On m’a demandé de dire quelques mots pour témoigner de ce que nous célébrons ou commémorons aujourd’hui : les 49 ans des événements qui, selon nous, sont arrivés à Carlos Antonio et Raúl. Je vais brièvement vous expliquer le contexte. À cette époque, à l’Assomption, en Argentine, nous avions une maison de formation, appelée Olivos, où nous étions étudiants. Les plus âgés d’entre nous ont demandé à la congrégation d’aller former une petite communauté dans un milieu pauvre, car nous découvrions et voyions que la vie religieuse devait aussi être parmi les pauvres. C’est ainsi qu’après avoir expliqué un peu le projet, nous sommes partis tous les trois dans un quartier : Carlos Antonio, Paul Smulders (qui était belge) et moi-même. Nous étions trois à l’époque. Nous avons passé un an dans un quartier très modeste appelé Villa Tesei qui n’était pas un bidonville.

Le portrait de Carlos Antonio Di Pietro et Raúl Rodríguez.
C’était un milieu très populaire, très modeste. Nous y avons loué une maison et nous vivions dans une maison commune du quartier. Nous avons commencé à nous insérer dans la pastorale, à la chapelle, et nous nous sommes ainsi présentés aux habitants du quartier. Nous y sommes restés un an et demi, mais l’évêque du lieu nous a demandé de partir car il n’y avait pas de prêtre dans cette communauté. Nous étions tous religieux, certains ayant prononcé des vœux perpétuels, d’autres non. Nous sommes donc partis discrètement dans un autre quartier appelé La Manuelita, sans demander la permission. Nous nous sommes installés près du Colegio Máximo, qui était la faculté de théologie des jésuites. Carlos Antonio et Raúl y étudiaient, et à cette époque, Bergoglio était le provincial ; les jésuites étaient à quelques pâtés de maisons.
Nous collaborions avec la pastorale des jésuites, car la chapelle et la pastorale, appartenaient aux jésuites. Nous n’avons jamais pris une telle responsabilité pastorale, mais nous collaborions à la chapelle. Puis, avec le temps, le père Jorge Adur et le frère Raúl sont arrivés, et nous sommes devenus une communauté de quatre personnes. Paul Smulders s’était retiré et est devenu jésuite par la suite. L’idée consistait à être parmi les gens.
Le contexte social et politique était celui d’une dictature. Dans les années 70, l’Argentine a connu une vague de violence très forte, tant de la part de la gauche que de la droite. Les groupes guérilleros étaient très puissants, tant à droite qu’à gauche. Il y avait d’un côté l’Armée révolutionnaire du peuple, communiste trotskiste, violente, qui opérait dans le nord du pays. Et puis il y avait les Montoneros, l’autre groupe de guérilleros très puissant, qui était le plus proche du peuple, le plus nombreux, le plus actif, mais qui menait une guérilla urbaine. Tout le milieu était politisé, c’était comme ça !
La dictature arrive en mars 1976, une dictature qui se préparait depuis longtemps, qui renverse le gouvernement constitutionnel et prend tout le pouvoir. Elle déclenche une vague de répression très forte contre tout ce qui « sentait le communisme ». L’Église, qui comptait quelques membres dans les quartiers populaires, était considérée comme communiste. C’était ce qu’ils recherchaient. C’est ainsi qu’ils ont commencé à faire des prisonniers, à kidnapper et à faire disparaître, car telle était leur technique : kidnapper et faire disparaître. Les personnes n’allaient pas en prison et quelques-uns disparaissaient directement. Il y avait déjà eu de tels cas.
En 1975, au sanctuaire de Lourdes, Carlos Antonio et Raúl ont prononcé leurs vœux perpétuels, et le même jour, j’ai été ordonné diacre. Nous sommes retournés dans le quartier de La Manuelita. Nous étions là quand en mars 1976, le coup d’État militaire a eu lieu et la répression a commencé. Ils ont commencé à persécuter les membres de l’Église, en particulier ceux qui se trouvaient dans les quartiers populaires, les bidonvilles, etc. Il y avait aussi des religieuses et des prêtres, et ils ont commencé à kidnapper des jésuites qui ont ensuite réapparu.
Le 4 juin de cette année-là, à La Manuelita, un groupe de civils, mais militaires, comme on pouvait le voir à leurs vêtements, est apparu, a encerclé tout le pâté de maisons et notre maison, et est entré chez nous. Seuls Carlos Antonio et Raúl étaient présents. Ce que les voisins ont vu, c’est qu’après un certain temps, ils les ont emmenés et les ont fait monter dans une voiture. Et on ne les a plus jamais revus.
Que m’est-il arrivé ? Quelques jours auparavant, j’étais allé rendre visite à ma famille ; mon village se trouvait à 300 kilomètres d’ici. Or ce jour-là le 4 juin, je revenais justement avec un ami dans une camionnette. Mais près de Buenos Aires, nous avons eu un accident de voiture. Cela nous a retardés jusque vers 10h du soir, minuit. Et quand je suis arrivé, une voiture m’attendait et me faisait des appels de phares. Je me suis dit : « Que se passe-t-il ? » C’était un de mes frères qui avait appris la nouvelle. Il était venu me guetter, il ne savait pas par où j’allais arriver. Il m’a repéré et m’a dit : « Non, monte, monte, monte… »
Je ne savais pas ce qui s’était passé, il n’y avait pas de téléphone portable à l’époque. C’est là que j’ai appris ce qui s’était passé : ils avaient emmené Carlos et Raúl. Jorge Adur n’était pas non plus à la maison, mais c’était lui qui était recherché, donc il savait qu’il ne pouvait pas rester longtemps à la maison. À partir de ce moment-là, j’ai vécu dans la clandestinité pendant environ deux mois, chez différents amis et membres de ma famille. Je retrouvais le père Roberto Favre quelque part, dans un bar, dans une église, nous discutions, puis nous nous séparions. C’était comme ça, jusqu’à ce que j’apprenne que je n’étais pas recherché.
On m’a alors envoyé au Chili. Paradoxalement, c’était l’époque de la dictature de Pinochet, et j’ai été protégé par la dictature de Pinochet à ce moment-là. J’étais là-bas dans la communauté que nous avions avec Miguel Fuentealba, Ramón Gutiérrez, le père Julio Navarro, et le Chinois Tom est arrivé à ce moment-là. Je suis donc resté là-bas et je suis revenu pour être ordonné. Trois ans s’étaient écoulés et j’ai été ordonné à Lourdes (Santos Lugares, Argentine) en 1978. Nous avons toujours gardé le souvenir de Carlos et Raúl.
Lorsque la démocratie a été rétablie, le gouvernement a créé ce qu’on a appelé la Commission nationale des personnes disparues, qui a recensé tous les disparus, qui étaient au nombre de 8 000. Aujourd’hui, ce chiffre fait l’objet d’une manipulation politique. On a dit qu’il y en avait 30 000, mais ce n’était pas le cas. Il y avait 8 000 personnes enlevées et disparues. Je dis toujours : ce ne sont pas seulement des disparus ; ils ont été enlevés, disparus et tués. Ce fut probablement le cas pour Carlos et Raúl, d’après ce que nous avons appris, mais nous n’avons plus jamais entendu parler d’eux. Les corps n’ont jamais été retrouvés. Ils ont été emmenés dans une école de mécanique de la marine située tout près de San Román. C’est de là que partaient les « vols de la mort ». Les vols de la mort embarquaient les prisonniers, les emmenaient en mer et les jetaient à l’eau. Certains corps ont ensuite été retrouvés sur les plages, dévorés par les requins. Il y a même deux religieuses françaises qui ont été identifiées grâce à leur ADN et qui ont été enterrées. Leurs restes ont été retrouvés sur la plage. Peu à peu, on a appris qu’il y avait des fosses communes. Nous n’avons jamais eu de nouvelles de Carlos et Raúl, rien, aucune nouvelle.
Tout ce que nous avions, c’étaient des indices assez sûrs qu’ils se trouvaient à cet endroit. Les personnes interrogées ont parlé de nous. On leur a posé des questions sur nous, sur le père Adur, sur moi. En d’autres termes, ils savaient tout sur nous. La nouvelle qui m’est parvenue est qu’entre 1976 et 1980, il n’en restait plus aucun, ils avaient tous été tués. À cette époque, il y avait beaucoup d’endroits comme celui-ci où l’on kidnappait et faisait disparaître des gens. En fin de compte, ce projet de présence dans le quartier a été abandonné, il a pris fin et n’est jamais revenu à l’Assomption. C’est ainsi.
Nous, les Assomptionnistes, avons continué à essayer de créer des maisons de pastorale vocationnelle, car cette maison avait également pour but de rechercher des vocations. Nous avons donc fait différentes tentatives pour créer des maisons de formation, mais tout ce type d’engagement s’est ensuite essoufflé et s’est éteint.
Et nous en sommes restés là. De plus, la congrégation était déjà en train de se réduire. Nous avons cédé la paroisse et l’école San Martín de Tours. Ensuite, nous avons cédé la paroisse Las Mercedes et conservé San Román. Puis la maison d’Olivos, la maison de formation, a fermé. Aujourd’hui, il nous reste la maison du sanctuaire de Lourdes, la CIFA, les écoles San Román et ND de Lourdes. Ce sont les œuvres que nous avons. Nous gardons toujours en mémoire Carlos et Raúl. Nous nous souvenons toujours d’eux et nous nous présentons également devant l’État, devant la justice, pour réclamer des informations sur leur disparition, mais nous n’avons jamais obtenu aucune information, aucune réponse à ce sujet. Pour moi, ce sont donc clairement des martyrs ; ils sont morts à cause de leur générosité. Classiquement, le martyr meurt par amour de la foi, à cause de quelqu’un qui ne croit pas et qui déteste la foi chrétienne.
Ce n’était pas le cas ici. Tous les militaires étaient très catholiques. Ils étaient même soutenus par des évêques, des prêtres…, mais ils tuaient des gens de cette manière. Alors, qu’est-ce que c’était ? C’est une haine de la charité, une haine de l’engagement, une haine du don total de soi à l’autre. Carlos et Raúl n’ont jamais été engagés politiquement. Leur engagement était strictement évangélique.
Le cas d’Adur est différent. Le père Adur c’est autre chose. Le fait est que nous étions très touchés par le cas d’Adur, car il vivait avec nous.. Le père Adur était depuis un certain temps déjà engagé dans la direction nationale des Montoneros, cette guérilla. Il s’était caché dans un monastère et, grâce à la nonciature, il a pu s’échapper de là pour se rendre en France, où il s’est présenté en tenue ecclésiastique et militaire, en tant qu’aumônier militaire de l’organisation Montoneros.
Cela nous a causé beaucoup de problèmes ici. Nous avons dû expliquer à l’État, au gouvernement, que nous n’avions rien à voir avec cela. C’était la vérité. Mais tout est quand même resté très lié. Pour beaucoup de gens aujourd’hui, le père Adur est un héros. C’est aussi un martyr. Mais nous nous faisons la distinction. Carlos et Raúl sont clairement des martyrs. Le père Adur est un cas différent. Il n’a jamais cessé d’être religieux, il n’a jamais cessé d’être prêtre. Il n’avait pas de crise vocationnelle. C’était le genre d’engagement qu’il voyait à partir de sa foi, comprise de cette manière.
Puis, en 1980, il est revenu clandestinement et les militaires l’ont arrêté ici. Ils l’ont fusillé tout près d’ici, après l’avoir torturé et tout le reste. Il est mort lui aussi, en 1980.
Voilà donc le résultat. En résumé, nous avons des martyrs à l’Assomption, dans le contexte de l’Argentine. Pour moi, c’est une source de fécondité. Une fécondité aux yeux de Dieu. Nous n’avons pas de vocations autochtones, nous n’avons pas de vocations dans le pays. Il ne reste plus que deux Argentins. Ce n’est pas à regretter, mais quand Carlos et Raúl ont prononcé leurs vœux, nous étions 25. Maintenant, nous sommes deux. C’était l’Assomption en Argentine. Nous avons donc l’espoir que tout peut changer à tout moment. Et je ne prie pas pour Carlos et Raúl. Je prie Carlos et Raúl. Voilà, c’est tout.
4 juin 2025, Buenos Aires