pourrait bien, en fin de compte, se retrouver vide. Augustin va jusqu’à les soupçonner (les miséricordieux) de ne penser, en cette affaire qu’« à leur avantage », de se réclamer de la clémence universelle de Dieu pour permettre « à leurs mœurs corrompues une trompeuse impunité ». Ces adversaires ayant été ainsi disqualifiés par le soupçon, la diffamation, Augustin daigne pourtant examiner quelques-uns de leurs arguments… » (p. 199-200). « Il y a quelque désinvolture dans cette page de Jacques Duquesne », commente sobrement Goulven Madec, avant d’examiner les arguments d’Augustin (Le Dieu d’Augustin, Cerf, 1998, p.20). Essayons de suivre Augustin.

Selon les Pères miséricordieux, l’enfer n’aurait qu’une durée limitée. Cette thèse, connue sous le nom d’apocatastase (rétablissement), est largement répandue chez les Pères orientaux. Grégoire de Nysse parle même de la rédemption du diable. Cette opinion est aussi attribuée à Origène, comme le pense Augustin, alors qu’Origène se montre plus circonspect. Ce qui est incontestable, c’est que l’idée d’un enfer provisoire, limité, est combattue par Augustin, qui s’oppose sur cette question farouchement à la thèse des miséricordieux. Dans sa réfutation, il distingue dès lors deux positions, celle qu’il attribue à Origène, la plus radicale, mais aussi la plus cohérente puisqu’il étend la miséricorde même au diable, et celle de « nos miséricordieux », groupe plus difficile à identifier, pour qui la miséricorde se limite aux hommes (Cité de Dieu XXI, 17 s. BA 37, p. 449 s.). Voici comment il s’exprime :

« Et maintenant je vois qu’il faut m’occuper de nos miséricordieux et discuter pacifiquement avec eux ; ils ne veulent pas croire qu’il y aura une peine éternelle pour tous les hommes (…) ; mais ils estiment qu’ils doivent en être délivrés à l’échéance de certains délais délimités, plus ou moins longs d’après l’importance du péché de chacun. En cette question, Origène fut assurément encore plus miséricordieux, lui qui a cru que le diable lui-même et ses anges (…) doivent être arrachés à ces tourments et associés aux saints anges. Ce n’est pas sans raison que l’Eglise l’a condamné, et pour cela et pour d’autres motifs (…). Mais combien différemment se fourvoie par affection humaine la miséricorde de ceux qui estiment temporaires les souffrances des hommes condamnés par ce jugement, mais éternelle la félicité de tous ceux qui seront libérés ou plus tôt ou plus tard (…) ».

On lit dans la note 45 (BA 37, p. 808) ce résumé de la position d’Augustin : « Il semble bien que saint Augustin ne rappelle cette erreur d’Origène que pour donner plus de vigueur à sa réfutation de « nos miséricordieux » (misericordes nostri), qui limitent la miséricorde aux hommes. Ceux-ci en effet, répète-t-il, devraient, s’ils étaient logiques, étendre leur bonté d’âme au diable lui-même, comme Origène. Mais c’est ce qui répugne le plus au sens chrétien : « Cela, s’écrie Augustin, jamais un vrai croyant ne l’a dit, aucun ne le dira ! Sans quoi, l’Eglise n’aurait aucune raison de ne pas prier dès maintenant pour le diable et ses anges » (XXI, 24, 1). Augustin distingue parmi les opinions des « miséricordieux » modérés, ses contemporains, quatre groupes, suivant qu’ils promettent le salut 1) à tous les hommes sans exception, 2) à tous les baptisés, même hors de l’Eglise catholique, 3) aux seuls baptisés dans l’Eglise catholique, 4) enfin à tous ceux qui font l’aumône… Que penser de cette critique d’Augustin à l’encontre des miséricordieux ? D’abord, il n’est pas sûr qu’Origène ait enseigné sans réserve le salut du diable (« même un fou n’oserait dire chose pareille », écrit-il)[1]. Ensuite, il est clair pour Augustin qu’il y aura un jugement et que l’enfer est éternel.

Quoiqu’il en soit, Urs von Balthasar, qui prend ses distances par rapport à Augustin et se rapproche des miséricordieux, partage l’attitude de Kierkegaard qui écrit : « De ma vie, je n’ai jamais été et n’irait sans doute jamais plus loin que ce point de « crainte et tremblement » où je suis littéralement certain que tout autre que moi accédera aisément à la béatitude. Dire aux autres : vous êtes perdus pour l’éternité, voilà qui m’est impossible. Pour moi, une chose est sûre : tous les autres seront bienheureux, et c’est bien assez – pour moi seul l’affaire reste aléatoire. » Cette position, commente Urs von Balthasar, est dans la logique ultime de celle développée par Origène : « les choses dernières sont et doivent rester cachées ; impossible de bâtir sur elles des théories neutres… » (ib. p.85). Doit-on en rester à cette attitude existentielle que préconise Kierkegaard, en évitant toute théorie ?

S’il est impossible à l’homme d’anticiper le jugement de Dieu, il n’en reste pas moins la question scandaleuse de l’éternité de l’enfer. Elle a scandalisé les contemporains d’Augustin, comme elle trouble les nôtres. La note de la BA 37, p. 809, s’achève ainsi : « Il y a peu de dogmes qui soient aussi difficiles à accepter des chrétiens, peut-être même des meilleurs. Mais la doctrine enseignée par l’Eglise et clairement formulée dans l’Ecriture sainte était trop bien assurée pour qu’un homme comme saint Augustin pût avoir à son sujet la moindre hésitation ». Cette doctrine de l’éternité de l’enfer est-elle aussi assurée qu’on le prétend ? Paul Evdokimov (1901-1970), orthodoxe, est moins affirmatif. Professeur à l’institut Saint-Serge de Paris, il s’est interrogé de son côté sur le motif du refus qu’Augustin oppose aux miséricordieux. S’inscrivant dans la tradition orthodoxe des Pères miséricordieux, il soutient qu’aucun des cinq premiers conciles n’a jamais condamné leur doctrine. En particulier, le cinquième concile œcuménique (Constantinople II, en 553) s’est bien gardé d’intervenir sur le sujet. Voici ce qu’il écrit (La vie spirituelle dans la ville. Cerf, 2008, p. 76 s.) :

« Si jadis saint Augustin réprouvait les misericordes, c’était pour éviter le libertinage et le sentimentalisme ; or, aujourd’hui, l’argument pédagogique de la peur est totalement inefficace, il risque de rapprocher le christianisme de l’islam. En revanche, le tremblement sacré devant les choses saintes sauve le monde de sa laideur et l’amour parfait bannit la crainte (I Jn 4, 18). Le cinquième concile œcuménique n’a pas examiné la question de la durée des souffrances infernales. L’empereur Justinien (qui, dans ce cas, ressemble aux « justes » de l’histoire de Jonas déçus parce que la punition n’a pas frappé les coupables) présenta au patriarche Mine en 543 sa doctrine personnelle. Le patriarche s’en est servi pour élaborer les thèses contre le néo-origénisme. Le pape Virgile les confirma. Par erreur, on les a attribuées au cinquième concile œcuménique. Or, cette doctrine n’est qu’une opinion personnelle, et celle de Grégoire de Nysse, qui lui est opposée, n’a jamais été condamnée. La question reste ouverte… »

Si la question reste ouverte, ce n’est pas faute d’arguments qui feraient pencher les plateaux de la balance d’un côté ou de l’autre[2]. Comme saint Paul, c’est sagesse de se garder de tout jugement : « Ne portez donc pas de jugement prématuré, avant le retour du Seigneur » (I Co 4, 3-5). Mais aussi, nous ne devons jamais renoncer à « espérer pour tous », sans exception, y compris pour soi-même. Augustin est un adversaire des « Pères miséricordieux », mais non de la miséricorde, ni de l’espérance.

Marcel NEUSCH
Augustin de l’Assomption

Augustin dans l'histoire
La miséricorde chez les Pères grecs, Lucian DINCA – Le pardon, un pari sur l’avenir, par Oswald LUSENGE

La miséricorde chez les Pères grecs, Lucian DINCA

Soyez miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux ; ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés ; pardonnez, et vous serez pardonnés (Lc 6, 36-37). Le mystère de la miséricorde de Dieu a fasciné les théologiens des premiers siècles du christianisme. Comment Dieu agit-il dans la confrontation avec les faiblesses de la nature humaine ? Les Pères de l’Église trouvent la réponse à cette question dans les Écritures : Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde (Rm 11, 32). Cette affirmation de saint Paul inspire les penseurs chrétiens dans leur découverte progressive, spirituelle et intellectuelle, du cœur du message chrétien et du cœur de Dieu. Ainsi ils arrivent à comprendre que la miséricorde de Dieu se conjugue, dans la Bible, avec la philanthropie, avec la consolation, avec la gratuité. Dieu nous fait miséricorde gratuitement et il veut que nous devenions, à notre tour, témoins, en paroles et en actes, de sa miséricorde. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’invitation de Jésus : Soyez miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux. Mais comment cette miséricorde a-t-elle été comprise et pratiquée aux premiers siècles du christianisme ? Nous voulons répondre à cette question en trois volets :

  1. que nous disent de la pratique de la miséricorde les premiers documents chrétiens ?
  2. comment cette miséricorde était-elle pratiquée au IIIe siècle vis-à-vis des lapsi ?
  3. quel enseignement nous ont transmis saint Athanase et les Cappadociens sur la miséricorde ?

1. La miséricorde dans les premiers documents chrétiens

« Assemblez-vous fréquemment pour rechercher ce qui intéresse vos âmes, car tout le temps de votre foi ne vous servira de rien si vous n’êtes pas devenus parfaits au dernier moment » (XVI, 2).

Parmi les témoins les plus anciens sur la pratique de la miséricorde dans les premières communautés chrétiennes, la Didachè et le Pasteur d’Hermas occupent une place de choix. La Didachè[1] s’ouvre avec la présentation des deux voies : « l’une de la vie, l’autre de la mort » (I, 1). Ensuite, le document résume tout l’enseignement biblique concernant la voie de la vie dans le double commandement de l’amour : « Tu aimeras Dieu qui t’a fait ; et en second lieu, ton prochain comme toi-même » (I, 2). La voie de la mort, quant à elle, comporte l’énumération d’une liste des péchés, qui se trouvent chez Mt 15, 19 et en Ga 5, 20 : « La voie de la mort est celle-ci : avant tout elle est mauvaise et pleine de malédiction, meurtres, adultères, convoitises, débauches, vols, idolâtrie, pratiques magiques, empoisonnements, rapines, faux témoignages, hypocrisie, duplicité du cœur, fourberie, orgueil, méchanceté, arrogance, cupidité, jalousie, insolence » (V, 1). La présentation de ces deux voies permet à l’auteur de la Didachè d’insérer des éléments favorisant le choix du fidèle pour la vie plutôt que pour la mort : « Aie en haine toute hypocrisie et tout ce qui déplaît au Seigneur, mais tu garderas ce que tu as reçu, sans y ajouter ni en retrancher… Veille à ce que nul ne t’écarte de cette voie de la doctrine… Si donc tu peux porter tout entier le joug du Seigneur, tu seras parfait » (IV, 12-13 et VI, 1). Cependant, la nature humaine reste marquée par les faiblesses et les imperfections d’une créature qui a tendance à choisir plutôt la voie de la mort que celle de la vie. En ce cas, le document incite le fidèle à la reconnaissance de ses fautes pour bénéficier de la miséricorde de Dieu et obtenir le pardon : « Dans l’Église, tu confesseras tes manquements, et tu n’iras pas à ta prière avec une conscience mauvaise » (IV, 14). Dieu est riche en miséricorde, et lui seul, dans son grand amour manifesté en Jésus Christ, peut nous conduire de la mort à la vie. Le but de la vie chrétienne est de devenir parfaits dans l’attente du Messie qui vient : « Assemblez-vous fréquemment pour rechercher ce qui intéresse vos âmes, car tout le temps de votre foi ne vous servira de rien si vous n’êtes pas devenus parfaits au dernier moment » (XVI, 2).

« Mon intention est d’empêcher le pécheur de retomber… Le pécheur comprend en effet qu’il a fait le mal devant le Seigneur, et l’acte qu’il a commis lui remonte au cœur et il se repent et ne commet plus le mal, mais au contraire il travaille avec zèle à faire le bien, humilie son esprit et l’éprouve » (Précepte IV, 30, 2)

Dans le Pasteur[2], l’auteur offre la possibilité aux chrétiens, ayant été victimes de leurs faiblesses humaines après le baptême, une seconde chance pour goûter à la miséricorde de Dieu : « Il faut accueillir le pécheur qui se repent, mais pas plusieurs fois, car pour les serviteurs de Dieu il n’y a qu’une pénitence et une seule » (Précepte IV, 29, 8). Et il en donne la raison : « Mon intention est d’empêcher le pécheur de retomber… Le pécheur comprend en effet qu’il a fait le mal devant le Seigneur, et l’acte qu’il a commis lui remonte au cœur et il se repent et ne commet plus le mal, mais au contraire il travaille avec zèle à faire le bien, humilie son esprit et l’éprouve » (Précepte IV, 30, 2). Marqué par une forte vision eschatologique d’un retour imminent du Christ en gloire, le Pasteur veut donner les principes de base à tous les chrétiens pour vivre, dans la veille et la prière, l’attente de la fin du monde toute proche : « Pour ceux qui ont été appelés avant ces derniers temps, le Seigneur a institué une pénitence. Car le Seigneur, qui connaît les cœurs et qui sait tout à l’avance, a prévu la faiblesse des hommes et la grande malice du démon, et il a prévu que le démon fera du mal aux serviteurs de Dieu et s’acharnera contre eux. Dans sa grande miséricorde, le Seigneur a eu pitié de sa créature et a institué cette pénitence » (Précepte IV, 31, 4-5). Dieu, et Dieu seul, offre sa miséricorde à tous, et pour pouvoir en bénéficier il est nécessaire de faire partie de l’Église, Corps du Christ. Par conséquent, l’Église, en tant qu’institution voulue par le Christ – Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise (Mt 16, 18) – , a un rôle majeur à jouer pour signifier aux fidèles repentis la largesse de la miséricorde de Dieu. Les sept apparitions de l’Église à Hermas et les instructions que celle-ci lui donne disent bien ce rôle irremplaçable qu’elle joue dans la manifestation de la miséricorde de Dieu aux hommes. L’Église, en tant que communauté, confesse la miséricorde de Dieu et la proclame à toutes les nations. Elle n’a rien à dire d’elle-même, mais l’objet de sa prédication est l’amour miséricordieux de Dieu manifesté en Jésus-Christ, et elle interpelle l’homme en l’invitant à intégrer dans sa vie de foi la pratique de la miséricorde.

2. La pratique de la miséricorde au IIIe siècle dans l’Eglise latine

  • Au IIIe siècle, un nouveau phénomène apparaît dans l’Église : que faire, ou comment traiter les lapsi, c’est-à-dire les chrétiens qui durant les persécutions, par peur des tortures et du martyre, ont renié leur foi et ont sacrifié aux divinités païennes ? Il faut savoir que l’Église considérait les lapsi comme des pécheurs publics sans la possibilité d’être admis dans la communion. Mais, après les persécutions, bon nombre de lapsi, encouragés par l’exemple des martyrs, se sont repentis et ont demandé à réintégrer l’Église et à confesser la foi au Christ. En Afrique du Nord, Cyprien, fuyant les persécutions mais restant en contact avec le clergé de Rome, après le martyre du pape Fabien (236-250) avait décidé que rien ne devrait être fait pour la réconciliation des lapsi jusqu’à la fin de la persécution et son retour à Carthage. Mais, des confesseurs, c’est-à-dire des chrétiens qui sont restés fidèles malgré les tortures infligées par les persécuteurs, voulant mettre en pratique le précepte de la miséricorde, ont donné aux apostats un document qui leur permettait de recevoir l’absolution et d’être admis à la communion avec l’Église et à l’Eucharistie s’ils se trouvaient gravement malades ou sur le point de mourir. A Rome, on appliquait une politique beaucoup plus dure à l’égard des lapsi. Ils ne devaient pas être pardonnés. Toutefois, ils étaient exhortés à faire pénitence de sorte que si la persécution revenait, ils soient en mesure de confesser leur foi au prix du martyre.

Cependant, dans cette querelle des lapsi nous ne pouvons pas faire silence sur un personnage, Novatien, qui a montré son mécontentement face aux lapsi qui ne devraient bénéficier d’aucune indulgence. Sa position rigoriste vis-à-vis des apostats a conduit l’Eglise de Rome au schisme appelé novatianisme[3]. En 251, à Rome et à Carthage, sont convoqués deux synodes pour traiter de la question des lapsi en fonction de la miséricorde que Dieu manifeste à tous les hommes. Une solution commune a été trouvée : les lapsi pouvaient être exhortés à faire pénitence publiquement et ensuite ils étaient réintégrés dans la communion de l’Église. Pour fixer la durée de la pénitence, les évêques devaient prendre en considération les circonstances et le degré de l’acte d’apostasie :

  1. s’ils étaient des turifati, c’est-à-dire de ceux qui, devant la menace de la persécution, avaient brûlé de l’encens pour honorer les dieux païens ;
  2. s’ils étaient des sacrificanti, c’est-à-dire de ceux qui avaient offert des sacrifices aux divinités païennes plutôt que de confesser leur foi chrétienne avec courage ;
  3. s’ils étaient libellatici, c’est-à-dire de ceux qui ont pu se procurer des faux documents attestant qu’ils ont offert des sacrifices aux divinités sans l’avoir fait en réalité.

« Certains n’attendent pas avec patience la guérison, ni ne cherchent le vrai remède que procure l’expiation : la pénitence n’habite pas dans leur cœur, même le souvenir du crime le plus grave et le plus terrible (l’apostasie) est aboli. Les blessures des mourants sont couvertes, la plaie profonde et mortelle est fermée !…» (Des apostats, 15-15).

Ceux qui avaient réellement sacrifié aux idoles ne pouvaient être réconciliés avec l’Église qu’au moment de la mort, tandis que les autres, après une pénitence adéquate, pouvaient jouir à nouveau de la communion et de la participation aux sacrements. La position de Cyprien est très claire quant aux apostats qui ne se soumettent pas à la pénitence avant de s’approcher à nouveau de la table eucharistique : « Certains n’attendent pas avec patience la guérison, ni ne cherchent le vrai remède que procure l’expiation : la pénitence n’habite pas dans leur cœur, même le souvenir du crime le plus grave et le plus terrible (l’apostasie) est aboli. Les blessures des mourants sont couvertes, la plaie profonde et mortelle est fermée ! Ceux qui reviennent des autels du démon entrent au sanctuaire du Seigneur, les mains souillées et crasseuses. Ils éructent encore les nourritures empoisonnées des idoles, leur bouche exhale encore leur crime, et cependant, l’haleine empestée par les contrats infâmes, ils se ruent sur le corps du Seigneur » (Des apostats, 15-15).

Au début du IVe siècle, plusieurs conciles, Elvire en 306, Arles en 314, Ancyre en 314, Nicée en 325, ont consacré des canons à la position de l’Église vis-à-vis des lapsi, surtout vis-à-vis des évêques et des prêtres qui, par faiblesse, ont apostasié leur foi au Christ. Les pères conciliaires décidèrent que tous les lapsi, clercs ou laïcs, qui ont fait une pénitence publique, doivent être admis à la pleine communion de l’Église. Dieu seul peut pardonner. Le pardon des péchés commis contre lui, lui seul peut l’accorder. L’homme n’est pas supérieur à Dieu, mais il reçoit la miséricorde pour devenir à son tour témoin de la miséricorde. C’est provoquer la colère de Dieu que de ne pas croire à sa miséricorde et désespérer de manière présomptueuse de son infinie miséricorde.

Tout ce parcours historique de la pratique de la miséricorde en faveur des plus faibles dans la foi nous montre comment l’Église, à travers ses ministres, a toujours essayé de trouver des moyens neufs afin de dire à toutes les nations, en parole et en acte, la miséricorde de Dieu envers l’homme pécheur. Personne n’est exclu d’éprouver, dans sa vie, la joie des bienfaits de la miséricorde divine. La tradition de la théologie chrétienne a voulu développer différentes façons de manifester le cœur de sa croyance en un Dieu qui fait miséricorde. La miséricorde est le principal attribut de Dieu qui se manifeste dans la révélation de son nom par excellence, YHWH, rendant ainsi opérante sa puissance salvatrice devant toutes les nations.

3. L’enseignement d’Athanase et des Cappadociens sur la miséricorde

« A celui qui conduit son peuple dans le désert, car sa miséricorde s’étend jusqu’à l’éternité » (Lettres à Sérapion I, 12

L’Église se présente comme une communauté qui invoque et appelle sur ses membres le pardon, la réconciliation et la miséricorde de Dieu. Malgré le péché de l’homme, ses infidélités à l’alliance avec Dieu et les limites dues aux faiblesses de la nature humaine, l’Église croit toujours en un pardon et une réconciliation possibles. Athanase d’Alexandrie, 298-374, utilise dans ses écrits au moins 90 fois le terme grec « heleos, miséricorde » pour dire l’attitude de Dieu envers l’homme pécheur mais aussi l’idéal de vie vers lequel l’homme lui-même est invité à cheminer, Soyez miséricordieux, comme votre Père céleste est miséricordieux. Dans l’Ecriture, Dieu se révèle miséricordieux, plein d’amour, lent à la colère, bon. Il regarde, voit, entend le cri des pauvres de la terre, manifeste sa miséricorde et vient offrir son salut. Dans les Lettres à Sérapion, Athanase cite le verset 16 du Ps 135 pour montrer l’éternité de la miséricorde de Dieu : « A celui qui conduit son peuple dans le désert, car sa miséricorde s’étend jusqu’à l’éternité » (Lettres à Sérapion I, 12). Plus loin, en citant Paul dans la Lettre à Tt 3, 4-7, Athanase montre le caractère universel de la miséricorde de Dieu : « Quand la bonté de notre Sauveur Dieu et son amour des hommes se manifestèrent non pas en raison des œuvres dans la justice que nous avons faites nous-mêmes, mais dans sa miséricorde, il nous sauva par un bain de régénération et de renouvellement de l’Esprit Saint qu’il répandit sur nous abondamment par Jésus Christ notre Sauveur » (Lettres à Sérapion I, 22).

En citant ce dernier texte biblique, Athanase veut sensibiliser les adversaires de la Trinité au fait que l’auteur et le dispensateur de la miséricorde envers les hommes est le Dieu unique et vrai qui se révèle à nous comme étant Père, Fils et Saint Esprit. Ainsi, malgré le contexte polémique contre les ariens[4], les pneumatomaques[5], les apollinaristes[6], Athanase porte en lui le souci pastoral d’être témoin d’un Dieu qui se réjouit lorsqu’il fait miséricorde. Dieu veut que nous l’aimions librement sans qu’il nous impose son amour. Sa miséricorde attend que se manifeste le désir du pécheur, de l’hérétique, de recevoir le don de Dieu qui est pardon et miséricorde. En racontant l’histoire de la guérison d’une jeune fille par les prières de sa mère auprès de saint Antoine le Grand, Athanase veut montrer comment la miséricorde de Dieu agit à travers les personnes qui s’ouvrent et accueillent d’abord dans leur propre vie la miséricorde, pour le bien de tous : « Guérir appartient au Sauveur qui fait miséricorde en tout lieu à ceux qui l’invoquent. C’est donc sa prière à elle que le Seigneur a exaucée, et c’est à moi que, dans son amour pour les hommes, il a révélé qu’il la guérirait là-bas » (Vie d’Antoine, 58, 4-5).

Pour Athanase, la miséricorde est l’unique arme de la foi qui peut aider les chrétiens à faire tomber les murs et les barrières qui les séparent et peut conduire de la division à l’unité de la foi.

Cette attitude de la miséricorde est à cultiver dans l’âme de tous les fidèles. Pour Athanase, la miséricorde est l’unique arme de la foi qui peut aider les chrétiens à faire tomber les murs et les barrières qui les séparent et peut conduire de la division à l’unité de la foi. Les écrits pastoraux et spirituels sont remplis d’invitations incessantes à la réconciliation, même avec ceux qu’on considère nos plus grands ennemis, en vertu de la miséricorde de Dieu qui s’est manifestée à tous. Un exemple frappant d’appel à la réconciliation entrainant la conversion se trouve dans un document athanasien des années 362. Revenu de son quatrième exil, Athanase réunit un synode à Alexandrie pour traiter encore de la question des ariens, mais aussi des pneumatomaques et des apollinaristes. Les fruits de ce débats sont consignés dans le Tome aux Antiochiens où on peut lire : « Telles sont donc les positions sur lesquelles on s’est accordé. Nous vous exhortons en conséquence à ne pas condamner témérairement ni rejeter ceux qui confessent et expliquent de cette manière les expressions qu’ils emploient ; accueillez bien plutôt ceux qui font la paix et s’excusent… Conseillez à ceux qui donnent une explication correcte et professent une opinion correcte de cesser les interrogatoires réciproques, les disputes oratoires sans intérêt et les affrontements sur de telles expressions pour s’accorder sur l’opinion de la piété… Vous, en hommes bons, en serviteurs fidèles et en intendants du Seigneur, faites cesser et empêchez ce qui provoque le scandale et la dissension, et préférez avant toutes choses cette paix qui règne lorsque la foi est saine. Peut-être le Seigneur nous fera-t-il miséricorde, et unira-t-il ce qui est divisé, et, réunis en un seul troupeau, nous aurons de nouveau un seul chef, notre Seigneur Jésus Christ » (Tome aux Antiochiens, 8, 1-2).

Les Cappadociens, Basile de Césarée (329-374), son frère Grégoire de Nysse (331-394) et son ami Grégoire de Nazianze (329-390), eux aussi, ont développé la thématique de la miséricorde. Voici comment Basile résume l’économie du salut grâce à la miséricorde de Dieu manifestée à tous les hommes : « Voici le bienfait qu’il est absolument impossible d’oublier, que tout homme, doué d’intelligence et de saine raison, ne peut passer sous silence, et dont cependant personne ne peut parler comme il faudrait. Dieu avait créé l’homme à son image et ressemblance ; il l’avait rendu digne de le connaître lui-même ; il l’avait mis au-dessus des autres animaux en le dotant de la raison ; il lui avait donné la jouissance des incomparables beautés du Paradis et avait fait de lui le souverain de tout ce qu’il y a sur la terre. Puis l’homme se laissa tromper par le serpent, tomba dans le péché et, par le péché, dans la mort et dans tous les maux qui y conduisent. Cependant, Dieu ne l’abandonna pas. Il lui donna d’abord le secours de la Loi ; il désigna les anges pour le garder et prendre soin de lui ; il envoya des prophètes pour lui reprocher sa méchanceté et lui enseigner la vertu ; il brisa par des menaces ses tendances au mal, et excita par des promesses son attrait pour le bien, en montrant continuellement, par des exemples divers, l’aboutissement de ces deux chemins. Et, alors qu’après tous ces bienfaits et beaucoup d’autres, nous nous obstinions dans la désobéissance, Dieu ne s’est pas détourné de nous. Non, la bonté du Seigneur ne nous a pas abandonnés et nous n’avons pas découragé son amour envers nous, bien que nous ayons outragé notre bienfaiteur en demeurant insensibles à toutes ses attentions. Bien au contraire, nous avons été tirés de la mort et rendus à la vie par notre Seigneur Jésus-Christ » (Les grandes règles monastiques Quest. 2, rép. 2-4). A partir de la création du premier homme, Adam, Dieu n’a jamais cessé de manifester sa miséricorde envers les hommes appelés à être transformés par la miséricorde.

« Si l’Ecriture appelle Dieu le Miséricordieux, si la véritable béatitude est Dieu lui-même, il est évident, par voie de conséquence, qu’un homme qui se fait miséricordieux devient digne de la béatitude divine, car il est parvenu à ce qui caractérise Dieu : Le Seigneur est juste et miséricordieux, Dieu a pitié de nous (Ps 114, 5)

Dans un commentaire sur la cinquième béatitude, Grégoire de Nysse présente la miséricorde comme étant la source de la béatitude divine vers laquelle l’homme aspire dans la foi : « Si l’Ecriture appelle Dieu le Miséricordieux, si la véritable béatitude est Dieu lui-même, il est évident, par voie de conséquence, qu’un homme qui se fait miséricordieux devient digne de la béatitude divine, car il est parvenu à ce qui caractérise Dieu : Le Seigneur est juste et miséricordieux, Dieu a pitié de nous (Ps 114, 5). Comment ne serait-ce pas un bonheur pour l’homme que d’être appelé, grâce à sa conduite, du nom qui désigne Dieu dans son action ? » (Sur les Béatitudes). La véritable miséricorde qui procure la béatitude qui ne finira jamais est Dieu. L’homme pardonné, ayant gouté à la miséricorde de Dieu ne peut faire autrement que devenir lui-même miséricordieux à son tour. D’où sa conclusion : « La miséricorde est donc la mère de la bonté, le gage de l’affection, le lien de toute amitié. Que pourrait-on imaginer de plus sûr dans la vie que cette sécurité-là. A juste titre le Verbe déclare « heureux les miséricordieux », puisque ce vocable recouvre des biens si nombreux. Que ce conseil soit utile, tous doivent le reconnaître » (Sur les Béatitudes).

Grégoire de Nazianze, dans une Homélie sur l’amour des pauvres, décrit la miséricorde de Dieu comme source et sommet de toutes les aspirations de l’homme qui tend vers le bonheur véritable : « Heureux les miséricordieux, dit le Seigneur : ils obtiendront miséricorde ! La miséricorde n’est pas la moindre des béatitudes… Emparons-nous donc de cette béatitude, sachons comprendre, soyons bons. La nuit elle-même ne doit pas arrêter ta miséricorde. Ne dis pas : Reviens demain matin et je te donnerai. Qu’il n’y ait pas d’intervalle entre le premier mouvement et le bienfait… C’est pourquoi, si vous voulez bien m’en croire, serviteurs du Christ, ses frères et ses cohéritiers, tant que nous en avons l’occasion, visitons le Christ, honorons le Christ. Non seulement en l’invitant à table, comme quelques-uns l’ont fait, ou en le couvrant de parfums, comme Marie Madeleine, ou en participant à sa sépulture, comme Nicodème, qui n’était qu’à moitié l’ami du Christ. Ni enfin avec l’or, l’encens et la myrrhe, comme les mages l’ont fait avant tous ceux que nous venons de citer. Le Seigneur de l’univers veut la miséricorde et non le sacrifice, et notre compassion plutôt que des milliers d’agneaux engraissés. Présentons-lui donc notre miséricorde par les mains de ces malheureux aujourd’hui gisant sur le sol, afin que, le jour où nous partirons d’ici, ils nous introduisent aux demeures éternelles, dans le Christ lui-même, notre Seigneur ». C’est à travers la pratique de la miséricorde que l’homme est divinisé, devenant semblable à celui qui est Miséricorde et qui par amour pour nous s’est fait homme en Jésus-Christ.

Conclusion

Ce parcours rapide sur la miséricorde chez les Pères grecs nous a permis de toucher du doigt ce grand mystère d’amour entre Dieu, Miséricorde, et l’homme appelé à être miséricordieux. Les premiers documents et les quelques théologiens évoqués durant ce parcours nous ont montré quels moyens s’est donnés l’Église pour signifier la manifestation de la miséricorde de Dieu envers les hommes, les transformant en témoins crédibles de la miséricorde. Le discours sur la miséricorde part toujours d’un présent historique bien concret, des hommes bien réels, pour arriver à découvrir la grandeur du mystère du salut que le Père opère par le Fils dans l’Esprit-Saint en Église. On pourrait dire que sur l’homme souffrant, sur l’homme hésitant, sur l’homme découragé par les difficultés de la vie s’ouvrent les entrailles du Père, se manifeste l’amour du cœur du Christ, descend la force de l’Esprit Saint et se concentre le service de l’Église. Seulement ainsi, l’humanité pourra tendre vers une victoire finale supérieure à toute attente humaine, une victoire qui la fera goûter à la plénitude de la miséricorde divine. Participants de la nature divine pour l’éternité nous pourrons chanter avec les chœurs célestes éternellement la miséricorde du Seigneur.

Lucian Dinca
Augustin de l’Assomption
Florence (Italie)

Le pardon, un pari sur l’avenir, par Oswald LUSENGE

« Tu vaux mieux que tes actes » !

« Nous avons entendu la voix de la Justice,
écoutons aussi celle de la Bonté » (Augustin)

Vladimir Jankélévitch, un philosophe d’origine juive, a pu écrire : « Le pardon est mort dans les camps de la mort. »[1] Toute demande de pardon peut donc rencontrer le refus. Le pardon ne va pas de soi ; il a véritablement mauvaise presse[2]. Rien n’est donc aussi plus difficile que d’en parler. Ces quelques lignes ne prétendent pas faire le tour de toutes les publications sur la question[3]. Elles voudraient simplement souligner combien c’est la référence à l’impardonnable qui oriente d’emblée toute réflexion sur le pardon. Quel est l’arrière-plan culturel qui rend si difficile de vivre le pardon, au point de le faire apparaître comme « une sinistre plaisanterie » ?[4] Avec des auteurs, tels Hannah Arendt, Paul Ricœur, nous nous situons surtout sur le plan de la mémoire et de l’oubli, afin de montrer que le pardon ne se confond jamais avec l’oubli du passé, mais s’affirme au contraire comme ouverture sur l’avenir, avec le seul espoir d’un recommencement, d’un nouveau départ dans la vie.

1. Du « devoir de mémoire » à l’« oubli de réserve »

Nous venons du siècle des « sombres temps » (H. Arendt), des temps qui, selon expression de Paul Ricœur, ont connu beaucoup d’ « événements fondateurs en négatif »[5], comme celui de la Shoah (terme biblique synonyme de désolation (cf. Ps. 35, 17). Paradoxalement, et de façon symptomatique, alors que les deux siècles passés ont connu une « posture futuriste » tendue vers la construction d’un monde meilleur, l’époque contemporaine vivrait un « présentisme », qui conçoit sa mémoire non plus comme une mémoire collective permettant de préparer l’avenir, mais comme des mémoires reconstruites diversement pour renforcer les identités de chaque groupe ou de chaque individu[6].

Nos contemporains, qui ont surtout la « hantise du passé », célèbrent le « devoir de mémoire », revitalisent leurs traces mémorielles ou généalogiques, par l’obligation de redéfinir leur identité. Conflits mondiaux, génocides, guerre de décolonisation…, ces mémoires déchirées sont aujourd’hui prégnantes dans l’historiographie. C’est à l’occasion des jugements des « crimes contre l’humanité » qu’on a parlé du « devoir de mémoire », comme alerte pour ne pas permettre un retour des crimes du passé. « Plus jamais ça ! », proclame-t-on haut et fort, à l’occasion du souvenir des événements dramatiques, des génocides planifiés, qui émaillent l’histoire des hommes : Auschwitz, Bosnie, Somalie, Rwanda… [7]

On le voit, le « devoir de mémoire » est devenu une obsession pour rappeler les zones d’ombre, les horreurs du passé, ce dramatique « passé qui ne veut pas passer », invitant à une attitude de vigilance contre les dérapages de l’histoire. Cette réaction, légitime en son principe, a cependant un effet pervers, souligné justement par Henry Rousso : cette valorisation obsédante de la mémoire « empêche un réel apprentissage du passé, de la durée, du temps écoulé et elle pèse sur notre capacité à envisager l’avenir »[8]. C’est pour cela que Paul Ricœur estime nécessaire d’ajouter au devoir de mémoire le devoir de l’oubli.

Si le devoir de mémoire renvoie à l’inoubliable, à ce dont l’oubli se paie d’une hantise du passé, l’oubli de réserve évite à la mémoire d’être paralysée par les souvenirs et enfermée dans la seule remémoration.

Certes, il y a bien des situations historiques où le devoir de mémoire est un « impératif catégorique » que traduit l’injonction « Tu te souviendras » ou encore « Pardonne, mais n’oublie pas ! ». Mais Ricoeur adjoint à cet impératif la nécessité d’un certain oubli. Il propose de distinguer entre « l’oubli par effacement des traces et l’oubli de réserve »[9]. En effet, estime-t-il, il n’est pas possible de fonder un vivre ensemble, notamment dans des sociétés pluralistes, sans prendre la mesure de la relation qui existe entre la mémoire vive des personnes individuelles et la mémoire publique des communautés d’appartenance. Or celles-ci sont souvent gagnées par une fièvre ambiguë de la commémoration, propice aux tentations identitaires et aux manipulations de la mémoire. L’« oubli de réserve » constitue ainsi l’axe majeur du livre de Ricœur puisqu’il est considéré comme la condition de la possibilité de la mémoire, comme « le caractère inaperçu de la persévérance du souvenir, sa soustraction à la vigilance de la conscience » [10]. Si le devoir de mémoire renvoie à l’inoubliable, à ce dont l’oubli se paie d’une hantise du passé, l’oubli de réserve évite à la mémoire d’être paralysée par les souvenirs et enfermée dans la seule remémoration.

Dans cette perspective, l’oubli de réserve que préconise Ricœur, loin d’être un obstacle à la mémoire, désigne cette capacité qu’a l’homme de ne pas laisser la mémoire-patrimoine éteindre en lui l’élan de la construction de l’avenir. Car il y a des « abus de mémoire » qui étouffent la vie en niant sa capacité d’espérance. En certaines circonstances, c’est le rôle institutionnel de l’amnistie, explique Ricœur, que de permettre à une société de dépasser les traumatismes collectifs qui hantent son passé et essoufflent son présent. Il importe alors de veiller à sauvegarder « la mince cloison qui sépare l’amnistie de l’amnésie »[11].

Mais au-delà du devoir de mémoire qui est le « devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre que soi »[12], Ricœur souligne l’importance de cet « art d’oublier », qui ressemble à un « travail de deuil par lequel nous nous détachons des objets perdus de l’amour et de la haine »[13]. L’« art d’oublier », commente Jean Greisch, c’est « l’art de tourner le dos aux histoires officielles et à la frénésie commémorative qui les met en scène, en choisissant de raconter autrement. Parier sur cette possibilité est d’autant plus difficile, mais aussi d’autant plus urgent que, dans le monde qui est le nôtre, les récits imposés sont plus d’une fois directement liés à une ‘’guerre des images’’ »[14].

Les commémorations publiques des désastres extrêmes qui jalonnent l’histoire du XXe siècle, qu’il s’agisse des guerres mondiales ou des génocides, sont, aux yeux de Claudine Vidal, spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la violence extrême en Afrique, « des rites fatalement cruels » parce qu’elles ravivent, par des mises en scène effrayantes (balade des ossements des victimes), le souvenir des souffrances endurées. De plus, ces cérémonies, organisées par les pouvoirs publics, comportent inévitablement des violences symboliques qui s’ajoutent à la douleur des souvenirs tragiques. Elles s’emparent du deuil privé des survivants pour l’intégrer à une cérémonie collective, elles donnent au passé tragique un sens lié à des finalités actuelles, elles constituent une histoire officielle du désastre qui, bien souvent, passe sous silence ou marginalise des catégories de victimes[15].

La hantise du passé, avec sa frénésie de commémoration, selon Paul Ricœur, « fait virer l’us à l’abus », et se fait le plus souvent contre l’histoire[16]. Sans méconnaître le poids du passé, avec ses blessures, il ne faudrait pas faire du « devoir de mémoire » une valeur obsédante, voire une sorte de religion laïque. Pour le cas des juifs, Rousso plaide pour ne pas éternellement fonder l’identité juive sur la souffrance subie par les aînés. Ce qui compte, c’est de redonner un projet, un avenir. Pour employer la typologie de Ricœur, si l’on ne saurait favoriser une « mémoire empêchée », on doit tout autant se méfier d’une « mémoire manipulée » ou « obligée », abusivement « commandée »[17]. Nous touchons ici à un problème développé par Tzvetan Todorov dans l’essai intitulé précisément Les abus de mémoire : il y réfléchit aux usages qu’on peut faire du passé, et plaide contre la sacralisation commémorative[18].

2. Le pardon est de l’ordre de la surabondance

Les risques d’instrumentalisation du pardon, pour en finir le plus rapidement possible avec un passé trop sombre, sont patents. Le pardon n’est justement ni l’amnistie ni l’oubli[19]. Il suppose au contraire que l’on se souvienne et que l’on assume, dans une certaine mesure, la gravité des actes commis. Une expérience authentique du pardon renvoie nécessairement à la question de la vérité et de la justice[20]. Que justice soit faite ! La mémoire semble prescrire la recherche de la vérité et de la justice de manière inconditionnelle. Cependant cet impératif n’en est pas moins ambigu. Il conduit inévitablement à se poser plusieurs questions extrêmement sensibles : la vérité et la justice oui, mais jusqu’où et à quel prix ? La justice et le droit peuvent-ils avoir le dernier mot sur la vie d’une personne ?

C’est ici que la péricope de la femme adultère au chapitre 8 de l’Evangile de saint Jean donne véritablement à penser[21]. Au nom de la loi, cette femme devait être lapidée jusqu’à ce que mort s’en suive. Au nom de quoi notre justice humaine doit-elle avoir le dernier mot sur la vie d’un être humain ? Aujourd’hui la question de la « peine de mort » est en débat. Le choix de l’Evangile reste toujours incompris : un non inconditionnel à la peine de mort. Au nom de « l’inaliénable dignité de l’homme et de la vie ». La loi reçue de Moïse la refuse : c’est le « tu ne tueras point » du décalogue. Dieu met un signe sur le front de Caïn pour qu’il ne soit pas tué, alors qu’il vient de tuer son frère Abel. Il promet de le venger sept fois ! (
Gn 4, 15). Ezéchiel nous rappelle que la vie humaine appartient à Dieu seul, qui nous appelle à être au service de la vie et non de la mort : « Le Seigneur des vivants ne veut pas la mort des pécheurs, mais leur conversion » (Ez. 33, 11).

La justice ne peut aller au bout d’elle-même sans se dépasser dans l’amour.

Nous aimons crier : que justice soit faite, jusqu’au bout ! Souvent, malheureusement, notre justice conduit jusqu’au bout de la corde. Comme le rappelle l’enseignement de l’Eglise, la Loi ne saurait être appliquée de façon draconienne. Il y a nécessité d’un au-delà de la justice, car la justice seule n’ouvre pas les portes de la vie. Jean-Paul II l’exprime de façon éclairante : « L’expérience du passé et de notre temps démontre que la justice ne suffit pas à elle seule, et même qu’elle peut conduire à sa propre négation et à sa propre ruine, si on ne permet pas à cette force plus profonde qu’est l’amour de façonner la vie humaine dans ses diverses dimensions. L’expérience de l’histoire a conduit à formuler : ‘Summum jus, summa injuria
’ (l’application stricte du droit est une grande injustice). Cette affirmation ne dévalue pas la justice et n’atténue pas la signification de l’ordre qui se fonde sur elle ; mais elle indique seulement, sous un autre aspect, la nécessité de recourir à ces forces encore plus profondes de l’esprit qui conditionnent l’ordre de la justice. »[22] Autrement dit, il y a toujours besoin d’un au-delà de la justice dans l’application des normes juridiques. La justice ne peut aller au bout d’elle-même sans se dépasser dans l’amour. Pour souligner la nécessité de dépasser la justice, saint Augustin, dans un commentaire du passage de la femme adultère écrivait : «
Audivimus vocem Iustitiae, audiamus et Mansuetudinis » – « Nous avons écouté la voix de la Justice, écoutons aussi celle de la Bonté. »[23]

La justice reste dans le registre de l’objectivité ; elle prend en compte l’agir : les faits, les actes commis, les dommages. Elle vise à rétablir le droit, la réparation, la paix, la protection des victimes. Le pardon, lui, n’évalue pas d’abord l’acte. Il ne se déduit d’aucun argument logique. Il n’a aucune raison. Il ne pèse pas la réparation. Il n’entre pas dans une logique d’équivalence. Il s’intéresse d’abord à la personne « plus grande que son acte ». La proximité sémantique entre «
par-don » et « don » est instructive dans beaucoup de langues : « per-donare » en bas latin, « forgive » en anglais, « Vergebung » en allemand. En français, le mot « pardon » comporte cette idée de don total. Dans l’idée d’un tel don, on n’attend pas la réciprocité, « on est dans la surabondance, on donne plus qu’on ne reçoit. Le pardon, c’est quelque chose que, par essence, on ne maîtrise pas »[24].

Stanislas Breton écrit que le « pardon, en tant qu’oubli de soi et accueil de l’autre en tant qu’autre, en son irrémédiable altérité, respecte en lui cette zone d’ombre, ce « nuage d’inconnaissance qui affecte, d’une limite indéterminable, tout acte humain, si criminel soit-il. Le pardon des offenses rejoint alors la parole de Jésus en croix : ‘Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font.’ »[25] Il y a de la surabondance dans le pardon. Saint Paul écrit : « Là où le péché a proliféré, la grâce a surabondé » (Rm 5, 20). C’est dans le rapport entre abondance et cette surabondance qu’il faut situer le pardon. Paul Ricœur affirme que pardonner n’est pas humainement possible, c’est en quelque sorte un acte religieux qui transcende la logique de réciprocité qui caractérise les rapports humains. Pardonner ce n’est pas acquitter, ni supprimer une dette, mais « c’est restaurer une mémoire », c’est-à-dire « aider celui à qui l’on pardonne à se comprendre lui-même, à s’accepter lui-même, à faire le deuil de ses prétentions relatives à la gloire et à l’humiliation (…) C’est donc une expérience de réciprocité extraordinairement difficile et coûteuse. C’est un deuil car, dans le pardon, nous avons quelque chose à perdre »[26].

3. Le pardon ouvre sur un avenir.

Dans les pages qu’elle consacre à l’homme d’actions et de paroles, Hannah Arendt revient sur la formule du Pater « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». Comment la vie serait-elle possible si nous n’étions pas capables de nous pardonner les offenses que chacun peut faire à son prochain ? C’est pourquoi Arendt fait du pardon la catégorie politique fondamentale, sans laquelle le vivre-ensemble serait impossible. Ainsi, insiste-t-elle, ce n’est pas parce que cette parole vient des Evangiles qu’il faut la prendre à la légère[27].

L’analyse de l’action conduit Arendt à reconnaître le caractère fragile des rapports humains. Si l’action apparaît ainsi comme la catégorie à travers laquelle l’homme se découvre comme « être capable », il ne faut pourtant pas oublier que cette puissance d’agir comprend une impuissance spécifique. La capacité de se désigner soi-même comme l’auteur de ses propres actions s’inscrit en effet dans un contexte d’interaction où l’autre figure soit comme antagoniste, soit comme mon adjuvant, dans des relations oscillant entre le conflit et l’interaction. Il n’ y a d’action que dans le cadre d’une communauté d’acteurs et de parleurs. L’homme ne peut agir que dans le contexte d’une telle communauté. Toute action entraîne par conséquent des réactions en chaîne. Il y a un choc en retour qu’on reçoit de ses propres actions. L’action a une « extraordinaire faculté de rebondissement », une « propagation à l’infini » qui la rend insaisissable. C’est ce que Arendt appelle « infinitude de l’action » qui interdit de rêver une « puissance d’agir » souveraine, une « maîtrise » de l’histoire. On peut dire, à la suite de Wilhelm Schapp, que les hommes sont toujours « empêtrés dans des histoires » qu’ils initient, au sens où ils en sont les agents et les patients[28]..

Le pardon reste ainsi une mémoire qui n’est plus l’interminable ressassement du passé, mais la mémoire d’une promesse, d’un « désormais tout sera autrement », qui permet d’ouvrir un avenir, de repartir.

Les faiblesses des affaires humaines se résument en deux mots : l’irréversibilité et l’imprévisibilité. Nos actions et nos paroles nous échappent. Arendt introduit alors deux notions insolites en politique, le pardon et la promesse. « Ces deux facultés, écrit-elle, vont de pair : celle du pardon sert à supprimer les actes du passé, dont les ‘fautes’ sont suspendues comme l’épée de Damoclès au-dessus de chaque génération nouvelle ; l’autre, qui consiste à se lier par des promesses, sert à disposer, dans cet océan d’incertitudes qu’est l’avenir par définition, des îlots de sécurité sans lesquels aucune continuité, sans même parler de durée, ne serait possible dans les relations des hommes entre eux. »[29]

Le pardon reste ainsi une mémoire qui n’est plus l’interminable ressassement du passé, mais la mémoire d’une promesse, d’un « désormais tout sera autrement », qui permet d’ouvrir un avenir, de repartir. Nos actions commises sont irréversibles ; le pardon n’entend pas nier l’irréversible ; mais il le combat, délivrant ainsi l’homme de la fatalité à laquelle le vouent ses actes du passé. Le pouvoir de pardonner est alors, comme le dit Arendt, ce qui révèle dans l’action une faculté de faire des miracles, d’ouvrir des possibles qui semblaient morts. Le travail du pardon va au-delà du travail du deuil.

Dans une perspective chrétienne, la parole du Christ à la femme adultère, « Va et désormais ne pèche plus » (
Jn
8, 11) prend ici tout son sens : le pardon de Dieu, ce Dieu riche en miséricorde, est libération, délivrance, re-création ; elle offre une possibilité nouvelle à l’autre, lui donne la chance de pouvoir renaître en effaçant les chaînes du passé. Quoi qu’il arrive, quoi que nous fassions, Dieu est toujours prêt à nous redonner une chance, à nous relancer dans la vie, à offrir une vie nouvelle, à nous ouvrir un chemin de vie. Avec lui, l’avenir est toujours possible, ouvert ; parce qu’il ne nous enferme pas dans notre passé.

Prolongeant la méditation de Dieu riche en miséricorde de Jean-Paul II, Jean Delumeau rappelle que la notion de pardon reste certainement la plus grande valeur spirituelle du christianisme. Chrétiens, nous sommes payés, écrit-il, pour ne pas abdiquer du pardon : « On ne dira jamais assez la nécessité du pardon. Il redonne joie et liberté à ceux qu’accablait le poids de leur culpabilité. Pardonner ne signifie ni l’oubli d’une faute ni l’acquiescement à celle-ci. Mais c’est un geste de confiance à l’égard d’un être humain ; c’est un ‘oui ‘ à notre frère. »[30] Il délie véritablement l’agent de son acte, lui donne la chance d’une nouvelle existence, ouverte sur l’avenir. Sous le signe du pardon, le coupable peut s’entendre dire : « Tu vaux mieux que tes actes. »[31]

On ne saurait donc assez souligner l’actualité du pardon, voire sa nécessité pour l’humanité, si nous voulons que demain soit possible. Croyants chrétiens, nous ne devons pas baisser les bras devant la conspiration du silence qui entoure actuellement, pour diverses raisons, le mot et la réalité du pardon. Selon la belle expression de Jean Delumeau, le pardon « constitue le seul trait d’union possible entre les hommes et entre les hommes et Dieu. Il est salut et espérance. L’arc-en-ciel entre Dieu et les hommes, c’est le pardon »[32].

Oswald Lusenge Linalyogha
Augustin de l’Assomption
(RD du Congo)

 

Augustin aujourd'hui
Mariage orthodoxe et principe de miséricorde, par Zoé VANDERMERSCH – Le Dieu miséricordieux dans l’islam, par par Jean-Marie GAUDEUL

Mariage orthodoxe et principe de miséricorde, par Zoé VANDERMERSCH

Mariage orthodoxe et principe de miséricorde

Il est bien connu que l’Eglise orthodoxe tolère un remariage après un divorce, selon le principe dit « de miséricorde ». Certains théologiens et certains pasteurs dans l’Eglise catholique se penchent sur la conception orthodoxe du mariage et sur ce principe pour trouver une solution à ce qu’on pourrait appeler la « question des divorcés remariés ». Après avoir évoqué rapidement la situation des divorcés remariés dans l’Eglise catholique, nous rappellerons la conception orthodoxe du mariage, puis nous définirons la notion d’ « économie » qui fonde le principe de miséricorde en théologie orthodoxe. Nous verrons alors comment ce principe est appliqué dans les questions de mariage et quelle forme prend le rite de bénédiction d’une seconde union.

L’Eglise catholique et les personnes divorcées remariées

La question des personnes divorcées remariées reste une question très douloureuse, très délicate, voire tabou dans l’Eglise catholique. Les personnes divorcées remariées ne sont certes pas exclues de l’Eglise, comme le rappelle Benoît XVI dans Sacramentum Caritatis au n°29, mais elles sont écartées de la table de la communion, de certaines responsabilités ecclésiales, du sacrement de pénitence et une personne non baptisée ne peut l’être si son conjoint ou sa conjointe est divorcé(e), tout cela à moins que le nouveau couple décide de vivre « comme frères et sœurs », « dans une continence parfaite ». Cette discipline s’appuie sur le caractère indissoluble du mariage chrétien, image de l’alliance éternelle entre le Christ et l’Eglise : « Si les divorcés sont remariés, ils se trouvent dans une situation qui contrevient objectivement à la loi de Dieu. ».[1] Comment des personnes exclues de l’Eucharistie, « source et sommet de la vie chrétienne », exclues du baptême et du sacrement de la réconciliation peuvent-elles vraiment se sentir accueillies, écoutées, comprises, pleinement intégrées ? Il est facile de comprendre qu’elles se sentent bien souvent littéralement « excommuniées », et, en tout cas, jugées. Quand on regarde les statistiques du divorce dans nos sociétés, on perçoit à quel point la question des divorcés remariés est aiguë. De nombreux prêtres, évêques et théologiens se sont penchés sur cette question brûlante, pris de compassion pour tant d’hommes et de femmes blessés, et ont cherché des solutions pour maintenir à la fois l’indissolubilité du mariage et la manifestation de la miséricorde de Dieu envers ses enfants. Plusieurs d’entre eux se sont tournés vers la théologie orthodoxe pour ce faire : ils pensent qu’elle pourrait inspirer sainement la pratique de l’Eglise catholique. Qu’en est-il exactement ?

Le mariage dans la théologie orthodoxe

Olivier Clément, théologien orthodoxe récemment disparu, nous donne quelques fondements théologiques et spirituels concernant le mariage et plus largement la sexualité[2] : « Dans la théologie et la spiritualité orthodoxes, les approches de la sexualité sont complexes. D’une part s’imposent les paroles de re-création du Christ reprenant le texte de la Genèse sur l’homme et la femme qui, s’arrachant à la lignée, iront l’un vers l’autre comme deux personnes pour devenir une seule chair (Gn 2, 24 ; Mt 19, 5-6 ; aussi 1 Co 6, 16 ; Ep 5,31). S’impose aussi la parole de Paul, midrasch chrétien du Cantique des Cantiques, sur le mariage comme symbole de l’union du Christ et de l’Eglise. Le mariage est donc, comme l’a écrit saint Jean Chrysostome, le « sacrement de l’amour » et la sexualité trouve son sens en perdant son autonomie dans la rencontre fidèle de deux personnes, rencontre dont elle devient le langage. La tradition, comme en Occident, insiste sur la fécondité nécessaire du mariage, sans y voir cependant la justification de celui-ci : à Byzance, le mariage des eunuques était autorisé! La thématique du péché originel lié à la sexualité est absente de l’Orient chrétien : l’homme ne naît pas coupable, il naît pour mourir et c’est cette finitude close qui, barrant l’instinct d’éternité de l’image de Dieu en lui, suscite conduites de fuite et déviances. Or, en Christ, la mort est vaincue, la vie surabonde, l’homme naît pour vivre à jamais et c’est pourquoi le rite magnifique du mariage apparaît comme une immense bénédiction de la vie. Cette positivité de la nuptialité explique que l’Eglise ancienne, en Orient comme en Occident, puis l’Eglise orthodoxe jusqu’à aujourd’hui, ait ordonné et ordonne au sacerdoce des hommes mariés. » Ainsi, comme chez les catholiques, le mariage est, dans la perspective orthodoxe, un sacrement et il est également indissoluble, en vertu de l’alliance éternelle du Christ et de l’Eglise dont il est l’image.

Le principe d’économie

Le moraliste Bernhard Häring explique, dans son livre Plaidoyer pour les divorcés remariés, la spiritualité et la pratique de « l’économie » (en grec oikonomia ) chez les orthodoxes.[3] Il la définit ainsi : « Ensemble du projet de Dieu pour le monde qu’il veut mener au salut en bon Père de famille qu’il est. » Selon lui, cette spiritualité se caractérise par « la louange rendue à l’‘administrateur’ très miséricordieux de l’Eglise » ; « la foi au Bon Pasteur », qui n’hésite pas à partir à la recherche de la brebis perdue ; une « foi débordante de confiance dans l’Esprit Saint » et « une foi inébranlable dans la vocation de tous à la sainteté ». Pour B. Häring, l’oikonomia laisse une grande place à cette parole du Christ : « Le sabbat a été fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat » (Mc 2, 27). Autrement dit, « la loi et les préceptes sont pour le bien de l’homme, et non l’homme pour les préceptes comme tels »[4]. Ainsi, « ce principe d’économie, spécifique à l’Église orthodoxe, (…) se veut une image de la miséricorde divine »[5].

Pratique de l’oikonomia concernant le mariage

Selon B. Häring[6], les orthodoxes prennent en compte le concept de « ‘mort morale’ d’un mariage » : « on considère qu’il y a mort morale quand le mariage en question ne laisse plus rien apparaître du caractère salvifique qu’il devrait avoir ; plus encore, quand la vie commune peut être préjudiciable au salut et à l’intégrité de l’un des conjoints. (…) La mort morale n’est diagnostiquée – dans la perspective économique – que lorsqu’il n’est plus possible d’espérer, au vu de la réalité, un nouveau réveil de ce mariage sur le plan économique salvifique. Dans cette perspective, on n’imagine donc pas l’hypothèse d’un second mariage à la hâte. On demande un temps de recueillement, un intervalle pour guérir les blessures ». Un temps de deuil et de pénitence est donc requis. Jean Meyendorff, théologien orthodoxe, précise que depuis saint Basile le Grand (mort en 379), « les personnes qui contractent un second mariage, après veuvage ou divorce, doivent subir une pénitence, c’est-à-dire s’abstenir de la communion pendant un ou deux ans. »[7] Ce temps dure au moins deux ans si une faute éventuelle de la personne n’est pas exclue, selon B. Häring, qui fait remarquer « la dimension thérapeutique de la spiritualité de l’Eglise orientale » : « Qui a perdu son conjoint par mort morale a besoin d’une plus grande compassion, et cette compassion ne doit pas dispenser d’aider éventuellement la personne concernée à reconnaître, face à soi-même et à Dieu, un manque personnel dont il faudrait tirer des leçons. »[8] B. Häring précise aussi qu’une grave maladie psychique de l’un des conjoints peut être un cas de « mort morale » du mariage, dès lors qu’il a été discerné avec grande prudence que cette maladie rendait ce mariage impossible en tant que « relation inter-humaine salutaire ».

L’analyse de B. Häring rejoint les explications de J. Meyendorff, qui s’exprime, lui, en termes d’ « erreur » et de « seconde chance » : « En tant que sacrement, le mariage n’est pas un acte magique, mais un don de la grâce. Les partenaires, étant des êtres humains, peuvent avoir fait une erreur en sollicitant la grâce du mariage, alors qu’ils n’étaient pas prêts pour la recevoir ; ou bien ils peuvent être incapables de faire fructifier cette grâce. Dans ces cas, l’Eglise peut admettre que la grâce n’a pas été « reçue », accepter la séparation et permettre le remariage. Mais, bien évidemment, elle n’encourage jamais les remariages – nous avons vu cela même pour les veuves – à cause du caractère éternel du lien matrimonial ; mais elle les tolère seulement lorsque, dans des cas concrets, ils apparaissent comme la meilleure solution pour un individu donné. »[9] Ces remariages ne sont pas sacramentels, comme l’explique également Olivier Clément dans le livre d’Armand Le Bourgeois.[10]

La bénédiction du second mariage dans l’esprit de l’oikonomia

B. Häring évoque le rite par lequel est bénie une seconde union dans les Eglises orthodoxes : « Cette seconde bénédiction n’est pas comme la première une cérémonie entièrement dominée par la joie des noces, elle commence un peu comme une cérémonie pénitentielle en rappelant avec peine l’échec du premier mariage. L’accent retombe alors sur la magnanimité de Dieu et sa miséricorde. Evidemment, on n’insiste pas sur un droit, mais sur le fait qu’il faut rendre grâce à Dieu pour sa bonté et l’économie salvifique qui ne veut que le salut et le bien de l’homme. Et on prie explicitement pour le don de la paix qui vient d’en haut. »[11] Cela est confirmé par Jean Meyendorff, qui décrit l’ « ordo d’un second mariage » comme « une sorte de courte extension de l’office des fiançailles », complètement différent du rite normal : « la longue ‘prière des anneaux’ est remplacée par une prière de supplication pénitentielle demandant ‘l’oubli des transgressions’, la purification, le pardon. Les personnages bibliques mentionnés ne sont pas les couples pleins de gloire de l’Ancien Testament, mais Rahab, la prostituée (Josué 2, 1-24, Hébreux 11, 31 et Jacques 2, 25), le Pharisien et le Publicain (Luc 18, 10-14) et le Bon Larron (Luc 23, 40-43) : tous trois reçoivent de Dieu le pardon à cause de leur foi et de leur repentir. Une deuxième prière indique que les fiancés ont été ‘incapables de supporter la chaleur du jour et le désir brûlant de la chair’ et que, pour cette raison, ils ont décidé d’accepter ‘le lien d’un second mariage’. Sans procession vers le centre de l’église (donc sans Eucharistie), ni nouveau commencement, le couronnement est alors accompli et ne comporte que la troisième et très courte prière de l’ordo normal. »[12]

Conclusion

Ainsi, nous avons vu que l’Eglise catholique, tout en affirmant l’appartenance des divorcés remariés à l’Eglise et en leur assurant une « attention spéciale » (Benoît XVI), leur refuse les sacrements. Au contraire, l’Eglise orthodoxe, au nom du principe de l’oikonomia, selon lequel la miséricorde prime sur la rigueur en vue du salut des personnes, tolère une deuxième ou une troisième union, lorsque le précédent mariage est en quelque sorte « mort » moralement. Sans encourager la nouvelle union, elle l’accepte et la bénit, au cours d’un rite spécifique, à la tonalité fortement pénitentielle. Beaucoup de catholiques souhaitent que la théologie et la pratique des Eglises orientales puissent inspirer celles de leur Eglise. Ainsi, par exemple, le Père Henri Denis, au colloque « Chrétiens divorcés » de Valpré, a fortement plaidé pour une réintégration sacramentelle, qui passerait par « une célébration pénitentielle » et des « conditions claires de réintégration » telles qu’« un temps d’épreuve de la fidélité du nouveau couple » ; une « justice » vis-à-vis des enfants et du conjoint de l’union antérieure ; le baptême ou en tout cas l’éducation religieuse des enfants nés de la nouvelle union ; une participation à la vie ecclésiale)[13]. On peut aussi citer Mgr Armand Le Bourgeois, fervent défenseur de la cause des divorcés depuis 1973 : « Si nos frères d’Orient, dans le respect de la parole de Dieu et l’analyse plus fine de l’action de l’Esprit, ont trouvé le moyen de sauvegarder à la fois la grandeur du mariage chrétien et la participation effective des divorcés remariés à la vie de l’Eglise, pourquoi ne pourrions-nous pas nous enrichir de cette longue expérience, d’autant plus qu’elle fut celle de notre Eglise pendant les premiers siècles. »[14]

Zoé VANDERMERSCH
Oblate de l’Assomption
Segré

[1] Cf. Catéchisme de l’Eglise catholique n° 2384 et 1650.
[2] Revue Contacts, vol. 42, n°150 (1990). Propos repris sur le site www.orthodoxa.org
[3] Plaidoyer pour les divorcés remariés, Cerf, 1995, chapitre III, p. 45-60.
[4] ibid. p. 48.
[5] Nicolas Senèze, « L’Eglise orthodoxe applique le principe de miséricorde », La Croix, 11 avril 2008.
[6] Op. Cit. p. 51sq.
[7] Le mariage dans la perspective orthodoxe, YMCA-Press / O.E.I.L., 1986, p. 59.
[8] Op. Cit., p. 53.
[9] Le mariage dans la perspective orthodoxe, YMCA-Press / O.E.I.L., 1986, p. 78.
[10] Mgr Armand Le Bourgeois, Divorcés remariés, mes frères, Desclée de Brouwer, 1998, p. 100 ss.
[11] Plaidoyer pour les divorcés remariés, Cerf, 1995, chapitre III, p.57-58.
[12] Le mariage dans la perspective orthodoxe, YMCA-Press / O.E.I.L., 1986, p. 78 Le mariage dans la perspective orthodoxe, YMCA-Press / O.E.I.L., 1986, p. 61.
[13] Cité dans Guy de Lachaux, Accueillir les divorcés : l’Evangile nous presse, Les Editions de l’Atelier, 2007, p. 65-66.
[14] Mgr Armand Le Bourgeois, Divorcés remariés, mes frères, Desclée de Brouwer, 1998, p. 76.

Le Dieu miséricordieux dans l’islam, par par Jean-Marie GAUDEUL

Il suffit d’ouvrir le Coran pour découvrir l’importance attachée par l’islam à la miséricorde divine. Dès les premiers mots, nous entendons que Dieu y est invoqué comme le Compatissant, le Miséricordieux. Il est vrai que Dieu est aussi décrit comme le Très-Haut, le Tout-Puissant, le Vivant, le Créateur, Celui vers qui nous retournons tous et qui sera notre Juge.

Le Croyant musulman aime à méditer sur l’un ou l’autre de ces Noms divins au gré de ses préoccupations et de ses soucis. S’il faut résumer, au risque de trop simplifier, deux perspectives semblent attirer l’attention de tous : de par sa fréquence dans les prières et les rites, la miséricorde occupe une position très centrale dans la doctrine islamique. Mais la foi dans la résurrection des morts et le dernier jugement n’est jamais absente de la conscience et incite le croyant à éviter le mal et à pratiquer le bien tout au long de sa vie.

Comme dans le christianisme, le climat dans lequel vit le croyant peut varier considérablement selon que l’une ou l’autre de ces deux polarités domine. La pensée du jugement peut conduire à une certaine peur et à une vie dominée par la Loi avec tout ce que cela peut entraîner : légalisme, pharisaïsme, tendance à juger le prochain en fonction de son respect des règles, etc. Mais le rappel constant de la miséricorde permet d’entrevoir une autre profondeur au projet de Dieu sur le monde.

En effet, quand l’islam dit que Dieu est Rahmân (miséricordieux) ou Rahîm (compatissant), le mot signifie, littéralement, Celui qui a des entrailles maternelles (rihm). L’expression fait donc implicitement référence à l’amour d’une mère. On dit même que Mohammed désignant une mère qui tenait son enfant dans ses bras, commenta en disant que Dieu est bien plus aimant encore.

Sans doute est-ce cette notion de Rahma (miséricorde) qui se rapproche le plus du concept chrétien de Dieu Amour. La doctrine musulmane souligne que si cette Rahma se manifeste par bien des attributs divins (les Beaux Noms), cette notion de Rahma en est leur base : la Création est un acte de miséricorde de Dieu. Une tradition rapporte une parole de Dieu disant : « J’étais un trésor caché et j’ai aimé être connu, aussi ai-je créé le monde », si bien que les créatures sont, en un certain sens, des théophanies de Dieu et « Dieu aime ses théophanies ».

Une autre tradition rapporte que Dieu a inscrit sur son trône la devise qui dirige ses décisions et qui dit, simplement : « Ma miséricorde sera toujours plus forte que ma colère », laissant comprendre que le pardon l’emporte toujours sur le châtiment.

Un grand nombre de ces traditions, d’ailleurs, souligne l’amour de réciprocité qui existe entre le vrai croyant, humble et pauvre devant son Dieu, et Dieu lui-même qui le considère comme son ami (walî).[1] Les musulmans aiment à retrouver cette intimité entre Dieu et Mohammed, que le Coran dit envoyé comme une rahma, miséricorde, de Dieu (Cor. 21,107).

Le Coran (5,54) parle aussi du plan de Dieu qui veut se susciter un peuple que Dieu aime et qui l’aime – Dieu étant l’Aimant et l’Aimé.

Tous ces éléments peuvent être ruminés, médités par les croyants et changer leur climat de vie. La rencontre de chrétiens qui vivent réellement de la révélation que « Dieu a tant aimé le monde qu’il a envoyé son Fils, non pas pour condamner le monde mais pour le sauver » (Jn 3,16-17) peut apporter une confirmation extérieure à cette méditation.

Le texte que nous citons ici nous montre comment cette contemplation de la miséricorde peut féconder le ministère d’un de ces aumôniers de prison musulmans qui commencent à visiter les prisons de France :

Ce vendredi, comme tous les vendredis après midi, j’avais rendez-vous à la maison d’arrêt avec des prisonniers musulmans. Au cours de cette rencontre qu’ils attendent toujours avec impatience, on lit ensemble quelques sourates (Chapitres) du Coran. On répète des invocations que le musulman est sensé dire le matin au moment de se lever et le soir avant de dormir pour apprendre à vivre dans le souvenir du Très Miséricordieux. C’est ce que nous a appris le prophète Mohamed (Psl) et c’est ce que faisait le père des prophètes Ibrâhîm (Psl). L’« ami fidèle de Dieu » répétait constamment :

« Gloire à Dieu quand vous parvenez au soir et lorsque vous accueillez le matin et à Lui la louange dans les cieux et sur la terre au cœur de la nuit et de la journée » (Coran 30,17-18).

Après ces lectures des textes fondateurs de l’islam, nous étudions un sujet qui a trait à la Foi, la spiritualité ou la pratique du culte musulman. Ce jour là, j’ai traité un sujet particulièrement important : « les obstacles à la repentance ». Je parlai du cœur et de ses maladies, de l’âme (nafs) et de ses tentations, de la nécessité de la repentance…

Il me fixait de son regard. Il dévorait chacune de mes paroles. De temps en temps, il fermait les yeux, baissait la tête et quand il la relevait, je voyais ses yeux en larmes.

A la fin de mon intervention, comme d’habitude, je réserve 30 minutes aux questions. Il ne parlait pas, visiblement très touché par mon discours qui trouvait écho dans son cœur. Il était enfoui dans ses pensées quand je lui dis : « Tu as peut être des choses à nous dire »

– « Vous êtes cruel », me dit-il.

– « Pourquoi ? » lui répondis-je.

– « Vous avez décrit l’homme que je m’efforce d’être sans y arriver »

– « Je veux faire la prière 5 fois par jour mais parfois, souvent je n’y arrive pas. Je veux lire le coran tous les jours, ce n’est pas facile »

– « Je veux être un bon musulman, un modèle dans la société, c’est très dur »,

– « Je veux être auprès de ceux qui souffrent, les pauvres, les nécessiteux… mais c’est moi-même qui a besoin d’aide ».

– « Je passe mes nuits en pleurs pour ce que j’ai fait, pour ce que je suis devenu et parce que je ne vois pas le bout du tunnel. Je ne vois que du noir, que du brouillard et je ne trouve personne pour m’éclairer et m’aider à m’en sortir ».

Touché en mon for intérieur par ces cris du cœur, je ne savais vraiment pas quoi dire… et pourtant il attendait une réponse. « Il y a Dieu » lui dis-je mollement, discrètement.

« Heureusement, il ne me reste que Lui » me répondit-il.

Et je poursuivis : « Vous savez, ce n’est jamais simple pour tout le monde et moi-même, je ressens souvent les mêmes sentiments que vous venez d’exprimer »

« Sauf que vous avez une famille, des amis, un travail… et le soir lorsque vous revenez chez vous, vous avez peut-être des enfants qui vous disent « papa je t’aime » » me dit-il.

« Moi, à trente ans à peine, je sens que ma vie est derrière moi, je n’ai rien de tout cela. »

« Et le plus dur, c’est le soir, à la tombée de la nuit, il n y a personne pour me dire : je t’aime. Ça aide beaucoup, vous savez. »

Que dire après tout cela ? Comment répondre ?

J’étais vraiment mal. Et soudain, chargé d’émotion, je pris conscience que mon malaise était justement une réponse à toutes ses questionnements :

« Vous savez, toutes les larmes que vous versez le soir, c’est une preuve que Dieu vous Aime. Vous ne pouvez pas imaginer la chance que vous avez. Il y a des personnes qui ne prient pas, qui ne lisent pas le Coran, qui vivent très loin de Dieu, qui font beaucoup de mal autour d’eux et qui ne versent aucune larme », lui dis-je

« Dieu est avec toi, Il t’écoute, Il t’accompagne, Il sait les souffrances de ton cœur. Parle-Lui le soir dans le silence de la nuit. Dialogue avec Lui. Cherche-Le et tu le verras, très proche, plus proche de toi que ta veine jugulaire. Apprends à dialoguer ave Lui et à te souvenir de Lui pour apaiser ton cœur :

« N’est ce pas au souvenir de Dieu que s’apaisent les cœurs » (Coran 13,28).

Il est la lumière des Cieux et de la terre.

Il est proche de ceux qui se rapprochent. Ne l’oublie jamais pas comme il ne faut pas oublier les paroles du prophète (Psl) :

« …Si tu demandes, demande à Dieu et si tu cherches une aide, demande l’aide de Dieu… ». (hadith rapporté par At-Tirmidhi).

« Souviens toi de Dieu dans l’aisance, Il se souviendra de toi dans la peine ». (hadith rapporté par Ibn Abbâss)

Il me lance un très beau sourire et me dit : « merci ». Son visage s’illumine… mais pour combien de temps.

Sur le chemin du retour à Lyon, j’écoutai sur radio « Salam » un spot publicitaire : « l’association X organise une conférence en présence du Cheikh Y ». « Une de plus… », me suis-je dit. Il y aura certainement beaucoup de monde à cette conférence et les organisateurs seraient fiers encore une fois de leur exploit. Pendant ce temps, nos enfants souffrent en silence sans que personne ne s’en offusque… mais de tout cela, il ne faut pas parler. N’est ce pas ?

Lorsque j’arrive à la mosquée, le muezzin avait déjà fait l’appel à la prière du Maghreb (le coucher du Soleil). Ce jour là, l’imam avait récité le verset 2,186 du Coran :

« Et quand Mes serviteurs t’interrogent à Mon propos, alors Je suis tout proche ; Je réponds à l’appel de celui qui M’appelle quand il m’appelle. Qu’ils répondent à Mon appel, et qu’ils croient en Moi, afin qu’ils soient bien guidés. »

En rentrant chez moi, ma petite fille m’attendait. Elle me serre très fort dans ses bras et me dit : « Papa, je t’aime ».[2]

Ces quelques lignes nous avertissent d’éviter le schématisme d’une approche qui voudrait opposer le Dieu d’amour des chrétiens et le Dieu-Juge de l’islam. Notre Dieu à tous est un Dieu vivant qui agit constamment dans le cœur des uns et des autres pour leur dire son amour de Père. Sa compassion franchit tous les barrages que nos dogmes et surtout nos classifications dresseraient entre sa miséricorde et notre besoin d’être aimés de Lui.

Jean-.Marie GAUDEUL
(Missionnaire d’Afrique)
Ancien secrétaire du SRI (Secrétariat des Relations avec l’Islam)

Bibliographie

Saint Augustin, Homélies sur la première épître de saint Jean. Traduction de Jeanne Lemouzy. Introduction et notes de Daniel Didelberg. BA 76. Paris,  Institut d’Etudes Augustiniennes. 2008, 544 pages. Texte latin, excellente traduction. Un éloge de la charité, dont on connaît au moins  le fameux : Aime, et fais ce que tu veux !

Saint Augustin, Les Aveux. Nouvelle traduction des Confessions par Frédéric Boyer.
Paris, P.O.L. 410 pages. Texte français seul. Souci de modernité, mais des choix surprenants. Si le titre, « les aveux », nous évite le confessionnal, il nous conduit au tribunal !

Saint Augustin et la Bible, édité par  Gérard Nauroy et  Marie-Anne Vannier. Actes du colloque de l’université Paul Verlaine-Metz (7-8 avril 2005). Peter Lang, 350 pages, 63 €. La Bible est sa « demeure spirituelle », disait G. Madec. Pour bien lire, il faut aimer l’auteur, recourir à des maîtres compétents. Si on l’aborde en ennemi, il ne faut pas s’étonner de n’y rien comprendre.

Jean-Luc Marion,  Au lieu de  soi. Approche de Saint  Augustin. Coll. Epiméthée. PUF, 445 pages. 35 €. Au Cogito cartésien s’oppose la confessio augustinienne, qui s’élargit d’emblée de l’ego initial vers Dieu et les autres. Une relecture brillante, difficile.

Jean-Louis Chrétien, La joie spacieuse. Essai sur la dilatation. Ed.de Minuit, 265 pages. 27 €. Excellent connaisseur d’Augustin, l’auteur, philosophe, se nourrit de sa pensée depuis longtemps. Son enquête s’étend d’Augustin à saint Bernard, de Thérèse d’Avila à Victor Hugo, Claudel, Michaux et autres. Belles méditations.

 La revue « Lumière et Vie » (n° 280, octobre-décembre 2008), 132 rue Vauban 69006 Lyon, consacre son dossier à Augustin. Contributions de L. Jerphagnon, M.A.Vannier, J.C. Eslin, M. Neusch, P. Marin, I. Bochet. Avec des encadrés de Mgr Teissier (Augustin de retour en Algérie), M. Lienhard (Luther et Augustin), A. Candiard (les Aveux). Un dossier substantiel.

Saint Augustin, sous la direction de Maxence Caron. Cerf, 660 pages, 35 €. Un ouvrage collectif, avec deux contributions anciennes de Joseph Ratzinger, sur le sens  de « confessio », ainsi que sur le sens de la Cité de Dieu : inédits en français. Une quinzaine d’autres études sur divers aspects d’Augustin. A tonalité philosophique.

M.N.